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Reportage littéraire et "creative non-fiction" : quand la littérature s'empare du réel

Ce sont des textes qui racontent des évènements d'actualité, des faits de société : prostitution en Inde, guerre en Syrie ou dictature en Corée du Nord. Ni essais ni documentaires, ce sont de vrais objets littéraires : roman, poésie, récit de voyage. Que sont ces livres d'un nouveau genre, à quoi servent-ils, apportent-ils un regard différent sur l'actualité, la littérature a-t-elle à y gagner?
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Littérature et reportage
 (Laurence Houot / Culturebox)

Plusieurs textes sont parus récemment qui rendent compte d'une actualité brulante, dont les médias nous abreuvent quotidiennement. "Bombay baby" (Acte Sud), de l'indienne Sonia Falheiro, décrit la vie dans les dance bars de Bombay, et ausculte la violence de la société indienne à travers le portrait d'une danseuse et des personnages qui l'entourent. L'auteur, journaliste, a choisi la forme romanesque pour rendre compte de son enquête, cinq ans de travail, des centaines d'entretiens avec des danseuses, patrons de bars, hijras (transexuels indiens), serveurs,  policiers, patronnes de bordels, politiciens…

Quand la fiction dit mieux

Aucun journal auquel elle collabore habituellement, le New York Times notamment, n'a voulu publier son travail. Pas assez  "d'actualité", lui dit-on. Elle choisit donc une autre forme à son récit pour rendre compte de la réalité qu'elle a observée : le roman. "Bombay baby" raconte la vie de Leela, danseuse, et de ceux qui l'entourent, amies, amants, patron, famille. A travers elle, et la galerie de portraits qui l'accompagne, on découvre la violence de la société indienne, les viols, le racket, la corruption, mais aussi l'Inde riche, celle des quartiers huppés et  de Bollywood, glamour et romantique, dont rêvent toutes les filles. Ce livre a bien une forme littéraire : on y trouve des personnages, une intrigue, des rebondissements, une écriture. Une forme de récit qui donne un relief troublant aux faits entendus, vus, lus, depuis plusieurs mois dans la presse.

La poésie pour dire la guerre en Syrie

Autre partie du monde, autre forme littéraire : Maram al-Masri, poète d'origine syrienne, a choisi la poésie pour dire la guerre en Syrie. 45 poèmes rassembés dans "Elle va nue la liberté" (Editions Bruno Doucey). Depuis que la révolution a éclaté, Maram al-Masri, exilée à Paris, reçoit les images et les vidéos du conflit qui déchire son pays, postées sur Facebook ou YouTube, ces images abominables de guerre, usées, banalisées à force d'être livrées quotidiennement, privées de sens. Maram al-Masri se les approprie, en écrivant un poème pour chacune. Elle donne avec ses mots un visage à l'inconnu, une âme à ces hommes, ces femmes, ces enfants dont on ne connait que des instants de vie captés par les objectifs. Paradoxalement, c'est la poésie qui rend ces images au réel.

Poème 7
Oui, oui,
embrasse-le encore
et encore.
Oui, oui,
sens-le encore et encore
Oui, oui,
garde-le encore dans tes bras
comme si c'était la dernière fois...

Mais c'est la dernière fois
que tes lèvres vont le toucher,
la dernière fois que son odeur t'emplira,
la dernière fois que tes larmes sentiront
son corps chaud.

(Poème inspiré par une vidéo publiée sur Youtube, d'une mère qui pleure son fils mort. Attention, les images de cette vidéo peuvent heurter la sensibilité).

La littérature de voyage : une incursion en Corée du Nord

Dans la tradition de la littérature de voyage, avec "Nouilles froides à Pyong Yang" (Grasset), Jean-Luc Coatalem embarque le lecteur dans son périple en Corée du Nord. Interdit d'appareil photo ou de caméra, de téléphone portable, de MP3, le journaliste, rédacteur en chef adjoint à Géo, et son ami et improbable compagnon de voyage Clorynthe, explorent (bien encadrés) le pays le plus fermé du monde, déguisés en faux représentants d'une agence touristique. Dans ce journal de voyage, Jean-Luc Coatalem décrit avec humour et décalage toutes les pérégrinations des deux compères au pays des Kim. A travers les petits détails, les descriptions éberluées du narrateur, on découvre les dessous de ce pays déconnecté du monde. Coatalem s'inscrit dans une tradition des récits de voyage, de reportage au long cours, venant ainsi rejoindre la longue liste des écrivains et journalistes qui ont produit de tous temps une littérature de voyage : Albert Londres, Joseph Conrad, Cendrars, Malraux, Hemingway, Pierre Loti, Stevenson…

Dans la tradition du roman naturaliste

Depuis longtemps les écrivains anglo-saxons expérimentent ce genre, lui donnant le nom de "creative non-fiction". Truman Capote en est l'un des précurseurs avec son roman "De sang froid", "non-fiction novel" pour lequel il enquête pendant plusieurs années, s'immerge dans milieu où s'est déroulé le crime, interroge les deux assassins, et finit même par y perdre sa santé mentale… Dans son sillage, Tom Wolfe, Joan Didion ou Norman Mailer ont eux aussi écrit dans cette forme littéraire. Même si ce genre n'existe pas en tant que tel en France, c'est pourtant dans la littérature naturaliste du XIXe siècle qu'il trouve ses racines. Zola faisait-il autre chose que de la "creative non-fiction" quand il enquêtait dans les mines du Nord pour écrire Germinal ? En France aujourd'hui, ce mouvement n'a ni nom ni théoriciens, mais il est pourtant bien vivant : Emmanuel Carrère ("Limonov", "D'autres vies que la mienne") comme d'autres, s'attaquent à la description du monde dans lequel ils vivent, en choisissant de donner une forme littéraire à leurs récits.

Quand fiction et reportage se nourrissent l'un l'autre

Tous les écrivains puisent dans la réalité pour trouver matière à raconter, alors qu'est-ce qui différencie un roman fictionnel d'un roman non-fictionnel? La différence est peut-être de signifier que ce qui est raconté est réel, avec pour ambition première de l'éclairer. Pourquoi les écrivains d'aujourd'hui s'en emparent-ils? Dans un monde où les nouvelles circulent à toute vitesse, où une information en chasse une autre, où les images défilent dans un flux ininterrompu et bien souvent privé de sens, la littérature donne à voir le monde sans précipitation, dans une forme transfigurée mais juste. D'un autre côté, la renaissance d'une tradition littéraire avec une ambition humaniste et ouverte sur le monde compose une alternative à celle plus nombriliste de l'auto-fiction, parfois lassante quand l'auteur n'a pas le souffle de Marcel Proust…

Le festival Etonnants Voyageurs, qui se déroule du 18 au 20 mai  à Saint- Malo, propose de réfléchir à cette question lors d'une rencontre dimanche avec David Van Reybrouck, Noo Saro Wiwa, Gabi Martinez et Michel Le Bris.

Bombay baby Sonia Faleiro, reportage littéraire traduit de l'anglais par Eric Auzoux (Acte Sud - 298 pages - 23 euros).
Elle va nue la liberté Maram al-Masri, édition bilingue arabe/français (Editions Bruno Doucey - 128 pages - 15 euros).
Nouilles froides à Pyongyang Jean-Luc Coatalem (Grasset - 237 pages - 17,60 euros)

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