"La Saga des grands magasins" à la Cité de l'architecture : un fabuleux voyage dans le temps, de 1850 à nos jours

Pluridisciplinaire, l'exposition "La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours" réunit 500 œuvres originales provenant des collections inédites des grands magasins. Mêlant architectures, économie, société et arts, elle invite à un très riche retour dans le passé. Instructif.
Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 11min
Exposition "La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours" à la Cité de l'architecture et du patrimoine : perspective pour le projet de restructuration des magasins 1, 2 et 4 de la Samaritaine vers 1932. (FONDS CHARPENTIER, LOUIS-MARIE et JACQUES)

À travers une scénographie recréant l'expérience de ces temples de la consommation, l'exposition La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours à la Cité de l'architecture et du patrimoine à Paris, jusqu'en avril 2025, montre comment ces lieux reflètent les évolutions de nos sociétés de leur âge d'or (1850 -1930), à la machine à vendre (1930-1980), puis à leur remise en question des années 1980 jusqu'à aujourd'hui.

La visite est chronologique, géographique, nationale et internationale : "C'est une histoire architecturale mais pas seulement, elle est aussi sociale, économique, commerciale, culturelle et artistique. Elle montre comment les grands magasins, à travers leur évolution, nous renseignent autant qu'ils contribuent à éclairer les émotions de la société dans laquelle nous évoluons encore aujourd'hui", affirme, en préambule de cette riche visite guidée, une des trois commissaires de l'exposition. Isabelle Marquette et Elvira Férault sont chargées de la partie historique et Christelle Lecoeur de la partie contemporaine.

L'âge d'or des grands magasins (1850-1930)

Le développement des transports, de l'industrie et l'urbanisation des villes occasionnent au XIXe siècle son émergence : "Le grand magasin s'inscrit dans un paysage commercial assez riche puisque depuis le début du XIXe siècle, on peut voir les passages couverts, les magasins de nouveauté, les grands bazars.

À une échelle colossale, il va offrir, dans une architecture spécialement dédiée, la possibilité de trouver tout type de marchandise en un seul endroit avec une nouvelle manière de vendre beaucoup, à petit prix", explique l'une des commissaires, ce n'est pas qu'un lieu de commerce, c'est un lieu de sociabilité dès le début, où il ne s'agit pas que d'acheter mais aussi de pouvoir se détendre et d'avoir accès à des innovations, comme le cinéma."

Exposition "La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours" à la Cité de l'architecture et du patrimoine : étude en élévation pour le pavillon Primavera à l'Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes, Henri Sauvage, 1925. (FONDS SAUVAGE HENRI 1873-1932)

À la suite d'opérations immobilières, les bâtiments se transforment par des extensions successives avec dômes, vitrines, marquises à l'extérieur, espaces organisés autour d'un hall monumental surmonté d'une verrière aux vitraux chatoyants. Au cœur de l'atrium central, les escaliers pourvus de garde-corps aux ferronneries ouvragées distribuent l'espace. Outre les photos de ceux-ci, on peut admirer ici le garde-corps du Bon Marché signé Brantes en 1923 et l'escalier monumental de Majorelle des Galeries Lafayette démonté en 1974.

"La naissance de ce nouveau type architectural prend place dans la ville et domine l'espace urbain : il se présente un peu tel des palais avec des rotondes, des effets décoratifs pour que le grand magasin attire le chaland, l'arrête, lui donne envie d'entrer" commente-t-elle. Tout concourt à transformer la visite en spectacle : qui pourrait oublier la narration faite par l'écrivain Émile Zola dans Au bonheur des Dames des rayonnages, des mobiliers chargés de marchandises...

