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Haute couture automne-hiver 2022-23 : le couturier Julien Fournié et le spécialiste de la maille Aloys Picaud décortiquent une robe réalisée à 4 mains

Les maisons sont habituellement discrètes sur leurs créations. Le couturier Julien Fournié détaille la genèse d'une robe de sa collection haute couture automne-hiver 2022-23 réalisée avec le spécialiste de la maille Aloys Picaud. Rencontre croisée.

Article rédigé par Corinne Jeammet
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié
Temps de lecture : 12min
Robe haute couture automne-hiver 2022-23 Julien Fournié réalisée avec le spécialiste de la maille Aloys Picaud, lors du défilé parisien le 5 juillet 2022 (GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP)

Lauréat des Grands Prix de la Création de la Ville de Paris en 2010, Julien Fournié a lancé sa marque en 2009. Il défile dans le calendrier officiel de la Fédération de la haute couture et de la mode, en tant que membre invité depuis 2011, et sous le label haute couture depuis 2017.

Rencontré dans son atelier parisien, en juin, alors qu'il était en pleine préparation de sa haute couture First Creatures pour l'automne-hiver 2022-23, qui a défilé le 5 juillet, Julien Fournié explique un des modèles phares de sa collection, pour lequel il a fait appel au spécialiste de la maille Aloys Picaud. Une rencontre croisée passionnante.

Le couturier Julien Fournié, juin 2022 (Delphine Royer)

Domaine d'excellence, la haute couture française est le fruit du travail d'un créateur mais aussi de ses précieux collaborateurs : brodeurs, plumassiers, plisseurs et aussi spécialistes de la maille comme Aloys Picaud. Formé à l’École de la Maille de Paris, ce dernier a aussi étudié le costume de scène, la broderie et la plumasserie. Il travaille une matière qui tire sa richesse du fait qu’elle naît d’un seul fil : elle peut être créée en forme, en volume. Sa société Aloys Picaud Studio Maille recherche de nouveaux procédés ou matériaux, jusqu’à la création de ces derniers. Son ambition : élever la maille au rang d’art.

Franceinfo culture : Quelle est l'inspiration de votre collection haute couture automne-hiver 2022-23 ? 
Julien Fournié : La collection First Creatures (premières créatures) arrive après une période de Covid compliquée. Je n'ai pas défilé sur les podiums depuis deux ans : cela fait donc quatre collections montrées en digital. Pour mon retour, j'avais envie de rééchanter le monde. Je suis parti sur un univers onirique avec des clins d'oeils à tout ce qu'on aime : des femmes super héroïnes venues sauver le monde après une période compliquée. Elles sont issues d'un univers mi sous-marin, mi-interstellaire.

JULIEN FOURNIÉ HAUTE COUTURE First Creatures from Julien Fournié on Vimeo.

Quid des silhouettes, des couleurs et des matières ? 
C'est une collection très sombre avec des scintillements et des lumières ténues. Je ne voulais pas que cela soit sparkling (ndlr : scintillant), ni ultra brodé. Ces femmes sont parées de lumières interstellaires ou sous-marines, un peu comme les poissons. Il y a beaucoup d'organicité, c'est-à-dire que toutes les découpes sont ultra anatomiques : elles évoquent les scarabées, les raies mantas, les rostres d'insectes... mais sans tomber dans des choses trop piquantes. On n'est pas du tout muglérien ! C'est une anatomie très douce et très proche du corps.

Côté silhouettes, le mot d'ordre c'est l'élongation des corps avec des fourreaux, des trompe l'oeil de robes suspendues réalisées avec du tulle illusion pour que l'on ait l'impression que les tissus sont tatoués directement sur le corps, des décolletés plongeants. J'ai repris mes obsessions anatomiques (ndlr : ses toutes premières collections) et je reviens à mon ADN. On a aussi du tailleur masculin, des smokings agencés différemment, des portés déconstruits. J'ai enlevé ce qui est superfétatoire !

Côté matières, on a travaillé sur du tailleur 100% laine, du grain de poudre, avec col en satin. C'est l'éternel masculin redimensionné à la femme. On a des jacquards de lurex sur de la soie. C'est hyper innovant : c'est le résultat d'une recherche et développement faite avec Sfate et Conbier (ndlr : créateur de tissus issu de la tradition des soyeux lyonnais, spécialiste des tissus légers) depuis un an. Quand tu vois les tissus sur le podium, tu as l'impression que c'est entièrement brodé. Mais la broderie, cela peut vite devenir très lourd ! Là du coup, c'est très léger car ce sont des matières perspirantes (ndlr : respirantes). Avec le réchauffement planétaire, les clientes ne veulent plus de matières trop lourdes, surtout au Moyen-Orient et en Chine. Cette notion de légèreté, on la retrouve dans l'influence des fonds marins et ses méduses avec des tissus en jacquard de soie avec des calendrages (ndlr : soie ultra brillante, technique). A noter aussi des bijoux incroyables et très fragiles en verre soufflé réalisés par Adrian Colin (collier et harnais tentacule, méduses, raies manta...) présentés dans le showroom Précious Room de Muriel Piaser.

