Andreï Kourkov au Festival du livre de Paris : "La guerre en Ukraine, c'est un combat entre le passé et l'avenir, et l'avenir ne peut pas perdre"
L'écrivain ukrainien Andreï Kourkov était vendredi au Festival du livre de Paris pour parler de son dernier roman, et de la guerre qui fait rage dans son pays.
La première journée du Festival du livre de Paris s'est achevée par une rencontre avec l'écrivain ukrainien d'expression russophone Andreï Kourkov. Un moment émouvant aussi bien pour ses fans de la première heure que pour tous les visiteurs venus l'écouter pour essayer de mieux comprendre la guerre en Ukraine.
Les abeilles grises, le dernier roman de l'écrivain publié en France en février 2022 aux éditions Liana Levi raconte la guerre au Donbass, qui a commencé en 2014.
"Un roman merveilleux"
Sergueïtch et Pachka sont les derniers habitants d'un petit village abandonné de la "zone grise", coincée entre les séparatistes et l'armée ukrainienne. Ces deux "ennemis d'enfance" tentent de survivre avec l'aide des séparatistes russes pour l'un, et d'un soldat ukrainien pour l'autre. Sergueïtch est un retraité de la mine, et s'occupe désormais de ses ruches qui lui ont, avant la guerre, valu une petite notoriété : le gouverneur de la région est lui-même venu en personne s'allonger sur ses ruches pour en éprouver les bienfaits.
Les deux hommes se sont habitués à vivre sans électricité, et entretiennent une relation singulière dans ce village déserté qui vit au rythme du vacarme de la guerre qui se tient à quelques kilomètres de leurs fenêtres. Et puis un jour Sergueïtch décide d'aller faire prendre l'air à ses abeilles. Il entame alors un voyage qui va le conduire de l'Ukraine à la Crimée…
"C'est un livre merveilleux", souffle Francine à la sortie de la rencontre. "J'avais entendu l'auteur à la télévision il y a quelques semaines et j'ai acheté son livre. Cela montre bien l'absurdité de cette guerre, avec humour, avec ironie", ajoute-t-elle.
Un peu plus loin Oxana et sa fille Alexandra attendent pour se faire dédicacer le livre. "Cela me touche beaucoup, car comme l'auteur je suis une russe ukrainienne. Et cela fait du bien d'entendre une voix comme celle-là parce que beaucoup de nos amis russes soutiennent Poutine. Et on ne comprend pas. Andreï Kourkov dit la vérité, et cela fait du bien à entendre. J'ai encore de la famille en Ukraine, un oncle, nous leur avons proposé de venir en France, mais ils ne veulent pas quitter le pays. Ils resteront jusqu'au bout", explique Oxana.
Christophe lui, est un fan de la première heure. Il est venu avec un exemplaire du premier roman d'Andreï Kourkov, Le Pingouin (Liana Levi, 2000). "Ce livre a une histoire. Je l'ai acheté il y a vingt ans, et je l'ai tellement aimé que je l'ai partagé avec beaucoup de gens. Aujourd'hui je vais le faire dédicacer pour une amie, ce sera son cadeau pour sa retraite", déclare Christophe, qui ajoute avoir depuis lu tous les livres de l'auteur ukrainien.
En France pour le festival, l'écrivain repartira très vite en Ukraine. Il a décidé de rester dans son pays, malgré les nombreuses invitations qu'il a reçues du monde entier pour l'accueillir. Quelques minutes avant la rencontre, Andreï Kourkov a répondu aux questions de Franceinfo Culture.
Franceinfo Culture : comment est née l'envie d'écrire sur cette guerre du Donbass ?
Andreï Kourkov : j'ai rencontré un jeune homme qui venait de Donetsk, et qui a ouvert un café à Kiev. Il m'a raconté qu'il allait en voiture régulièrement apporter des médicaments, et d'autres ravitaillements à une famille restée dans un village. Ils le payaient en légumes de leur jardin. Je ne voulais pas écrire un livre sur la guerre, je me disais, j'écrirai sur la guerre dans dix ans, quand la guerre sera terminée. Mais en discutant avec ce jeune homme, je me suis dit que depuis le début de la guerre il y avait déjà eu beaucoup d'ouvrages publiés sur le sujet, mais sur les militaires, sur l'armée. Moi, j'ai eu envie d'écrire sur les civils, sur les gens qui sont abandonnés comme ça sur des territoires de guerre, et qui tentent de survivre.
Le village dont vous parlez existe-t-il vraiment ?
Le village je l'ai inventé, mais il est situé dans un endroit concret. J'ai voyagé souvent au Donbass avant la guerre et puis j'y suis retourné trois fois depuis le début de la guerre, j'ai voyagé le long de cette ligne de front. Dans le Donbass il y a surtout des gros villages, ou des villes, qui ont été construites là pour loger les travailleurs car c'était une région industrielle, avec des mines, des fabriques, des usines. J'ai inventé un petit village, pour parler de ces gens qui sont restés dans des zones abandonnées par la plupart des habitants.
Cette "zone grise", c'est quoi au juste ?
Cette zone grise c'est celle qui était le long de cette ligne de front, et qui s'étendait sur 430 kilomètres, c'est la zone coincée entre les séparatistes et l'armée russe d'un côté, et l'armée ukrainienne de l'autre. La zone grise c'est un endroit où il n'y a plus rien, plus d'épiceries, plus d'électricité, plus de de pharmacies, plus aucune infrastructure ni services d'état. Il ne reste que les habitants qui ont voulu rester. Ces gens ne sont pas contrôlés, ils tentent juste de survivre dans ce no man's land.
Votre livre a des accents visionnaires non ?
