Interview "Je pense qu'elle avait une vraie sensibilité à l'art et à la littérature" : Anne Vogt-Bordure signe la première biographie de la couturière Jenny Sacerdote

Jenny Sacerdote fut, avec Coco Chanel, une des plus grandes créatrices du début du XXe siècle et une visionnaire de la femme contemporaine française.
Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
Détail de la couverture du livre "Une idée de Jenny" d'Anne Vogt-Bordure (Éditions Récits). (DR / STUDIO EDITIONS DES SOIXANTE 2024)

Jenny Sacerdote, de son vrai nom, Jeanne Adèle Bernard (1868-1962), est une jeune couturière du Périgord montée à Paris pour lancer sa carrière. Formée chez Jeanne Paquin, elle fonde, en 1909, la maison de haute couture Jenny, rue de Castiglione. Elle déménage sur les Champs-Elysées en 1914, puis rue Royale en 1934.

Figure majeure de l'entre-deux-guerres, pionnière dans de nombreux domaines, combative et féministe avant l'heure, elle révolutionna la mode par son approche artistique, mais aussi technique et colorimétrique. Elle fut internationalement connue pour l'élégance et la simplicité de ses créations dans les années 1930. Deuxième femme en France à être nommée chevalier de la Légion d'honneur, elle a pourtant laissé peu de traces dans le monde de la mode française.

Anne Vogt-Bordure, lui consacre une biographie, Une idée de Jenny aux éditions Récits, et a également lancé La Suite Jenny Sacerdote, marque membre de la Fédération française de la couture sur-mesure. Rencontre et découverte.

Quand avez-vous découvert Jenny Sacerdote, qui fut à la tête de 1909 à 1948 de l'une des maisons de haute couture les plus en vue de son époque ?
Anne Vogt-Bordure : Le tout premier souvenir que j'en ai, c'était en me promenant à Périgueux, en Dordogne. Il y avait une pancarte portant son nom devant un lieu proposant une exposition consacrée à des femmes. Je me suis demandé qui était cette personne et j'ai voulu en savoir plus. Au début, j'ai acheté des ouvrages sur la mode et j'ai trouvé peu de choses la mentionnant, alors cela a titillé ma curiosité. Un des tout premiers témoignages que j'ai trouvé, ensuite, était celui d'une historienne dans un article publié sur le site web de Franceinfo culture.

Pourquoi vous êtes-vous intéressée à celle qui a habillé Arletty, mais aussi la sœur et la mère de Fred Astaire, Mary Pickford ou encore la comtesse Greffulhe, la reine d'Égypte Om Habibeh et l'impératrice du Japon ?
J'ai fait une école de commerce en gestion financière et, en parallèle, intéressée par l'art, j'ai fait un master sur les artisans de mobilier anglais du XVIIIe siècle. J'ai continué avec un DEA pour lequel j'ai travaillé sur les artistes femmes au travers de l'histoire d'Helen Frankenthaler, expressionniste abstraite américaine, moins connue que Mark Rothko ou Jackson Pollock. Puis, à l'École des hautes études en sciences sociales, j'ai poursuivi mes recherches sur les trajectoires des artistes femmes : c'est certainement pourquoi, des années plus tard, Jenny Sacerdote m'a intéressée.

C'est resté dans ma tête jusqu'au jour où j'ai décidé de remonter à la source de cette histoire. J'ai lu les magazines de l'époque 1904 à 1960 qui pouvaient parler de mode, d'actualité, de théâtre, d'art... J'avais retracé les grandes lignes et, au moment du Covid, face à toutes ces archives, m'est venue l'idée de reconstruire son histoire de manière plus détaillée en lui consacrant un ouvrage.

Vous avez mené une enquête de cinq ans, collecté plus de 500 articles de presse, documents administratifs, témoignages familiaux, procès-verbaux.
Oui, j'étais toutes les semaines à la Bibliothèque nationale de France puis aux Archives de Paris. J'ai découvert tous les dessins et modèles qui avaient été déposés aux Prud'hommes, car on ne les déposait pas à l'époque à l'INPI (Institut national de la propriété industrielle) et j'ai pu avoir accès à toutes ses boîtes dont certaines encore scellées. J'ai ainsi retrouvé son premier acte de mariage avec Lucien Moreau qui explique tout ce qu'elle a apporté au foyer, puis son procès pour divorce qui a duré cinq ans. C'est incroyable, dans une lettre, elle lui explique qu'elle ne peut pas vivre avec un goujat et, que malgré les gendarmes, cela se passera comme elle le veut ! J'ai aussi trouvé une autre lettre qui s'appelle "Vive la France", écrite à sa nièce, à la fin de la guerre, où elle l'encourage à reprendre goût à la vie.

Double-page Un peu de tout pour le beau temps, "Femina", 1917. (DR)

Elle était proche des artistes et considérée, elle-même, comme une artiste ?
Elle voulait être enseignante, mais son destin a été modifié suite à son premier mariage. Je pense qu'elle avait une vraie sensibilité à l'art et à la littérature : elle côtoyait beaucoup le milieu des metteurs en scène, des écrivains de pièces de théâtre. Elle était ainsi proche de Georges Courteline, qui la considérait comme une artiste, et dans son entourage, il y avait aussi Lucien Guitry. Peut-être qu'elle a été une personnalité inspirante de son époque puisqu'elle a été peinte par Gervex, Domergue, Van Dongen.

