: Interview "C'est un peu les vilains petits canards" : le créateur de bijoux Pierre Cohen-Solal réveille les "pierres dormantes"
"J’ai toujours été fasciné par la singularité des pierres dormantes", explique Pierre Cohen-Solal, fondateur et directeur artistique de Studio 28. Pierres dormantes ? Ces saphirs, émeraudes, grenades et autres gemmes qui n'ont jamais été montés. Chacun des bijoux de Pierre Cohen-Solal se distingue par une gemme qui ne ressemble à aucune autre : à pierre unique, pièce unique. Nous avons rencontré le designer.
Franceinfo Culture : Quand avez-vous entendu parler de pierres dormantes ?
Pierre Cohen-Solal : Je n'en ai jamais entendu parler mais je les ai observées. Je suis d'une famille de joailliers : mon arrière-grand-mère a racheté une bijouterie-joaillerie à Saint-Germain-des-Prés en 1922. Ma grand-mère l'a reprise à la fin des années 50. En 1969, elle crée Diamantissimo et travaille avec des créateurs joailliers et bijoutiers indépendants. C'est de là que vient le nom de ma marque. Designer de formation, mon premier travail a été d'y faire du design. Studio 28, c'était un peu le studio de design du 28, rue du Four à Paris.
Mon grand-père, lui, avait un atelier de fabrication pour lequel il avait acheté des pierres pour réaliser ses modèles. A la fermeture de son atelier, il lui restait des pierres, elles ont intégré les coffres de la joaillerie. C'est là que je les ai vus ! Quand j'ai travaillé avec nos pierres dormantes pour mes premières collections, j'ai constaté qu'il y en avait partout et que c'était une matière intéressante !
Pourquoi ces gemmes sont singulières ?
Car c'est un peu les vilains petits canards : elles méritent pourtant d'être observées et triées pour leur donner une seconde chance. Elles ont des teintes, des inclusions et des variations introuvables sur des pierres neuves. Comme le tri est souvent fait, ces pierres n'arrivent plus forcément sur le marché français. Beaucoup extraites par le passé, on a aussi du mal à les trouver : elles peuvent venir, par exemple, de mines qui ne sont plus en activité.
A l'époque, elles n'ont pas été montées car elles avaient des singularités ?
Exactement. L'intérêt supplémentaire va être la démarche environnementale : on a utilisé de l'énergie et de la main d'œuvre pour extraire ces pierres de la terre. Tout ça pour qu'à Paris on dise qu'elles n'étaient pas assez bien ! (sourire crispé). Je puise dans les stocks de mon grand-père qui datent des années 50-70, mais je n'en ai quasiment plus. Ils sont forcément limités ! Je travaille avec des gemmologues et des négociants - parfois la deuxième ou troisième génération - qui ont des pierres de leurs parents et de leurs grands-parents, extraites dans les années 80-90 jusqu'à 2000. J'essaie de travailler avec des pierres anciennes : j'ai découvert assez récemment qu'il y en avait qui arrivaient sur le marché. Il y a, en effet, des pays où les [pierres] brutes sont considérées comme des dots, donc de la monnaie. C'est rare et étonnant mais ce sont des cultures de pays d'extraction qui ne sont pas les nôtres.
Ces pierres sont-elles toujours colorées ?
Pas toujours. J'ai pas mal de couleurs pastels. Les teintes neutres, les verts assez sombres ne sont pas trop recherchés en France mais j'en vends beaucoup à une clientèle anglo-saxonne. Mais c'est vrai que dans les vitrines des bijoutiers, on a l'habitude de voir des choses très saturées ou du diamant. C'est une envie de couleurs et de direction artistique !
Ces pierres sont toujours taillées ?
Oui, je ne travaille qu'avec des pierres taillées, prêtes à être montées. Elles sont neuves, il n'y a donc pas besoin de les restaurer. Ce serait des coûts trop importants pour les faire repolir. J'ai un cimetière de pierres de toutes les espèces et de toutes les teintes : des saphirs, des grenats, des émeraudes, mais aussi des tourmalines, des spinelles.
Leurs tailles sont caractéristiques d'une époque ?
De manière générale, les tailles sont assez standard. Ces pierres peuvent avoir été mises sur le carreau car elles n'avaient pas les dimensions exactes. La quasi totalité des bijoux sont fabriqués à partir de moules : cela veut dire qu'une pierre de 4 millimètres doit faire entre 3,8 et 4,2. Si elle fait 3,7, elle est mise de côté car elle ne rentre pas dans le moule. Ma fabrication me permet d'absorber toutes ces pierres car chaque bijou est fait sur mesure pour la pierre qu'il porte. Du coup, je n'ai plus ce critère de dimensions. En terme de tailles et de formes, il en existe des milliers. C'est assez classique : il y a du coussin, du carré, du rond, de l'ovale, de la marquise, de la taille émeraude et plus rarement des poires et des tailles fantaisies comme les triangles, des quadrilatères un peu trapèze.
Votre atelier est basé à Lyon
Ma marque, lancée en novembre 2021, est installée à Lyon. Je travaille avec Eric, joaillier de père en fils depuis le 18e siècle à peu près (sourire). Il fait les montages et j'apporte les pierres et le design de la monture. Parfois, il me dit que je suis un peu abracadabrant sur les dessins et on essaie de trouver des solutions techniques ensemble. C'est vraiment un partenaire, ce n'est pas un sous-traitant, il intervient sur la cohérence des pièces.