Quand j'ai commencé à écrire je ne savais pas comment la situation allait évoluer dans le Donbass. La guerre durait depuis 8 ans, et je pensais que c'était une situation de guerre, mais une situation stable, avec des habitants qui s'étaient habitués, adaptés à la situation de guerre. Mais depuis la nouvelle phase, on est passé à une guerre totale, beaucoup plus dangereuse, la zone grise a disparu et je ne sais même pas si ceux qui vivaient dans cette zone ont survécu. Je dirais que quand on observe la réalité, que l'on écrit sur la réalité, alors on peut prévoir un peu quelle direction les événements vont prendre. Ce n'est pas tellement étonnant.
Où sont les écrivains ukrainiens aujourd'hui, quel rôle peuvent-ils jouer ?
Les écrivains en Ukraine aujourd'hui ont arrêté d'écrire. Moi-même j'ai arrêté de travailler sur le roman que j'avais entamé dès le 24 février à 5 heures du matin quand j'ai été réveillé par les premières explosions. Parmi les autres romanciers ukrainiens, certains ont été tués, d'autres sont devenus des soldats, ils sont partis au front se battre. D'autres encore sont partis à l'étranger, mais ils sont peu nombreux, trois ou quatre, pas plus. Pour ma part, je vais y retourner. J'habite dans l'ouest de l'Ukraine et je vais y retourner. Le danger, je n'y pense pas.
Votre livre n'est pas du tout manichéen. Il décrit une situation sans prendre vraiment parti, pourquoi ?
C'est la "zone grise". Donc ce n'est pas noir ou blanc. Il faut juste essayer de comprendre ce qui se passe pour ceux qui habitent dans cette région, et qui ne comprennent pas eux-mêmes ce qui se passe. Je crois qu'il ne faut pas juger les gens en fonction de l'endroit où ils habitent.
Le personnage de Sergueïtch est un très beau personnage, un homme bon, qui ressemble un peu aux personnages de Jean Giono, d'où sort-il, comment vous a-t-il été inspiré ?
C'est un homme simple, pas éduqué, qui essaie de comprendre la vie en comparant les comportements humains avec ceux des abeilles. J'ai rencontré beaucoup de gens comme lui dans le Donbass avant la guerre. C'est un endroit à part. Les gens sont très attachés à leur région, et ils ne voyagent pas beaucoup. Il y a quelques semaines, je suis allé à Bucarest où il y avait des réfugiés originaires du Donbass, et les gens des associations étaient étonnés de voir arriver des familles avec toutes leurs affaires entassées dans des sacs. Mais c'est normal, comme ils ne voyageaient pas du tout avant la guerre, ils n'ont tout simplement pas de valises !
Je crois que ce sont les petits détails comme ça qui disent la réalité, qui expliquent les choses beaucoup mieux que les clichés véhiculés par le pouvoir politique.
Andreï Kourkovécrivain
Le Donbass est une région empreinte d'une certaine nostalgie de l'ère soviétique, enfin c'était le cas avant cette deuxième phase. Une nostalgie entretenue par la propagande russe. Aujourd'hui on ne sait pas ce qui reste là-bas, si les habitants ont survécu.
Son voyage, c'est aussi une découverte d'un pays très divers, avec des cultures très différentes ?
L'Ukraine est un pays où on parle 6, 7 langues, et jusqu'à peu, personne ne se posait la question des origines. Sergueïtch emmène ses abeilles en vacances, mais ses abeilles aussi l'emmènent lui en vacances. D'une certaine manière il est lui-même une abeille, il appartient à ses ruches. Il part pour revenir, mais ce voyage est une aventure, car il n'est jamais sorti de sa région.
Vous avez toujours usé d'ironie, et de l'humour dans vos livres, est-ce qu'aujourd'hui c'est encore possible ?
Oui. L'ironie, l'humour, c'est dans ma nature. C'est dans mes habitudes. Je ne peux pas m'empêcher de chercher les choses drôles dans la réalité. Mais c'est la guerre, alors oui il y a aussi une certaine mélancolie dans ce livre. Mais l'humour c'est ce qui nous protège des horreurs de la guerre. C'est une forme de résistance.
Votre livre parle aussi beaucoup du silence
Le silence n'existe pas. Enfin, il est personnalisé. Il est différent pour chacun. Il y a un silence pour Pachka, et un autre pour Sergueïtch.
Le destin de votre livre a été changé par le déclenchement de cette guerre, qu'en pensez-vous ?
Oui c'est une coïncidence rare dans l'histoire. Le livre est sorti deux ou trois semaines avant le début de la guerre. J'espère que mon livre sera utile, qu'il pourra aider tous ceux qui se posent des questions sur l'Ukraine, et sur la guerre.
Comment voyez-vous l'avenir pour votre pays ?
Cette guerre, c'est une guerre entre deux modes de pensées radicalement opposées, avec d'un côté une pensée collectiviste qui adore son tsar, et de l'autre une mentalité ukrainienne individualiste et anarchiste. C'est difficile de dire comment la situation va évoluer. Je pense qu'elle va empirer dans les semaines qui viennent. Mais je pense que les Ukrainiens sont plus motivés à résister que les Russes à agresser. Et puis c'est le combat entre le passé et l'avenir, et l'avenir ne peut pas perdre.
"Les abeilles grises", Andreï Kourkov, traduit du russe (Ukraine), par Paul Lequesne (Liana Levi, 400 pages, 23 €)
Festival du livre de Paris
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Grand Palais Éphémère
Vendredi 22 avril: de 10h à 22h
Samedi 23 avril : de 10h à 22h
Dimanche 24 avril : de 10h à 18h
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