Exposition "La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours" à la Cité de l'architecture et du patrimoine à Paris : élément de mobilier. (CITE DE L'ARCHITECTURE ET DU PATRIMOINE)

L'entrée libre sans obligation d'achat, les prix fixes et affichés, l'abondance des marchandises, la possibilité de toucher les articles puis de les échanger, la livraison à domicile et le développement de la vente par correspondance caractérisent les nouvelles techniques commerciales. Des expositions temporaires, des périodes de soldes maintiennent l'attractivité de l'enseigne entretenue par une riche production publicitaire. Dès le dernier quart du XIXe siècle, se développent des services : salons de lecture, boudoirs, salles de spectacles et de concerts, espaces de restauration, d'expositions, salons de coiffure, cours de maintien et défilés de mode. "Dans la seconde moitié du XIXe, c'est un nouveau rapport à la consommation associé aux plaisirs avec la naissance du shopping", souligne la commissaire.

L'histoire a retenu la forte personnalité, ambitieuse et visionnaire, des fondateurs – Aristide et Marguerite Boucicaut, Ernest Cognacq et Marie-Louise Jaÿ – qui personnifient l'entreprise et fédèrent la communauté des employés. Leur composition masculine au XIXe siècle se féminisera par la suite. "Leur nombre croît et donne naissance à un modèle, le paternalisme social, avec certains acquis sociaux (prévoyance maladie…)", explique la commissaire d'exposition. Les employés sont logés et nourris, peuvent bénéficier d'assistance médicale, de cours du soir, de pouponnières, de fonds de retraite. Cette supervision de la vie des salariés est contraignante dans la mesure où les acquis sociaux sont obtenus en échange d'une corvéabilité et la soumission à des conditions de travail pénibles. Les employés se fédèrent pour obtenir des assouplissements et les premières grèves éclatent dès les années 1860. Durant l'entre-deux-guerres, les grands magasins incarnent le luxe, le bon goût et la joie de vivre, "mais ils commencent à connaître les premiers signes d'essoufflement et vont tâcher de diversifier leur offre en fondant les magasins à prix uniques (Prisunic, Monoprix, au début des années 1930), souligne-t-elle encore.

Le grand magasin, une machine à vendre (1930-1980)

Dès 1928, les directeurs de grands magasins à travers le monde se regroupent en association afin de développer des stratégies commerciales à l'échelle internationale. Des bureaux de recherche analysent les clientèles, des services sont mutualisés et externalisés, notamment l'approvisionnement des marchandises. Alors que le chef de rayon était seul responsable du choix des articles, cette tâche est désormais prise en charge par une centrale d'achat. Les produits vendus deviennent identiques dans tous les magasins relevant d'une même enseigne. Les politiques de recrutements évoluent, les nouveaux salariés, souvent plus qualifiées, ont suivi des études spécialisées dans la vente ou le commerce et de nouveaux métiers émergent (chargé de publicité et de communication ou de designers).

Au cours des années 1930, puis après la Seconde Guerre mondiale, "les grands magasins repensent leur modèle en terme architectural : on va passer d'une théâtralité avec des espaces flamboyants à une rationalisation. Pour augmenter les surfaces de ventes, on va clôturer les ouvertures des façades pour avoir un éclairage électrique toujours identique qui permet de perdre la notion du temps", explique l'une des commissaires. Les escaliers d'apparat sont remplacés par des escalators qui optimisent la gestion des flux des clients tout en offrant des vues plongeantes sur les rayons. Il s'agit d'attirer les clients et de les faire évoluer d'un bâtiment à l'autre sans sortir grâce à l'aménagement de passerelles.

Exposition "La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours" à la Cité de l'architecture et du patrimoine : illuminations du Bazar de l'hôtel de ville (BHV), à Paris, Léon Gimpel, décembre 1931. (GALERIE LUMIERE DES ROSES)

Pendant les Trente Glorieuses, pour s'adapter aux réalités de la société de consommation de masse, les grands magasins diversifient leurs activités, investissent dans d'autres secteurs et développent de nouvelles filiales. La concurrence s'intensifie avec l'essor des centres commerciaux et des malls en périphérie des villes. Face à ces nouvelles formes de commerce, de grands magasins confirment leur positionnement vers le luxe. L'une des stratégies consiste à maintenir une effervescence permanente avec des grandes expositions ou des défilés de mode. Les dirigeants n'hésitent pas à solliciter artistes, architectes et designers pour créer des environnements capables de faire rêver leur clientèle.

