: Interview Fashion Week masculine été 2025 : "On peut exister sans attendre un hommage à nos cultures", estime Vincent Frédéric-Colombo, créateur de la marque C.R.E.O.L.E
C.R.E.O.L.E est un acronyme pour "Conscience Relative à l’Émancipation Outrepassant les Entraves". Un message porté par le fondateur de la marque Vincent Frédéric-Colombo, qui signe sa quatrième collection. La dernière en date rendait hommage au film Coco La Fleur, Candidat (1979), du célèbre réalisateur guadeloupéen Christian Lara.
Vincent Frédéric-Colombo a grandi à Saint-Claude en Guadeloupe. Bercé par la culture créole depuis son enfance, il poursuit sa réflexion autour de cette identité à travers sa marque. Également DJ et cofondateur de la soirée parisienne La Créole devenue une référence incontournable de la musique caribéenne et dance-hall, il s'inspire de la "créolité", terme évoquant la rencontre des cultures.
Cette nouvelle collection intitulée Magma 76 comporte de multiples symboles comme le coq, en référence aux combats de coqs, une pratique séculaire encore autorisée dans les Outre-Mer, ou la forte présence des couleurs orange et vert, hommage au côté rastafari plébiscité dans ces îles.
C’est dans un studio d’Asnières-sur-Seine mis à disposition par la Fédération de la haute couture et de la mode, à quelques rues des ateliers ancestraux de Louis Vuitton, que nous avons rencontré Vincent Frédéric-Colombo. Il nous raconte les problématiques qui touchent les jeunes créateurs, la genèse de sa nouvelle collection et sa vision de la mode.
Franceinfo Culture : Quel a été le point de départ de cette collection printemps-été 2025 intitulée "Magma 76" ? Pourquoi avoir choisi ce nom ?
Vincent Frédéric-Colombo : Le 76 est l’année de référence de la collection. C’est en hommage à une période oubliée par beaucoup, celle d’une éruption volcanique en Guadeloupe. 70 000 personnes ont été évacuées dans le sud de l’île Basse-Terre. Elles sont parties de leur archipel pour vivre ailleurs, ce qui a provoqué une forme de ségrégation entre les populations. On surnommait les habitants du sud Basse-Terre, "magma". Il y avait des jeux de mots assez dégradants, on demandait à ces personnes si elles ne sentaient pas le soufre, une chanson est même sortie autour de ça.
J’ai découvert qu’un livre retranscrivait tout ce qui s’était passé pendant huit mois pour ces familles. Elles ne savaient pas quand elles pourraient revenir. Des émanations de cendres ont rendu la zone risquée. Ma mère a vécu cet épisode quand elle était jeune. J’en ai toujours entendu parler quand j’étais petit. Les volcanologues passaient en boucle à la télé pour expliquer le phénomène.
J’ai essayé de retranscrire cet épisode dans la collection aussi avec ce côté workwear qui s’inspire des tenues des volcanologues. Je voulais aussi évoquer cette notion de fuite, le fait de partir de chez soi sans avoir le temps d’emporter quoi que ce soit. On part avec les vêtements qu’on a sur soi. Pour le défilé, j’essaye de reproduire la pénombre et la tension liées à cet évènement.
Je ne raconte pas toujours des choses très gaies dans mes collections, même si dans la forme on peut croire que c’est très léger et sexy. Le fond est souvent plus grave qu’il en a l’air.
Les vêtements de la collection ont justement ce côté pratique. Est-ce aussi lié au fait que vous fréquentez souvent les soirées musicales, en tant que DJ, et que les vêtements reflètent cette ambiance ?
Pas forcément, j’aime surtout les vêtements dans lesquels on est à l’aise pour pouvoir bouger. Je ne suis pas très jean à l’origine, je porte souvent des pantalons trop larges que je lace avec des lacets. On se sent souvent contraint et limité dans le mouvement avec un jean.
Il y a un côté thérapeutique dans mon travail. J’essaye de trouver les exemples que je n’ai pas eus, mêlés à des expériences et des exemples de mon entourage. Ce travail a un impact. La création de la soirée La Créole était une sorte d’accident. À l’origine on souhaitait seulement un peu de musique pour un vernissage. Puis les gens nous ont demandé de faire ça plus souvent. Voir que des personnes non concernées par ces cultures sont touchées par ce qu’il se passe est impressionnant.
Quels éléments de la collection rappellent la culture créole ?
La broderie anglaise rappelle énormément les tenues folkloriques des Outre-Mer, à l’origine destinée à la femme. Ça n’existe quasiment pas chez l’homme. Je trouvais ça drôle d’en faire un sous-vêtement ou une chemise.
Je ne voulais pas quelque chose qui fasse déguisement. Ces broderies sont aussi des rappels aux rideaux dans les habitats des Antilles. Je fais souvent des jeux entre l’homme et la femme, l’extérieur et l’intérieur.
J’aime beaucoup cacher dans les pièces les couleurs rouges, jaune, vert et le marron depuis peu, dans un esprit panafricain qu’on rend plus queer en ajoutant du rose ou du violet. Il y a beaucoup de symbolique, comme le marronage (la fuite d'un esclave hors de la propriété de son maître à l'époque coloniale).
