"Il m'est arrivé de ne presque rien manger pendant deux semaines" : des mannequins nous racontent l'envers du décor de la Fashion Week
Pour humer l’air du temps de la saison prochaine, le petit monde de la mode s’est donné rendez-vous à Paris. Les réseaux sociaux diffusent en direct les futures tendances présentées comme désirables. Derrière le hashtag #PFW – pour Paris Fashion Week – des silhouettes longilignes, presque évanescentes, arpentent les podiums. Les mannequins très maigres sont à nouveau quasi exclusivement sur le devant de la scène, alors que l’industrie veut faire son aggiornamento en matière d’inclusion et de diversité. Des mannequins ont accepté de nous raconter les coulisses d'un monde où la maigreur reste omniprésente.
Mathilde (prénom modifié), 27 ans, a récemment passé un casting pour défiler. Alors qu’elle attend son tour, une mannequin taille 34 se présente. "Le directeur de casting lui a dit : tu es à la limite, mais ça ira pour cette fois ; moi avec mon 38-40, ils ne m’ont même pas regardée défiler, ils m’ont juste dit de partir", raconte-t-elle, désabusée.
"Les mannequins les plus sollicitées sont toujours les plus maigres"
En 2017, les groupes LVMH (Loewe, Louis Vuitton, Fendi, Céline, Christian Dior, Givenchy…) et Kering (Gucci, Saint Laurent, Balenciaga…) ont pourtant signé une charte de bonnes pratiques pour encadrer les dérives de l’extrême maigreur. La taille 32 pour les femmes et 42 pour les hommes est désormais prohibée sur les podiums. "En réalité, les mannequins les plus sollicitées sont toujours les mannequins les plus maigres", constate Ekaterina Ozhiganova, mannequin et fondatrice de l’association Model Law qui défend les droits des mannequins. "Il est plus facile pour un styliste d’habiller une personne qui n’a absolument pas de formes parce que le vêtement tombe tout seul plutôt que d’habiller une personne avec des courbes", regrette-t-elle.
"Une taille 32, c’est quoi, en fait ? C’est une taille enfant, donc heureusement qu’ils n’en veulent pas !", s’agace la mannequin Maud Le Fort, 32 ans. Selon elle, la taille d’un vêtement ne serait pas nécessairement un gage de bonne santé pour le mannequin qui le porte. La charte des géants du luxe impose désormais une visite médicale annuelle. Là encore, les mannequins sont sceptiques : aucun examen clinique ni bilan sanguin ne serait réalisé. "La visite médicale, je n’y ai pas droit tous les ans", pointe Maud Le Fort. "Une fois, le médecin m’a fait remarquer que je faisais partie des filles les plus fines qu’il avait examinées. Mais il sait très bien que s’il nous met un avis négatif, on ne pourra plus travailler et que c’est la double peine."
Des agents de mannequins pas toujours bienveillants
Mathilde n’accorde pas non plus beaucoup de crédit à cette consultation. "Ce sont nos agences qui trouvent les médecins. Ensuite, c’est un questionnaire qu’on remplit : est-ce que tu tiens debout, est-ce que tu as bien mangé hier ?" Mathilde a fait très tôt l’expérience de l’obsession de la maigreur dans le milieu de la mode. Elle a 16 ans lorsqu’une agence la démarche pour la représenter. A une condition : qu’elle perde 5 kilos minimum. Ils suggèrent même à la jeune femme de se faire "raboter les os des hanches".
Après avoir défilé pour Hermès ou Dries Van Noten, Aurélie (prénom modifié), elle, a fini par quitter le métier par crainte pour sa santé : "Il m’est déjà arrivé de ne quasiment rien manger pendant deux semaines pour rester dans mes mensurations", explique-t-elle.
"J’ai ressenti beaucoup de pression pour maigrir. J’ai arrêté parce que je me suis rendu compte que ce n’était plus très sain pour moi."
Aurélie, ancien mannequinà franceinfo Culture
Les jeunes femmes développent parfois des troubles alimentaires sérieux comme la boulimie. Pour Maud Le Fort, c’est l’orthorexie qui est le comportement le plus répandu chez les mannequins. "Le fait de toujours devoir manger sainement peut très vite devenir obsessionnel et culpabilisant, c’est comme un toc." Les agents censés représenter les intérêts des mannequins ne sont pas étrangers à certaines dérives. Maud Le Fort nous a confié un échange avec l’un de ses anciens agents.
Elle mesure alors 1,81 m pour 53 kg et s’inquiète pour sa santé. "J’ai déjà un IMC d’anorexique, je ne passerai pas la visite de santé au travail", répond-elle à ce message.
Un sondage réalisé récemment par l’association Model Law auprès de ses membres permet de se rendre compte de l’ampleur du phénomène. A la question "Avez-vous déjà ressenti une pression pour modifier votre apparence physique et répondre aux exigences de l’industrie de la mode ?", 52% des mannequins ont répondu positivement. Et 83% des mannequins qui disent souffrir de problèmes de santé mentale estiment que cela est lié à leur métier.
Du coton pour se remplir l'estomac
Manger du coton pour se remplir l’estomac, se faire vomir entre deux défilés… Autant de combines que les mannequins s’échangent entre elles pour garder des mensurations inatteignables. Mathilde a été témoin de ces comportements en coulisses mais n’est jamais tombée dans cette spirale. Après la pandémie de Covid-19, les demandes pour les silhouettes avec plus de formes se sont multipliées, lui permettant de travailler et de se faire un nom. Mais ces derniers mois, son 38-40 n’attire plus autant les marques. "Elles ont constaté que mettre en avant des mannequins 'gros' dans les défilés n’avait aucun impact sur les ventes", analyse Mathilde. "Ça commence par les podiums mais ça va avoir une répercussion sur les campagnes photo, le e-commerce, ce qui va passer à la télé." Elle redoute de voir la vague du "body positive", censé représenter tous les corps, refluer peu à peu.
La Bible des magazines de mode, Vogue Business, a récemment publié les statistiques de la dernière Fashion Week (automne-hiver 2023-2024). Sur plus de 9 000 tenues présentées sur les podiums, 95,6% étaient portées par des mannequins à la morphologie très mince (taille 32-36).
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