C'était une femme de caractère, une battante ?
C'était une personne dynamique qui avait envie de prendre une revanche sur la vie, car née de père inconnu. J'imagine qu'elle avait une force de caractère, une soif d'apprendre, une grande curiosité. Elle a été, ensuite, mariée avec Achille Sacerdote qui l'a certainement conseillé pour trouver le bon notaire, les bons avocats pour faire les statuts de sa société, pour s'entourer des bons banquiers, mais c'est elle l'entrepreneur qui a fait les prêts.

Femme de caractère, lors de la Première Guerre mondiale, elle n'a pas licencié une seule de ses ouvrières en imaginant des possibilités pour faire vivre sa maison et continuer à vendre et à produire dans les pays qui n'étaient pas en guerre. En 1923, elle fait une levée de fonds alors que, même aujourd'hui, les femmes ont du mal dans l'entrepreneuriat à faire des levées de fonds. Elle a possédé deux immeubles où il y avait plus de 1 000 ouvrières.

Couverture du livre "Une idée de Jenny" d'Anne Vogt-Bordure (Éditions Récits). (DR / STUDIO EDITIONS DES SOIXANTE 2024)

Elle est à l'origine de coupes et méthodes encore utilisées de nos jours ?
Oui. Par exemple, elle a adopté l'asymétrie très rapidement, elle a sorti la robe tunique, la même année que Patou. Elle a inventé une robe manteau tout-en-un et la robe-tablier qui s'ouvre sur le devant. Pendant la Première guerre, elle a confectionné des robes à base de rubans, car on était en pénurie de matériaux, puis elle s'est mise à faire des robes entières en bandelettes. Après, elle a gardé ces effets de bandelettes qu'elle a détournées pour des ornements sur les manches, sur le bas de la robe.

Dès la Première Guerre mondiale, elle a utilisé le frangé (ne pas faire l'ourlet) et gardé ce côté effrangé des finitions sur le bas de la jupe, sur des manches de vestes. C'était très contemporain. En 1923, pour réduire les coûts et pour que le plus grand nombre de femmes ait accès à ces créations, elle a remplacé les perles au bas des jupes par des plissés bijoux.

Pochoir sur papier chinois, "Les Idées nouvelles de la mode et des arts", 1922. (DR)

Son œuvre a été oubliée par l'histoire alors que certaines de ses créations sont dans des musées du monde entier ?
Il y a eu, il y a quelques années, une très belle exposition aux Arts déco consacrée à la comtesse Greffulhe où était présentée une de ses robes : toute rose, elle était somptueuse, brodée sur le devant et dotée d'une longue traîne.

Vous n'avez pas seulement écrit sa biographie, vous avez relancé, en 2018, sa marque.
Ma mère faisait de la couture et mon arrière-grand-mère avait sa petite entreprise de couture alors, depuis toute petite, je fais des choses, mais à un niveau ultrabasique. J'ai créé une société en sourçant des artisans français pour travailler en circuit court sur Paris. Je laisse accomplir le travail à de vrais professionnels, mais l'ordinateur reste dans mes capacités : je me suis formée au patronage avec un système ultra-contemporain de Lectra pour redessiner des modèles et en faire des patrons 2D. Mes tissus sont sourcés de stocks dormants de maison de couture.

Jenny collaborait à une revue, Les Patrons de la grande couture : ainsi, j'ai retrouvé ses patrons. Et d'après des photos, grâce aux dessins enregistrés aux Archives de Paris, on a des descriptions et en réunissant tout cela, on peut recréer des pièces le plus fidèlement possible. J'ai réalisé, entre autres, un manteau de 1924, une robe-tablier de 1928 et la robe asymétrique du Grand Prix de l'élégance faite de plusieurs empiècements et datant de 1928.

Grande robe du soir, modèle Salomé, couverture pour le numéro 182, "Les Modes", 1919. (DR)

N'est-ce pas compliqué de réaliser des modèles qui ont plus d'un siècle ?
C'est tout l'intérêt de décliner avec des matériaux d'aujourd'hui : par exemple, la fameuse robe du Grand Prix de l'élégance, je l'ai réalisé en lin, en coton bio. Et on ne se rend pas compte que c'est une robe conçue dans les années 1930 ! C'étaient les années Art déco et tout est ultra-géométrique, mais en retravaillant en velours, en laine, en coton, en denim, en lin, cela propulse le modèle dans une époque contemporaine.

J'ai vendu mes modèles à des amis, à des personnal shoppers, à des personnes qui font de l'image ainsi qu'au concept store Sauvage poésie de Burton of London. J'ai un e-shop où je vends des accessoires comme les écharpes, les suity, que Jenny a développées à partir de 1922.

Ses deux dernières années, j'ai mis la marque en pause, car j'avais à cœur de finaliser cet ouvrage, mais j'ai quand même lancé des prototypes pour des événements organisés par la Fédération française de la couture sur-mesure comme l'exposition Mise en plis à l'hôtel Sofitel Paris Le Faubourg (15 rue Boissy d'Anglas, à Paris) qui présente une série de robes et pièces plissées réalisées par les membres de la Fédération française de la couture sur-mesure, dont bien sûr un modèle de Jenny.

Des projets ?
C'est une aventure passionnante, mais il me faut plus de temps et une équipe. J'espère que le livre suscitera de l'intérêt dans les musées pour montrer davantage de pièces de Jenny. Je vais continuer évidemment à faire revivre ce patrimoine au travers d'expositions, d'animations et pourquoi pas sortir un catalogue et ouvrir un tiers-lieu ! Déjà, dans un premier temps, La Suite Jenny Sacerdote sera présente de juin à septembre 2024 dans la boutique Une autre mode est possible, au 21 rue de Turenne, à Paris.

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