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Handicap, couleur de peau, mensurations... Dans la mode, la diversité fait de maigres progrès

La mode reflète-t-elle la société ? Censées représenter l'idéal féminin, les mannequins, souvent blanches, grandes et minces, sont jugées trop homogènes. Mais la situation commence à évoluer.

Article rédigé par Marie-Adélaïde Scigacz
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
La top model canadienne Chantelle Brown-Young, surnommée Winnie Harlow, défile pour Topshop lors de  la Fashion Week de Londres, le 16 septembre 2014.  (JOEL RYAN / INVASION / AP / SIPA)

Jeudi 12 février, Winnie Harlow, 19 ans, s'avance sur la piste. Repérée en 2014 dans une émission de télévision américaine, "America's next top model", la Canadienne illumine le défilé de la marque espagnole Desigual dont elle est une égérie. Elle sourit, tourne sur elle-même et gratifie au passage une consœur qui la rejoint sur le podium d'un sincère "high five", sous les flashs crépitants des médias du monde entier. En chœur, ils s'extasient devant la première mannequin atteinte de vitiligo, une maladie de peau qui dessine de larges taches blanches sur sa peau noire. De l'audace, vous dites ? 

A la Fashion Week de New York, une poignée de créateurs sont entrés pour de bon dans l'ère de la diversité. Une comédienne trisomique en petite robe noire pour Carrie Hammer ; des mannequins amputés, en fauteuil roulant ou sur des béquilles chez le collectif de designers italiens FTL Moda ; la ronde Denise Bidot sublimée dans les corsets structurés de la marque Chromat et des modèles de toutes tailles et de toutes couleurs dans la collection de Kanye West pour Adidas, etc. La différence est-elle à la mode ?

Pour en avoir le cœur net, francetv info revient, à l'occasion du lancement, mardi 3 mars, de la Fashion Week prêt-à-porter parisienne, sur ce débat qui agite la puissante industrie du look et de la beauté. 

La diversité n'est pas anodine

"Le fait de choisir une mannequin plutôt qu'une autre, cela veut dire quelque chose", explique le créateur belge et consultant Benoît Béthume, interrogé par francetv info. "Quand on prend la décision d'engager un modèle petit, grand, gros, atypique, etc, cela fait autant partie du message de mode que le vêtement lui-même." Pour Christian Poulot, éditeur du site Le Modalogue et enseignant à l'Institut français de la mode ainsi qu'à l'école Mod'Art, "il y a chez les jeunes créateurs un désir de marquer leur différence, d'essayer d'apparaître sur le devant de la scène en faisant des choix qu'on peut qualifier de 'transgressifs', relève-t-il. C'est ce qu'a fait Jean Paul Gaultier dans les années 1980, quand il a choisi ses mannequins dans la rue. Il s'est alors positionné contre les modèles de l'époque." D'ailleurs, de Velvet d'Amour à Conchita Wurst en passant par Beth Ditto, Rossy de Palma ou Nabilla, le créateur français n'a jamais cessé de jouer avec la norme. 

Beth Ditto, la chanteuse du groupe Gossip, dans un défilé de Jean Paul Gaultier, le 2 octobre 2010, à Paris. (© BENOIT TESSIER / REUTERS / X02011)

Outre l'intérêt évident de telles initiatives en termes de communication, le choix de modèles hors du commun sert à véhiculer une certaine idée de la mode (à la façon de Rick Owens), voire un message militant, version McQueen.

Quelqu'un comme Alexander McQueen, en plus d'avoir voulu attirer le focus sur lui en utilisant notamment des mannequins handicapées, voulait faire passer un message. Il était un créateur véritablement engagé qui disait par ce biais : 'Acceptons la différence'.

Christian Poulot, fondateur du Modalogue

interrogé par francetv info

Ainsi, dans les années 1990, le Britannique a sublimé Aimee Mullins, une athlète et mannequin américaine amputée des deux jambes. Avec ses prothèses de créateurs, finement sculptées, elle défile pour lui en 1999 et s'affiche en couverture des titres les plus pointus de la presse spécialisée, comme I-D et Dazed & Confused.

Elle est un combat de (très) longue date 

La question de la diversité sur les podiums s'est posée dès 1962 quand, visionnaire, le couturier Yves Saint Laurent fait défiler Fidelia, la première top noire. "Il était un grand coloriste et trouvait simplement que les peaux noires donnaient plus d'éclat à la couleur. Ce qui est vrai", relève Martine Villelongue, historienne de la mode et directrice de l'université de la mode (Lyon-2). Vingt ans plus tard, quand il fait de la top guinéenne Katoucha son égérie, de nombreux créateurs lui ont déjà emboîté le pas. Parmi eux, Paco Rabanne, "sifflé par la presse américaine quand il fait défiler des mannequins noires pour la première fois, rappelle toutefois Christian Poulot. A l'époque, l'establishment de la mode ne comprend pas cette décision." 