Les années 1950 et 1960 marquent l'apogée commercial du grand magasin. L'importante place occupée par les adolescents dans la société se reflète dans leur stratégie : ils développent des rayons dédiés – la maison Dior crée Miss Dior en 1967 et Pierre Cardin invente Pierre Cardin Jeunesse. C'est aussi l'arrivée du prêt-à-porter en France. Désormais, les vêtements s'achètent à des tailles standards, favorisant l'achat en direct auprès des fabricants. L'introduction du prêt-à-porter est l'occasion d'inviter de jeunes créateurs : Sonia Rykiel, sous la marque Laura, est la première créatrice à avoir un corner spécial aux Galeries Lafayette.

Le renouveau des grands magasins (1980-2025)

Suite aux crises qui ont bouleversé le monde économique et financier à la fin des années 1970, le paysage commercial est modifié et certaines enseignes ne se relèvent pas des chocs pétroliers. "C'est un moment compliqué de crise qui va influer sur la consommation des ménages. On voit des bouleversements technologiques (carte de crédit, informatique, avènement d'internet)", souligne Christelle Lecoeur, architecte, docteure en architecture et commissaire associée.

De nouvelles constructions et aménagements visent à retrouver leur magnificence originelle en laissant entrer la lumière naturelle et en favorisant les perspectives intérieures et extérieures. En tant qu'acteurs de la société de consommation, ils s'engagent sur des sujets contemporains tels que l'écologie, le développement durable, les questions de genre ou les nouvelles technologies. Les grandes enseignes qui cherchent à renouer avec leur histoire redécouvrent la valeur patrimoniale et commerciale de leur architecture un temps négligée. "Une des manières de se renouveler, c'est de reconquérir son patrimoine", précise Christelle Lecoeur. À la fin du XXe siècle, le grand magasin s'affirme comme un bien culturel et plusieurs édifices obtiennent des protections au titre des Monuments historiques ou bénéficient d'opérations de restauration. Ces travaux de réhabilitation remettent à l'honneur façades et décors et les enseignes célèbrent les anniversaires de leur fondation ou l'inauguration de leurs édifices originels.

Exposition "La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours" à la Cité de l'architecture et du patrimoine : Selfridges Birmingham, Jan Kaplicky et Amanda Levete. Future Systems, 2003. (SOREN AAGAARD)

À partir des années 1990 et 2000, les grands magasins redeviennent conscients de l'importance de leur implantation et de leur visibilité au sein de l'espace urbain, notamment en ville. Cette implantation est un vecteur d'attractivité, plébiscité par les politiques publiques pour contrer le phénomène de désertification que connaissent les centres-villes dans les années 2000. Dès la fin du siècle, les grands enseignes confient à des architectes de premiers plans le design, la réhabilitation ou la construction de nouveaux édifices comme le montrent les nouvelles maquettes présentées ici.

Les grands magasins doivent intégrer les mutations contemporaines et témoigner de leur engagement face aux enjeux environnementaux, sociaux, sanitaires ou technologiques. La stratégie commerciale est de s'approprier des secteurs tels que l'écologie, la lutte contre la surconsommation, l'inclusion sociale ou la diversité. Ils se confrontent aussi aux enjeux environnementaux (dépenses énergétiques, déchets liés à l'emballage et au transport). Les tentatives pour proposer des marchandises biosourcées, recyclées ou de seconde main se multiplient jusqu'à devenir un argument publicitaire. Enfin, ces établissements se rapprochent du milieu culturel en organisant des expositions, en créant des fondations et en soutenant la création contemporaine. "La dimension artistique va être un outil pour renouveler les grands magasins", conclut Christelle Lecoeur.

Exposition La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours jusqu'au 6 avril 2025. Cité de l'architecture et du patrimoine, 1 place du Trocadéro, 75016 Paris.

Affiche de l'exposition "La Saga des grands magasins. De 1850 à nos jours" à la Cité de l'architecture et du patrimoine, à Paris. (DR)

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