Festival du livre de Paris 2024 : la littérature jeunesse à l'assaut des stéréotypes et en quête de nouvelles images
Des pneus tout terrain, des hélices, un moteur apparent, un klaxon et un gyrophare : ce drôle de véhicule n'est ni plus ni moins que le carrosse d'une princesse. Destiné aux enfants de moins de quatre ans, l'album Mon Carosse (Talents Hauts, 2022) met en scène une jeune héroïne qui ne se satisfait pas de l'embarcation qui lui a été attribuée. Elle décide alors de l'adapter à ses envies.
Séverine Huguet, autrice et illustratrice du livre, la dessine assise à même le sol, couronne sur la tête et clef à molette à la main. La jeune fille se prépare pour l'aventure : une princesse comme on en voit rarement dans la littérature jeunesse.
Créée en 2005 pour lutter contre les clichés sexistes, la maison d'édition Talents Hauts commercialise essentiellement des ouvrages destinés aux enfants et aux adolescents. Depuis 2021, elle propose une collection d'albums en cartons et à bouts ronds adaptés aux plus petits. "En France, Talents Hauts est la seule maison d'édition à publier des livres engagés contre le sexisme pour les moins de trois ans, explique Stéphanie Daniel, fondatrice de la librairie jeunesse indépendante Les livres qui sèment. "C'est extrêmement précieux quand on sait que les stéréotypes de genres sont intégrés par les enfants avant leurs quatre ans", ajoute-t-elle.
Pour offrir de nouvelles représentations, Justine Haré, éditrice chez Talents Hauts, explique avoir recours à plusieurs procédés, parmi lesquels la banalisation de personnages sous-représentés et l'utilisation de contre-stéréotypes. C'est notamment le cas dans l'album Ma Poupée d'Annelise Heurtier et Maurèen Poignonec, où un petit garçon s'amuse loin des préjugés. La maison d'édition, présente lors du Festival du livre, cherche à y sensibiliser le public, les parents tout particulièrement.
Malgré le travail de maisons d'éditions engagées à l'instar de Talents Hauts, certains récits peinent encore à voir le jour. "Il y a des sujets, notamment les sujets LGBT, qui sont difficiles à aborder pour nous dans les ouvrages destinés à de très jeunes lecteurs, et qu'on aborde davantage à l'adolescence", analyse Justine Haré. "On nous reproche parfois d'instrumentaliser les enfants", ajoute-t-elle.
Dans l'essai Où sont les personnages LGBTQI+ en littérature jeunesse ? (Ed. On ne compte pas pour du beurre, 2024), Sarah Ghelam et Spencer Robinson étudient toutes les publications jeunesse de 1977 à 2023. Au total, moins de 70 ouvrages contiennent des personnages LGBT.
Sur une période similaire, la chercheuse Priscile Croce (Où sont les albums jeunesses anti-sexistes ?, Ed. On ne compte pas pour du beurre, 2024), établit une liste de 200 ouvrages luttant contre les stéréotypes de genre. De 2010 à 2023, seuls 400 ouvrages donnaient quant à eux à voir au moins un enfant non blanc (Où sont les personnages d'enfants non blancs en littérature jeunesse ?, Sarah Ghelam, Ed. On ne compte pas pour du beurre, 2024).
Créer les représentations manquantes
"Aucune d'entre nous n'a jamais rêvé d'être éditrice, notre rêve, c'était que ces livres existent." À la fin de l'année 2020, Elsa Kedadouche et sa compagne Caroline Fournier décident de créer leur propre maison d'édition.
"Dans les livres, notre famille n'existe presque pas, on a proposé à plusieurs maisons d'édition des récits avec des familles homoparentales, mais dont la famille n'était pas le sujet de l'intrigue. Nos projets ont été refusés, alors on a décidé d'agir", explique Elsa Kedadouche.
Pour monter leurs structures, elles mettent en place une cagnotte en ligne dont le montant dépasse rapidement l'objectif. "Quand on a vu l'engouement de certaines personnes autour de notre projet, on a compris qu'il y avait une véritable demande, un véritable besoin".
Leur maison d'édition On ne compte pas pour du beurre est aujourd'hui à l'origine de la publication de 16 albums qui mettent tous en scènes des personnages sous-représentés dans la littérature jeunesse. Les deux créatrices ne perçoivent aucun bénéfice de leur travail "On est complètement bénévoles, explique Elsa Kedadouche, c'est un travail qu'on réalise sur notre temps libre".
L'apparence des personnages au cœur des refus
Dans le monde de la littérature jeunesse, de nombreux auteurs et illustrateurs cherchant à créer de nouvelles représentations sont confrontés à des refus de la part des éditeurs. "Une illustratrice m'a raconté qu'on lui avait refusé de mettre en scène un personnage noir parce que son livre ne parlait pas de racisme", confie Elsa Kedadouche.
L'autrice Emilie Chazerand explique quant à elle avoir été contrainte de renoncer à un personnage de petite fille qui n'était pas mince car "elle était refusée de partout".
"Les éditeurs sont très frileux, analyse-t-elle, ils préfèrent proposer une centième adaptation d'un même récit que d'offrir de nouvelles images, parce qu'ils les trouvent trop audacieuses. Mais les livres "audacieux" ressemblent à des gens, et les gens ont besoin de livres qui leur ressemblent", ajoute-t-elle.
Soucieuse de "décomplexer les enfants", Émilie Chazerand vient de publier à La Ville brûle l'album Autant de familles que d'étoiles dans le ciel. Illustré par Clémence Sauvage, cet album documentaire donne à voir des familles qui ne correspondent pas à la norme sociale. "On a encore du mal à qualifier de famille une mère et un enfant seul, explique l'autrice, l'album représente ce genre de famille dont on parle peu".
Rendre ces ouvrages visibles
Chaque année, plusieurs milliers de livres jeunesses sont publiés en France. Les albums qui visent à offrir de nouvelles représentations, parce qu'ils demeurent peu nombreux et sont souvent édités par de petites structures, passent ainsi facilement sous les radars. Face à ce constat, Stéphanie Daniel a fondé Les livres qui sèment, une librairie en ligne qui vise à regrouper les ouvrages jeunesse engagés, afin de les rendre plus identifiables par les parents.
"L'idée est que les récits soient à la fois des fenêtres et des miroirs, ils doivent permettre de découvrir l'autre et de se reconnaître", explique-t-elle. "Avec les enfants, les livres, ça peut être matin, midi et soir, s'il n'y en a pas à la maison, il y en a l'école, l'enjeu est essentiel. Des livres engagés existent, il faut les faire vivre."
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