Car les canons de la beauté occidentale, relativement stables depuis les années 1960, ont la peau dure (et blanche), explique à son tour le sociologue Frédéric Monneyron, spécialiste de la mode. Chez les tops, la norme exige d'être "mince, longiforme, plutôt blonde", et ce depuis Twiggy, la première mannequin star, résume-t-il, tout en concédant des modes passagères (il cite notamment le succès, à la fin des années 1990, de l'incontournable Sud-Soudanaise Alek Wek). Benoît Béthume met également en garde contre un "discours hypocrite" : "Sur la question du physique, on voit bien, en travaillant avec les créateurs, qu'il y a des corps qui leur parlent plus que d'autres : ils veulent un corps fin, standard, pour que le vêtement tombe bien, etc." Un argument pragmatique, d'apparence neutre, qui revient sans cesse dès que l'industrie est critiquée pour son caractère uniforme. Ainsi, en 2014, près de 79% des mannequins engagées pour défiler à la Fashion Week de New York étaient blanches, a calculé le site Jezebel.

Des mannequins défilent pour Calvin Klein, le 13 septembre 2012, à New York. (MIKE COPPOLA / GETTY IMAGES NORTH AMERICA / AFP)

Pour expliquer le rôle prétexte des mannequins de couleur dans certains défilés, l'Américaine Ashley Mears, ancienne mannequin devenue sociologue, a développé dans ses travaux le concept de "racisme doux". C'est lui, explique-t-elle, qui confine les non-Blanches dans le rôle de caution ethnique, résume La vie des idées. La jeune égérie britannico-indienne de Burberry, Neelam Gill, a récemment évoqué le sujet avec sa consœur de prestige, la top noire Jourdan Dunn, a-t-elle confié à Elle.com.

Jourdan Dunn m'a dit : 'Tu sais que l'industrie est raciste, mais tu dois rester positive. Tu as déjà parcouru tant de chemin [et] les choses vont aller de mieux en mieux'.

Neelam Gill, mannequin britannique d'origine indienne

Elle.com

Jourdan Dunn (à g.) et Neelam Gill, à New York, le 10 février 2015.  (SIPANY / SIPA / SIPA USA)

Du côté des mannequins grande taille, même constat. "Dans la mode, les rondes servent un peu de caution", souligne Catherine Wallemacq, co-fondatrice du collectif Fat positivity Belgique. "On a le mérite d'être parfois représentées, mais on joue aussi la bête de foire de service", déplore-t-elle. Quand Denise Bidot défile, ou que Tess Holliday devient la mannequin la plus grosse jamais signée dans une agence classique, Catherine Wallemacq refuse de "cracher dans la soupe". "C'est bien quand on peut avoir des représentations qui changent [sur les rondes]." Et de conclure, pas dupe : "Maintenant que la diversité fait vendre, elle sert de prétexte, mais au fond, il n'y a aucune réflexion structurelle sur le problème des normes véhiculées par le monde de la mode."

La diversité est aussi un enjeu économique 

"La mode choisit de mettre sur le devant de la scène une fille comme Winnie Harlow [Chantelle Brown-Young], parce que cela répond à une demande à un instant précis, mais les schémas restent fixes (...). Le marché ne doit pas être heurté", poursuit Christian Poulot. Pour ce spécialiste, l'industrie vit tiraillée entre deux conceptions : l'une est "marketing", incarnée par le discours des marques, et l'autre "artistique", la vision défendue par les créateurs. "Marc Jacobs peut vouloir faire défiler telle ou telle fille, parce que c'est une muse, qu'elle soit grande, petite, comme ci ou comme ça, qu'importe...  Mais une marque peut dire : 'Non, elle ne colle pas à nos impératifs'. On ne peut pas s'attendre à ce qu'Andrej Pejic [top model transgenre] défile demain pour Hermès, c'est comme ça", résume-t-il.

Cependant, la mode n'a d'autre choix que d'élargir ses standards. Notamment pour conquérir de nouveaux marchés, indique à francetv info le sociologue Frédéric Monneyron : "L'apparition de mannequins asiatiques (...) accompagne le développement du marché du luxe dans des pays comme la Chine." Martine Villelongue abonde en ce sens. "La mode n'est plus française, ni italienne, ni new-yorkaise. Elle est mondiale, et doit donc s'adresser à tous", conclut l'historienne. Y compris aux communautés nées des métissages et des migrations, relève Christian Poulot.

On vit dans une multiplicité, une diversité positive. [L'industrie de la mode] ne peut ignorer, exclure, des gens que l'on croise au quotidien, sous quelque prétexte que ce soit, parce que plus grand, pas de la 'bonne' couleur de peau ou parce qu'il lui manque une jambe. Tout le monde porte des vêtements.

Christian Poulot, fondateur du blog Le Modalogue

interrogé par francetv info

Comme la mode s'inspire de la rue, selon la formule consacrée, elle subit aussi l'influence d'internet. En particulier celle des réseaux sociaux. "Sur Instagram notamment, on trouve des individus qui, hors d'un système traditionnel, font, par leurs initiatives, émerger un modèle différent, se félicite Christian Poulot. On y voit d'autres modèles, d'autres représentations de la femme, de l'homme, de la taille."

Il cite l'exemple des blogueuses "plus size" : "Elles se mettent en situation avec leurs vêtements au quotidien et là, il se passe quelque chose. Elles disent : 'Je suis glamour même si je fais du 52', et cela fonctionne. On n'a pas accès à ce discours ailleurs que sur ce médium", relève-t-il. Y compris sur les podiums, où les différences sont encore perçues comme des entorses à la règle. Pour l'instant.

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