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"Vernon Subutex 1" : Virginie Despentes scanne la société française

"Vernon Subutex 1", le dernier roman de Virginie Despentes, raconte la dérive d'un ancien disquaire rock, ange déchu au regard bleu azur. Expulsé de son appartement, il squatte chez ses anciens copains de la grande époque -came, sexe, punk-rock- des années 90. "Vernon Subutex 1" est une "Comédie Humaine" de notre temps, servie par la rage et le grand talent de Virginie Despentes.
Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5min
Virginie Despentes, auteur de "Vernon subutex 1" (Grasset)
 (JF Paga)
L'histoire : Alex Bleach, chanteur rock populaire, est retrouvé mort dans sa baignoire : overdose. Mauvaise nouvelle pour ses fans, et pour Vernon, un disquaire en mode survie depuis que sa boutique "Revolver" a fermé, emportée par le "tsunami Napster". C'est Bleach qui payait son loyer. Sa mort précipite Vernon dans la précarité. Expulsé de son appartement, il se lance dans une quête de squat, et à cette fin renoue des contacts (via Facebook) avec ses anciens copains de la grande époque -rock, sexe et came- des années 90, sans savoir qu'il est recherché. Il est en possession d'une vidéo qui fait l'objet de toutes les convoitises. Un testament vidéo, enregistré par Bleach chez lui un soir de défonce…

Invitée du Soir 3, Virginie Despentes décrit l'univers rockn' roll de son roman
La rage de Despentes
 
Et c'est avec rage que la romancière écrit cette "Comédie Humaine" contemporaine. Comme Balzac en son temps avait livré "une histoire naturelle de la société" de son époque, Despentes scanne celle d'aujourd'hui, depuis l'intérieur de l'homme, en croquant une galerie de portraits magnifique : du transsexuel ex-star du porno épanoui, à la jeune fille voilée en quête de valeurs, en passant par un réalisateur de télé looser, frustré bobo et plein de haine, un producteur cynique, un trader hystérique accro à la came, en passant par une passionaria de rue, fille d'un ouvrier communiste de Longwy…

Chacun ses obsessions, ses démons, ses petites lâchetés, chacun relié au monde (ou pas) à sa manière. La romancière décrit la société morte du XXe siècle, et la naissance (fulgurante) d'une nouvelle, celle des réseaux sociaux, de la dématérialisation du monde (et pas que des disques), dématérialisation illusoire : dans la rue, le monde est bien réel. Une société de résignation et de soumission, ou "tout le monde se tourne dans le sens de la gamelle"…
 
Vernon, lui, est un personnage pur. Pas par principe, c'est juste qu'il est comme ça, intransigeant par nature, presque sans le vouloir, parce qu'il ne peut pas faire autrement. Un incorruptible de naissance. Il n'a pas de théorie, par de principes, pas de plan de carrière. Vernon est un personnage à la Giono (version urbaine) : tel Angelo sillonnant un pays ravagé par le choléra, côtoyant ses malades mais ne l'attrapant pas, Vernon traverse le monde moderne sans jamais être contaminé par ses affections : l'appât du gain, l'appétit pour le pouvoir, la haine, l'égoïsme, la lâcheté. "Vernon est resté bloqué au siècle dernier, quand on se donnait encore la peine de prétendre qu'être était plus important qu'avoir". Il incarne les illusions perdues, celles du monde anar et libertaire punk-rock des années 80-90.
 
L'humanisme de Despentes
 
On peut  connecter le roman de Despentes à "Soumission", le roman de Michel Houellebecq, qui sort en même temps. Les deux romanciers parlent de la même chose : une certaine forme de décomposition de la société, de perte des valeurs. Il y a pourtant une ligne de partage très claire entre eux, qui passe par l'humanisme. Houellebecq ne croit pas (plus ?) en l'homme. Despentes, oui, qui sauve tous ses personnages jusqu'aux plus ignobles (Houellebecq aucun, sauf les femmes peut-être). Ces deux postures donnent le ton : d'un côté un Houellebecq désabusé, de l'autre une Despentes en colère.

Avec un sens de l'observation aigu, Despentes ne fait aucune concession. D'une écriture intransigeante, tranchante, rageuse, la romancière livre un récit brut de décoffrage, et ça fait du bien. Construction parfaite, efficace, qui emprunte à la culture des séries télé, Despentes a aussi dessiné son roman en forme de réseau. "Vernon Subutex 1" se lit comme on bouffe une série, en état d'addiction, compulsivement, avec en plus la joie de lire la colère que ce roman exprime, cette colère qu'on réprime quotidiennement devant le spectacle du monde, au point d'avoir "mal aux mâchoires à force de serrer les dents". On nous a promis un Vernon Subutex 2 : vivement !
  (Grasset)
 
Vernon Subutex 1 Virginie Despentes (Grasset – 397 pages – 19,90 euros)
En librairie le 7 janvier 2015
 
Extrait :
"Jeff a passé la soirée à le narguer, avec son air sympa. Xavier a tenu le coup. Il a écouté les intellectuels du cinéma français s'autocongratuler sur la qualité de leurs œuvres, se réjouir de se retrouver à Cannes. Cannes, se disait Xavier, c'est la fête de la saucisse avec des putes en Louboutin. Tous à dégueuler leur caviar, le nez plein de coke, après avoir récompensé du cinéma roumain. Les intellos de gauche adorent les Roms, parce qu'on les voit beaucoup souffrir sans jamais les entendre parler. Des victimes adorables. Mais le jour où l'un d'eux prendra la parole, les intellos de gauche se chercheront d'autres victimes silencieuses. Cette bande de baltringues, pensait Xavier, leur grand héros c'était Godard, un type qui ne pense qu'à la thune et qui s'exprime en calembours. Eh bien partant de là, ils ont quand même réussi à dégringoler. Fallait le faire."
 
 
 
 
 

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