Vous n’avez pas pu présenter cette collection lors de la dernière Fashion Week. Quelles difficultés rencontrez-vous en tant que jeune créateur ?
Les après-coup financiers de la précédente saison pèsent. On ne vend pas forcément beaucoup de pièces quand on commence. C’est difficile de se remettre au niveau financièrement. Le marché est très compliqué en ce moment. Beaucoup de boutiques n’investissent pas sur les nouveaux créateurs. Il y a un temps d’observation pour eux, donc au début on investit presque dans le vide en espérant que ça prenne.
On est aussi assez seuls. C’est lourd même si je suis dans un showroom soutenu par la Fédération de la haute couture et de la mode. Ils me mettent à disposition un shooting gratuitement. Mais tout le reste est de notre poche.
Je commence à intéresser des investisseurs. Certains basiques plaisent, je n’hésite pas à les réintégrer dans mes collections en les revisitant. Il faut réussir à créer une patte. Je pense avoir réussi à taper juste surtout sur une thématique trop peu traitée.
Ceux qui essayent de créer des choses en Outre-Mer s’inspirent trop des marques occidentales, ils n’arrivent pas à aller assez loin.
Vincent Frédéric-ColomboCréateur de la marque C.R.E.O.L.E
Sentez-vous que la culture créole n’est pas suffisamment renouvelée, modernisée et reprise par les nouvelles générations ?
Il y a des choses qui se font, mais plus pour la forme que le fond. J’ai souvent l’impression que les créateurs intègrent des éléments qui rappellent le folklore, sans réussir à raconter quelque chose à travers. Comme le madras que je revisite sur du velours avec pour inspiration, les survêtements peau de pêche des années 2000.
J’essaye d’amener des éléments de ma culture et de les traduire dans un nouveau langage. Je veux aussi raconter l’histoire des peuples colonisés qui cherchent une forme d’émancipation. On ne peut pas s’effacer sur nos propres territoires ou manquer de représentations. Malheureusement, on cherche trop souvent une forme de validation, presque paternaliste.
Le fait d’avoir créé la soirée La Créole, a permis d’avoir un référentiel pour le plus grand nombre afin de mieux comprendre cette culture. Il y a souvent une vision "exotisante" des cultures créoles.
Est-ce que c’est important que les personnes concernées par cette culture s’en emparent ?
Totalement. C’est important de ne pas juste suivre une tendance noire américaine qu’on glorifie au point de se limiter à cette vision, ou bien d’attendre que le continent africain s’en empare. Comme les cultures créoles ont un peu "le cul entre deux chaises", avec une culture métissée et différentes racines, on ne peut pas estimer qu’on est seulement des Afro-Descendants.
Il ne faut pas oublier les communautés indiennes qui sont pour beaucoup pour l’esthétique de nos tenues. Le madras vient par exemple de là, le colombo ou le gingembre aussi. Nos référents culinaires, vestimentaires et même au niveau des bijoux, se croisent avec l’Europe, l’Asie du Sud et l’Afrique. C’est l’histoire de plusieurs communautés qui ont recréé quelque chose d’inattendu. Malgré la contrainte de la colonisation, elles ont trouvé une brèche pour respirer et la marque représente cet esprit-là. C’est un cri d’émancipation. On peut exister sans attendre que quelqu’un d’autre fasse un bref hommage à nos cultures.
Ceux qui essayent de créer des choses en Outre-Mer s’inspirent trop des marques occidentales, ils n’arrivent pas à aller assez loin. Leur référentiel n’est pas suffisamment celui des cultures créoles. Il s’agit de réussir à exister sans être déguisé en prenant de la distance. J’ai mis du temps à réussir à le faire. C’est un grand travail de déconstruction.
On voit dans les mannequins de vos collections, qu’il y a des profils différents des autres marques. Était-ce une volonté ?
J’essaye de taper juste, je n’aime pas les profils types mannequin. Beaucoup de personnes me disent qu’ils ont l’impression de voir des gens aperçus dans la rue. Je choisis des personnes qui me rappellent des gens avec qui j’étais au lycée, des membres de ma famille. Je suis sensible à leur énergie. J’essaye d’avoir une forme de vérité et que les personnes se sentent en symbiose avec les vêtements qu’elles portent.
Un ami caucasien m’a dit une fois lors de mon premier show : "Il n’y a pas beaucoup de blancs, je ne me sens pas trop représenté." Je voulais lui dire : mais qu’est-ce que je vis, moi, au quotidien ! C’est tout le combat de ma marque, représenter justement une réalité qui n’est pas la sienne. Si j’ai envie de mettre des personnes blanches, et il y en a dans mes collections, je le fais spontanément. Je n’ai pas envie de faire un quota inversé. C’est important d’avoir une balance de profils qui existent dans la société.
Mon directeur de casting a découvert un des mannequins hier à la salle de sport. C’est sa première fois en tant que modèle. J’aime intégrer des personnes qui ne sont absolument pas mannequins. Je trouve ça beaucoup plus juste.
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