Outre le stock familial, où trouvez-vous des pierres dormantes ?
J'ai fait le salon Timeless où j'ai gagné le prix de l'alchimiste de la gemme remarquable avec la manchette Aurore et son assortiment de tourmalines. En voyant ce bijou, des professionnels présents sur ce salon m'ont dit : mais tu travailles avec des fins de lots, avec des vieilles pierres, ce n'est pas de la matière neuve que tu achètes. Du coup, ils m'ont proposé de voir ce qu'ils avaient dans leur coffre. Pour eux, c'est de l'immobilisation du capital. Puisqu'ils ne les utiliseront jamais, ils ont intérêt à les valoriser. Je n'ai donc pas eu de difficultés à trouver ces pierres-là, cependant cela serait compliqué si je voulais être très spécifique ! C'est un stock sans fin, il y a tellement de matières qui ont été extraites.
Diplômé en design et management de l'innovation, vous préférez des montures simples pour donner de la puissance aux pierres ?
Mon amour des pierres a envie que le métal soit juste un support. J'aime sa brillance, les bijoux tout or avec des lignes tirées mais je n'avais pas envie que cela soit mon seul registre d'expression car j'aime les pierres et les assortiments de couleurs. Lors de ma première esquisse de Studio 28, il y avait une gamme empierrée, qui existe encore aujourd'hui, et une gamme en métal, mise de côté.
Le bijou reste un objet d'ornement, c'est son but premier. Ne faisant pas de la haute joaillerie, je n'ai pas envie qu'il reste au coffre, qu'il ne soit utilisé que pour les grandes occasions, qu'il soit trop fragile pour être porté ou inconfortable.
Vous utilisez de l'or 18 carats recyclé ?
Je monte quasiment que sur de l'or jaune et du 18 carats recyclé, qui provient des déchets d'or médical, électronique ou de bijouterie. En fait, tous les ateliers ont toujours réutilisé leur or. Le public ne le sait pas forcément mais dans un atelier tout est filtré pour récupérer la moindre poussière d'or. C'est tellement précieux que ce n'est jamais à perte, cela se recycle à l'infini. Aujourd'hui sur le marché français quand on achète de l'or neuf, il est entre 80 et 90% recyclé.
Jusqu'où va votre démarche responsable ?
Je la pousse au maximum : dans mon packaging, dans les circuits de distribution... Mais je ne me positionne pas comme une marque éthique car il faut être irréprochable. Je sais quel est le poids de l'engagement et comme je suis un peu circulaire, je parle de joaillerie réfléchie. Je préfère les extractions labellisées, et soutenir des démarches humaines et sociales.
Qui dit pierres délaissées, dit prix moins excessifs ?
Au début oui. Mon intérêt était d'avoir des pierres un peu moins chères que si je les achetais neuves. Aujourd'hui, le marché et les différentes crises (sanitaires, sociétales...) ont fait que pas mal de fournisseurs qui possédaient ces pierres dormantes se sont rendu compte du patrimoine qu'ils avaient mis de côté. Désormais, ils ont tendance à piocher dedans pour les vendre au prix du marché. Du coup, c'est de moins en moins un avantage pécunier mais je négocie sec car le but est de rester une joaillerie abordable.
Pourquoi vos créations portent des noms se rapportant au champ lexical de la montagne et de la géologie comme Serac, Torrent ou Cairn ?
Parce que mes pierres, ce sont des cailloux. Cela vient de la terre, c'est minéral, c'est la magie de la géologie, notre planète les a fabriqué. Je trouve que c'est trop souvent oublié. C'est mon amour pour la montagne qui transparait.
Vous offrez une seconde vie à des bijoux des générations précédentes ?
Oui, cela arrive mais pas forcément avec des bijoux anciens : souvent c'est pour revaloriser soit une pierre, soit un accord de pierres. Je suis en train de travailler, par exemple, avec un très beau diamant d'environ 1,7 carat. Cette cliente possède des bijoux qu'elle ne porte pas - une émeraude sur une manchette ancienne, un saphir australien sur un pendentif. Elle s'est dit : on n'a qu'à démonter et réutiliser ces pierres pour faire une nouvelle composition. L'un de mes premiers projets sur mesure était pour une cliente qui avait acheté un spinelle rose lors d'une exposition Gemmes et minéraux à l'Espace Charenton. On est partis de cette pierre, puis on en a sélectionné d'autres dans mon stock pour créer une bague haute joaillerie.
Ma gamme de prix pour les bagues s'étend, par exemple, de 690 à 5500 euros. Dans le prix des bijoux, le public ne se rend pas compte de la main d'oeuvre et du nombre d'artisans qui interviennent. Il y a aussi le prix de la matière, l'or, et le serti. Ce sont des prix incompressibles : le serti fait intervenir des ateliers extérieurs sur lesquels on ne peut pas transiger.
Quels sont vos réseaux de distribution ?
L'atelier, situé à Lyon, est uniquement un atelier de fabrication. Mon réseau de distribution, c'est mon site internet et la bijouterie Diamantissimo mais je suis en train d'ouvrir de nouveaux points de vente en France chez des bijoutiers-joailliers indépendants.
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