"Une douce lueur de malveillance": un thriller d'un genre nouveau, par Dan Chaon
Thriller
Dustin, qui avait jusque-là réussi à tenir à distance un passé douloureux, se trouve submergé par la panique, qui altère sa vision du monde. Il délaisse sa maison et ses fils et se jette à corps perdu dans une enquête menée par l'un de ses patients, un policier en congé longue maladie persuadé que la mort de plusieurs étudiants des universités des environs, non élucidées, sont le fait d'un même serial killer…Raconté comme ça, on pourrait croire que "Une douce lueur de bienveillance" est un thriller classique. Il n'en est rien. Car si l'auteur aime rappeler qu'il est un grand amateur de thrillers, de romans noirs, un "gros fan de Hitchcock" et de Patricia Highsmith, de Shirley Jackson, son 5e roman est bien un thriller, qui se lit la langue pendante, mais c'est aussi un modèle d'expérimentation narratrice, qui plonge le lecteur dans une aventure de lecture inédite.
"Il y a un gros travail de construction. J'avais envie qu'on voie les personnages évoluer, que la vérité ne soit pas celle d'un personnage, mais que la vérité soit répartie sur tous les protagonistes", expliquait Dan Chaon lors de la présentation de son livre en juillet.
Plastique du texte
Le romancier n'hésite pas à formaliser cette intention en juxtaposant les différentes versions d'un même moment vécu par les différents protagonistes, le texte partitionné en plusieurs colonnes. On passe de une, à deux, à trois, à quatre, à six colonnes.Matérialisées aussi les failles de la mémoire, les moments suspendus, les troubles de la pensée, la panique : des blancs dans le texte, des retours à la ligne posés sur des phrases inachevées, des cascades descendantes dans l'agencement des phrases dans les paragraphes.
Le romancier s'empare du texte, des mots, comme le plasticien s'empare de la matière. Le texte prend forme sous nos yeux, une forme qui serait ce que la communication non verbale est à la parole, comme si la forme du texte pouvait, au delà des mots, dire la vérité.
La face cachée de l'homme
"Il n'est pas douteux que l'homme (entendre l'humain) est, dans l'ensemble, moins bon qu'il ne s'imagine ou ne voudrait l'être. Et moins celle-ci est incorporée dans la vie consciente de l'individu plus elle est noire et dense", dit C.G. Jung, cité au cœur du roman.Dès lors que le présent se fissure, Dustin entame une enquête intérieure, qui jette un voile sur ses certitudes, modifie peu à peu l'image qu'il se fait de lui-même, de son rapport au passé, au monde et à la vérité. Quel genre d'enfant était-il ? Quels étaient ses rapports avec son frère adoptif ? Que s'est-il réellement passé le jour du meurtre ? Ce qu'il a vécu et ce qu'il vit aujourd'hui est-il réel ? Quel adulte est-il devenu ? Quel genre de père est-il ? "Une douce lueur de malveillance" est le récit d'un dévoilement, le chemin que parcourt un être pour regarder la vérité en face, se regarder en face, quitte à y laisser sa peau.
"Il me semble qu'on passe sa vie sur des petites îles de quelques petites choses dont on se souvient particulièrement, entourées par océan de choses dont on ne se souvient pas, ou mal, incertaines. Les souvenirs varient aussi selon les moments de la vie. Il suffit d'avoir assisté à un dîner où chacun a une interprétation différente de ce qui a eu lieu dans le passé. Ce livre est un livre sur les failles de la mémoire, sur la mémoire sélective, et aussi sur la manière dont les souvenirs changent selon les moments de notre vie", souligne le romancier.
La face cachée de l'Amérique
La quête de vérité, ou de véracité si l'on se place du côté du romancier, prend ici aussi la forme d'un dossier d'instruction, composé de textes de natures diverses, témoignages, échanges de SMS, coupures de journaux, citations, qui font cheminer le lecteur de plus en plus loin dans l'intimité d'un homme, dans les moindres retranchements de son être, et dans ses contradictions. Le titre du roman, qui sonne comme un oxymore, miel et acide mêlés, exprime bien cette idée."Une douce lueur de malveillance" est aussi un portrait noir de l'Amérique, un pays qui a construit son image en occultant sa face sombre. On pourrait citer Jung une fois encore, en changeant juste un mot "Il n'est pas douteux que l'Amérique est, dans l'ensemble, moins bonne qu'il ne s'imagine ou ne voudrait l'être"…
"Une douce lueur de malveillance" a été désigné comme l'un des meilleurs romans de l'année par le New York Times, le Washington Post, et le Los Angeles Times. Pas mieux. Le romancier américain est invité au Festival América, à Vincennes, du 20 au 23 septembre 2018.
"Une douce lueur de malveillance", Dan Chaon, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Hélène Fournier
(Albin Michel – 528 pages – 24.50 euros)
Extrait
J'étais assis dans la voiture de ta mère, en train de fumer un joint sur le parking du centre hospitalier, quand j'ai aperçu une volée de corbeaux dans un coin, près de la clôture. Ils devaient être une dizaine ou une vingtaine".
"Une douce lueur de malveillance", page 85
Ils se posaient, voletaient et puis se rassemblaient pour picorer quelque chose. Des détritus, des restes de nourriture de fast-food dispersés çà et là, un animal écrasé sur la route peut-être. Des extensions de cheveux ?
Et tout à coup : comment s'appelle cette sensation que l'on éprouve quand on est convaincu que le monde est condamné ? C'est une sensation physique, comme l'hypoglycémie ou l'excès de caféine, un message envoyé par le cerveau reptilien. En l'espace d'un instant, on a l'intime conviction qu'il ne s'agit pas uniquement de soi. Ni uniquement de Cleveland. Mais de tout. Nous, créatures de la terre, sommes bel et bien foutus."
Dan Chaon au Festival America de Vincennes
Samedi 22 septembre
15h00 à 16h00, Café des Libraires « Sur les traces des disparus » Avec Nathan Hill et Hari Kunzru
17h00 à 18h00, Les Grands Débats. « U… comme Univers littéraire : Mauvais genre » Avec Laura Kasischke
18h00 à 19h00, « N… comme Nouvelles : La vie dans tous ses éclats » Avec John Vigna et D.W. Wilson
Dimanche 23 septembre
10h30- 12h30 Atelier d'écriture (sur inscription)
14h00 à 15h00, Les Grands Débats. « F... comme Frère : Jamais sans mon frère » Avec David Chariandy et Hernán Diaz
16h00 à 17h00, Les Grands Débats. « C… comme Crime : Crime et châtiment » Avec Michael Farris Smith et Kevin Hardcastle
Dédicaces :
samedi :
de 11h à 12h et pendant la « Nuit américaine » (avec tous les auteurs invités) de 19h à 21h
dimanche :
de 15h à 16h et de 17h à 18h.
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