"Une bête au Paradis" : toute la brutalité du monde dans le dernier roman de Cécile Coulon, prix littéraire du Monde
La romancière a obtenu le prix littéraire du journal Le Monde pour "Une bête au paradis" (L'Iconoclaste), un roman tragique, sur la rudesse du monde et la noirceur de l'âme humaine.
Cécile Coulon était en lice face à neuf autres romanciers dont Léonora Miano et Jean-Paul Dubois, en lice pour le Goncourt ou encore Marie Darrieussecq. "L'oeuvre de Cécile Coulon s'est imposée lors de la dernière délibération", a indiqué le jury présidé par Jérôme Fenoglio, directeur du Monde et composé de journalistes du quotidien.
Une bête au paradis est dans les librairies depuis le 21 août. La romancière et poète, auteure d'une dizaine de romans (notamment Le Roi n’a pas sommeil en 2012, et de Trois saisons d'orage, prix des Libraires en 2017), poursuit avec ce nouveau livre son exploration du monde de la terre, sa beauté brutale, ses enfermements et sa difficile existence face à la force attractive et dévoratrice de la ville. Un roman sombre, qui fouille les affres de l'âme humaine en dressant des portraits de femmes puissantes mais claquemurées, et d'hommes dépassés par les évènements.
L'histoire : "Le Paradis", c'est le nom de la ferme exploitée par Émilienne, femme au fort et généreux caractère, qui élève seule ses deux petits-enfants, Blanche et Gabriel, orphelins depuis la mort de leurs parents dans un tragique accident de la route. Dans cette ferme, la vie se déroule en douceur, autant que se peut malgré les drames et la dureté du travail agricole. Ici on tue les poules et on dépèce les lapins, c'est comme ça. Au "Paradis", en plus des enfants, il y a Louis, un adolescent battu par son père recueilli par Émilienne après la mort des parents des enfants. "En quelques mois, Émilienne bâtit un homme utile", lui transmettant tout ce qu'il faut savoir sur les travaux de la ferme. Louis fait désormais "partie de cette maison".
"Un périmètre réduit"
Les enfants grandissent. Gabriel, enfant réservé, voire mutique, reste inconsolable de la disparition de ses parents. On verra plus tard que c'est lui qui s'en sortira finalement le mieux. Blanche au contraire, volontaire et pleine de vie, s'épanouit, sous l'œil pressant voire dérangeant de Louis, affolé par les transformations physiques de la jeune fille. C'est vers Alexandre, le beau gosse lumineux du village, que penche le cœur de Blanche. La jeune fille tombe amoureuse. Blanche et Alexandre perdent ensemble leur virginité à la ferme, pendant que dans la cour, on saigne le cochon. Une histoire démarre, qui dure jusqu'au jour où Alexandre annonce à Blanche qu'il veut partir étudier en ville.
La décision d'Alexandre brise son cœur. Attachée à sa terre, Blanche n'a jamais envisagé de quitter son "Paradis", qu'elle aime d'un "amour fou", imposé par les générations qui l'ont précédée. Il faut rester au Paradis, (affaire de terre et de lignée), mais désormais vivre sans son prince. La jeune fille se jette à corps perdu dans le travail à la ferme, restant néanmoins cantonnée dans "un périmètre réduit, ne franchissant jamais les frontières de son deuil", jusqu'à ce qu'un jour, sans prévenir, le bel Alexandre réapparaisse…
Crescendo jusqu'au final
Une bête au paradis est un roman sombre, dans lequel Cécile Coulon décrit deux mondes inconciliables : d'un côté le monde rural, sa beauté, son âpreté, sa brutalité et ses enfermements, de l'autre celui de la ville, brillant, superficiel, pervers, brossé en creux à travers le personnage d'Alexandre, le traître "à l'âme ambitieuse", qui a choisi l'autre camp. Ces deux mondes sont incarnés par les personnages : d'un côté Blanche, Émilienne, Louis, pleins de leur terre, odeurs de bestiaux et de sang, entièreté des sentiments, de l'autre Alexandre, grandi sans terre dans la tristesse d'une "petite maison sans âme, au milieu d'une rue déserte".
Construit classiquement par un enchaînement de chapitres dont les titres sont des verbes à l'infinitif ("Naître", "Risquer", "Revenir" …), le roman nous emmène néanmoins en crescendo et de manière assez subtile vers l'ahurissant dénouement, que l'on ne dévoilera évidemment pas.
Avec Une bête au paradis, son septième roman, Cécile Coulon creuse son sillon, celui de la terre et du monde rural, et brosse en même temps un portrait peu reluisant de l'âme humaine, peignant dans une langue charnelle aussi bien les corps, la terre, les bêtes, le désir ou les sentiments.
Une bête au Paradis, de Cécile Coulon (L'Iconoclaste – 352 pages – 18 euros)
Extrait :
"Les premiers jours, après le repos forcé, Émilienne lui avait demandé de venir quand elle tuait une poule pour le déjeuner ou dépeçait un lapin. Louis suivait sagement, enregistrant chacun de ses gestes, le coup de bâton sur la tête de la volaille dont on tord le cou, le roulement des doigts pour retourner la peau du lapin accroché au mur de la maison tête en bas, les plumes retirées une à une, les boyaux dans la casserole pour les cochons. Il regardait Émilienne comme un chat suit un oiseau derrière la fenêtre. Façonnée par les morts consécutives, elle levait sur lui les deux lueurs vertes de ses yeux, rayonnant de cette fermeté, de cette douceur dont il n'aurait su se défaire. Un jour en fin, elle le fixa longtemps, les mains grasses des boyaux de la poule décapitée sur un vieux journal dans la cuisine, puis dit, avec un vrai sourire, pas la moitié d'un sourire, pas un rictus, non, une large et profonde encoche :
- Tu fais partie de cette maison."
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