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"Une enfance de Jésus", le mystérieux dernier roman de J.M. Coetzee

Avec "Une enfance de Jésus", le prix Nobel de littérature 2003 renoue avec l'écriture romanesque. Un homme et un petit garçon, dans une histoire sans date et sans géographie, qui raconte la tentative d'une nouvelle vie dans un nouveau monde. Un roman politique et poétique, qui laisse dans son sillage une impression étrange et envoûtante.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Rentrée littéraire : "Une enfance de Jésus" (Seuil) , le dernier roman de l'écrivain sud africain J.M. Coetzee
L'histoire : Simon et David sont réfugiés. Un homme avec un petit garçon qui n'est pas son fils. Quand ils arrivent au centre d'accueil de Novilla, on sait seulement qu'ils ont traversé le désert après un passage par le camp de Belstar, où leur a été donnée une nouvelle identité. Simon 45 ans et David 5 ans, ont laissé dans ce voyage les souvenirs de leur vie d'avant, leur langue et leur histoire, "lavés à grande eau du passé". Ils sont là pour commencer une nouvelle vie, dans ce nouveau pays, dont on ne sait pas grand-chose, sinon qu'on y parle l'espagnol et qu'il y fait chaud. De ces deux êtres sans racines on sait seulement que le garçon n'a plus de mère et que Simon lui en cherche une. Au centre d'accueil de Novilla, on leur donne un logement et Simon trouve un travail sur le quai n°2 des docks, celui où l'on décharge le grain. Simon et David s'installent. Simon travaille, noue des contacts sur le quai avec les autres travailleurs, accueillants et serviables. Et il se cherche une femme. David apprend à jouer aux échecs avec Alvaro, le chef de Simon, et se fait un copain, Fidel, qui habite dans la barre C de la cité. Leur nouvelle vie semble prendre une tournure "normale" dans un monde presque idéal, mais Simon veut trouver une mère pour David…

Novilla : l'illusion d'un nouveau monde

Novilla est une ville utopique (socialiste?), où les travailleurs assistent le soir à des cours de philosophie, où l'on peut voir sans payer le match de foot et où les cours de musique sont gratuits. On y mange une nourriture basique, à base de pain. Les logements sont publics, les transports gratuits et l'administration fait son boulot sans enthousiasme. Un monde cérébral, sans ironie, modelé par des idées de fraternité, mais privé de passion et de sensualité, où même le sexe est géré au mieux sans passion, au pire bureaucratiquement, comme un mal nécessaire.

Il y a néanmoins quelque part, à l'écart, dans les collines, une vie luxueuse. L'endroit s'appelle la "Residencia", grande demeure entourée d'un jardin envahi par les broussailles, un lieu désuet, réduit d'un monde ancien et éclatant, figé dans le temps. Simon y trouve Inès, une femme qu'il reconnait comme étant la mère du garçon. Son choix (une intuition) s'arrête sur cette jeune femme immature, égocentrique et oisive, l'inverse de ce que l'on peut imaginer d'une bonne mère pour un enfant. Simon demande à la femme de dire "oui sans arrière pensée", de faire "acte de foi".

Un roman en forme d'interrogations

"Une enfance de Jésus" est un roman mystérieux et apuré comme un rêve, de ces rêves dont on cherche à comprendre le sens en se réveillant, avant d'abandonner cette idée saugrenue pour se laisser bercer par ce qu'ils ont laissé comme traces en nous. Plusieurs jours après avoir refermé le livre, les questions surgissent, car Coetzee pose plus de questions qu'il n'en résout. Qu'est ce que la filiation? De quoi un enfant a-t-il besoin pour grandir? Qu'est-ce qu'une mère? Peut-on faire table rase du passé et reconstruire un monde sans racines? La bonne volonté peut-elle à elle-seule satisfaire nos besoins? Peut-on vivre sans désirs? La quête d'une d'un idéal et d'une nouvelle vie, a-t-elle une fin? De tangible, il reste qu'une chose : l'amour et la solidité du lien qui attache Simon à David, sans que rien -ni la biologie ni la loi- ne les y oblige. Autant de sujets à méditer, une fois la lecture de cet étrange et merveilleux roman terminée.

Une enfance de Jésus J.M. Coetzee, traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis  (Seuil - 384 pages - 21 euros)

Extrait
Les spaghettis manquent de goût. La sauce tomate n'est rien d'autre que des tomates en purée qu'on a fait réchauffer. Il cherche une salière mais n'en voit pas. Pas plus que tu poivre. Mais au moins les spaghettis sont un changement. Mieux que le sempiternel bout de pain.
"Alors, à quel cours est-ce que tu penses t'inscrire? lui demande Eugenio.
- Je n'ai pas encore décidé. J'ai jeté un œil sur la liste. J'ai pensé au dessin d'après modèles vivants, mais je vois que c'est plein.
- Tu ne viendras donc pas dans notre classe. C'est dommage. La discussion est devenue plus intéressante après ton départ. Nous avons parlé de l'infinité, et des dangers de l'infinité. Qu'en est-il si, au-delà de la chaise idéale, il y a une chaise plus idéale encore, et ainsi de suite, à l'infini? Mais le dessin d'après modèle est intéressant aussi. Tu pourrais prendre le dessin ce semestre – le dessin pur et simple. Tu serais alors prioritaire pour la classe de dessin d'après nature le semestre prochain.
- C'est un cours qui a beaucoup de succès, explique un des autres garçons. Les gens veulent en savoir plus sur le corps."
Il essaie de percevoir un trait d'ironie, en vain. Pas plus d'ironie que de sel."
 

J.M. Coetzee : né en 1940 au Cap (Afrique du Sud), il est l’auteur de trois récits autobiographiques, d’un recueil de nouvelles, de dix autres romans traduits dans vingt-cinq langues et abondamment primés, ainsi que de deux volumes d’essais. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2003. J. M. Coetzee vit aujourd’hui à Adélaïde (Australie). Source Editions du Seuil


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