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"Vie de Gérard Fulmard" : l'évangile d'un raté, selon Jean Echenoz

Une langue merveilleuse au service d'un polar décalé.

Article rédigé par Laurence Houot
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le romancier Jean Echenoz (2019) (Jean-Luc Bertini)

Après son précédent livre, Envoyée spéciale  (2016) un roman d'espionnage, Jean Echenoz, revient dans cette rentrée d'hiver avec Vie de Gérard Fulmard (Minuit), un polar décalé au titre évangélique, qui met en scène à la première personne un anti-héros attendrissant embarqué malgré lui dans une aventure digne d'un SAS.

Le livre s'ouvre sur la chute fracassante d'un fragment de satellite soviétique sur un centre commercial de la rue Erlanger, à Paris dans le 16e arrondissement, celle-là même où Mike Brant s'est suicidé, celle aussi où habite le héros de ce nouveau roman de Jean Echenoz. 

"Je ressemble à tout le monde, en moins bien" 

Le musicien Ravel, le coureur Émile Zátopek, jusqu'ici Jean Echenoz s'était, s'agissant de biographies romancées, intéressé à des créateurs, des personnalités ayant laissé une trace à la postérité à travers leurs œuvres ou leurs exploits. Ici, il s'intéresse à un quidam, Gérard Fulmard. Un anonyme, certes, mais dont le nom de "presqu'oiseau", et par les rimes qu'il inspire, s'impose d'emblée comme un personnage.

"A part ce nom, je ne suis pas sûr de provoquer l'envie : je ressemble à tout le monde, en moins bien", résume-t-il, après nous avoir informés qu'il se prénomme Gérard, qu'il est né le 13 mai 1974 à Gisors (Eure), qu'il mesure 1,68 m et qu'il pèse 89 Kg, qu'il a les yeux marron, qu'il exerce la profession de steward, qu'il est domicilié rue Erlanger, Paris XVIe, où il vit seul, et que sa vie sexuelle est "réduite aux acquêts, lesquels sont loin d'être bézef". L'histoire est racontée à la première personne. C'est rare, chez Echenoz. C'est peut-être même une première. 

"Promptitude & Discrétion" 

Gérard Fulmard est un personnage quelconque, donc, que rien en apparence ne destine à des aventures dignes de figurer dans un roman. Mais l'ex-steward a été licencié par son employeur "pour faute". Une affaire sur laquelle il ne "souhaite pas s'étendre", mais qui lui a valu une peine avec sursis assortie d'une obligation de soins. En d'autres mots, une visite deux mardis par mois dans le cabinet d'un psychiatre (un certain Jean-François Bardot, qui s'avérera vénéneux).

Fulmard n'est pas homme à "s'éterniser" dans la catégorie des demandeurs d'emploi. Il s'attèle donc à "affiner son objectif entrepreneurial". Le résultat ne se fait pas attendre, avec l'aposition sur sa porte d'une plaque : Cabinet Fulmard Assistance, "terme idéal dont la polysémie autorise tout", qu'il complète dans l'annonce qui officialise ses nouvelles activités par ces mots dissimulant mal son envie de jouer au détective : "Renseignements & Recherches, Litiges & Recouvrements, Promptitude & Discrétion".

L'initiative ne lui attire que des ennuis. Heureusement (ou pas), il est rapidement embauché comme homme de main par le FPI (Fédération populaire indépendante), un petit parti politique dont on ne sait pas grand-chose, mais peu importe. Ce nouvel emploi l'embarque dans un enchaînement d'événements qui vont faire de lui le héros involontaire d'une intrigue politico-judiciaire, avec des magouilles, des filatures, des détournements, des enlèvements, du sexe, et même des morts… 

Casting de choc 

Le livre avait commencé par une chute fracassante, il s'achève par celle, légère, d'un flocon de neige fondant sur la joue de Gérard Fulmard. Avec ce dernier roman, Echenoz dresse à la première personne (avec des escapades à la troisième, quand même) le portrait d'un anti-héros, un personnage un peu simple, fanfaron et pathétique au départ, mais qui finit par attendrir son lecteur, tant il peine, maladroit, à trouver sa place dans le monde.

Du psychiatre tordu au patron moustachu et à ses sbires du FPI, en passant par Louise Tourneur la dauphine, et ses deux gardes du corps asiatiques portant des noms de philosophes grecs (ou presque) et jouant au jeu de go en bord de piscine,  Echenoz cisèle joyeusement tous les protagonistes de l'aventure, qu'il met en scène dans des paysages dont il fait de véritables personnages, ici la rue Erlanger. 

Un athlète du style 

L'écriture est riche. Echenoz se balade dans le style comme un sportif de haut niveau. De l'encyclopédie commentée au roman noir stylisé, en passant par le burlesque bien maîtrisé, ou le porno éludé, Echenoz ose tout, semant ici et là des clins d'œil sous forme d'adresses directes au lecteur, le faisant se sentir délicieusement complice.

Presque chaque phrase est lancée comme une balle liftée, prenant le lecteur par surprise, tantôt par un effet stylistique, tantôt par une rupture rythmique, ou bien encore par un trait d'humour, voire les trois effets enchassés. Le romancier mène sa barque avec une telle virtuosité que le lecteur est emporté comme dans un tour de magie, tenu en haleine par cette prétendue épopée, en réalité caractérisée par sa totale vacuité, du moins en apparence.

Car Echenoz, l'air de rien, balance une peinture de notre société sans presque rien omettre : les réseaux sociaux, la vaine mécanique de la machine politique montée en boucle sur elle-même, les dérèglements climatiques, la solitude des hommes, la misère sexuelle … Un monde essentiellement aspiré par le vide, comme discrètement indiqué dans le titre.

Ce très bon dix-huitième roman du lauréat du Goncourt 1999 pour Je m'en vais, navigue avec souplesse entre drôlerie et mélancolie. Echenoz s'amuse, et nous aussi. Vivement recommandé.  

Vie de Gérard Fulmard, de Jean Echenoz
(Editions de Minuit – 236 pages – 18,50 euros)

Extrait : "Voici donc qu'après le coup de l'arme à feu, figure imposée dans ce genre d'histoire comme l'a pertinemment fait observé Gérard Fulmard, voici qu'on va nous faire le coup de l'exotisme. Ne manquerait plus maintenant qu'une scène de sexe pour remplir les quotas – mais alors une vraie scène de sexe, bien sûr, savamment menée, moins déprimante que celle de Franck Terrail à Pigalle. Nous verrons plus tard. Gardons-là en réserve si l'occasion se présente." (Vie de Gérard Fulmard, page 192)  

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