Et les mannequins ? 
D'habitude, on a tendance à unifier les cabines (ndlr : mannequins). Je trouve que ce n'est plus du tout de notre époque. Cette saison, on a des silhouettes un peu plus masculines, des femmes avec plus d'épaules, d'autres qui n'ont pas de taille, des tailles de jambes différentes. On adapte aussi les maquillages et les coiffures à chacune.

Parmi les 25 modèles de la collection, il y a "Nebula", une robe en maille à laquelle vous tenez particulièrement.
Elle a tous les dogmas de ma collection. C'est un trompe-l'oeil car elle est montée sur du tulle illusion. C'est ce que j'appelle une robe fantôme : avec son dos nu, c'est suspendu. Ses découpes anatomiques évoquent la raie manta et les scintillements ténus du tissu sont comme une constellation. Ce que j'aime beaucoup, c'est qu'Aloys Picaud a choisi une matière qui ressemble à un trou noir et qui absorbe la lumière. Du coup, tu ne vois pas les sequins mais leur brillance... c'est cela que je voulais. Dans le bas de la robe, les fils sont tirés. Cela ressemble à une nébuleuse qui va se mettre à bouger. C'est comme une fourrure d'étincelles !

Croquis Julien Fournié d'une robe haute couture automne-hiver 2022-23 (Julien Fournié)

Comment est né ce modèle ? 
Pour une précédente collection, il y a quelques annéesj'avais fait des applications de gouttes de silicone avec de l'argent massif. J'adorais l'étincelle ténue que cela produisait mais aujourd'hui on n'a plus le droit d'utiliser cette matière. Il y presque deux ans, j'en avais parlé à Aloys Picaud, lui demandant de trouver une maille qui reproduise ce scintillement, sans faire bling-bling. Saison après saison, alors que l'on travaillait sur d'autres modèles de mes collections, il est venu avec des échantillons. Fin 2021, quand j'ai vu son échantillon de tissu avec effet losange, j'ai dit : je pense que l'on l'a. J'ai été fasciné. Ce qui m'intéresse, c'est qu'il y a plusieurs effets. Sur le podium, cela va donner une silhouette scintillante mais seule une cliente, qui regardera de près, se rendra compte qu'il y a un effet visuel nouveau. 

Robe haute couture automne-hiver 2022-23 Julien Fournié réalisée avec le spécialiste de la maille Aloys Picaud, lors du défilé parisien le 5 juillet 2022 (GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP)

Aloys Picaud : Sur ce tissu, toutes les boucles sont faites une par une. Je réalise des boucles sur ma machine, presque un rang sur deux, que je viens tisser entre les mailles. 

Robe haute couture automne-hiver 2022-23 Julien Fournié réalisée avec le spécialiste de la maille Aloys Picaud, lors du défilé parisien le 5 juillet 2022 (GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP)

Comment s'est initiée cette rencontre 
Julien Fournié : La première pièce que m'a faite Aloys Picaud, c'était une jupe en viscose composée de panneaux pour la collection Premier Sortilège, en juillet 2019. Je lui avais demandé qu'elle donne l'impression de se déliquéfier avec des trous, comme si elle était déchiquetée ! Quand on voit la jupe sur le podium, c'est très beau mais les gens ne peuvent pas imaginer le travail. Il faut regarder de près.

Aloys Picaud : Ce projet avait beaucoup évolué : au départ, on était parti sur une robe avec un placement de motifs et, au final, c'est devenu une jupe ! Je venais de commencer, je sortais de l'école. C'était ma première expérience, ma première en haute couture ! Julien Fournié a un patronage très technique et je n'étais pas préparé à cela. J'ai beaucoup appris sur le tas, comment étaient faits les vêtements, comment étaient construits les corps... 

Julien Fournié : Le modèle a évolué car on a appris à se comprendre, à se parler. C'est un technicien de la matière moi je fais de la coupe. Cette robe en maille de la collection automne-hiver 2022-23 a été montée en deux jours mais pour le haut en tulle illusion, il a fallu, quand même, une bonne semaine et demi. Le travail d'Aloys Picaud a pris, quant à lui, un mois. J'ai fait la ligne mais c'est la nature intrinsèque de son travail qui a fait la robe.

Robe haute couture automne-hiver 2022-23 réalisée en collaboration entre Julien Fournié et Aloys Picaud
Robe haute couture automne-hiver 2022-23 réalisée en collaboration entre Julien Fournié et Aloys Picaud Robe haute couture automne-hiver 2022-23 réalisée en collaboration entre Julien Fournié et Aloys Picaud (Julien Fournié)

Quel est votre cursus ?  
Aloys Picaud : J'ai fait un double cursus, styliste modéliste maille et costume de scène. Ce qui m'intéressait, c'était la matière : donc, j'ai intégré d'autres univers comme la broderie ou la plumasserie. J'ai fait un stage de six mois chez le plumassier Julien Vermeulen qui fait beaucoup de développement de matières. Je me suis dit : c'est cela que je veux faire, je veux faire de la matière, je ne veux pas passer mon temps sur un ordinateur à faire des fiches techniques. Je me suis lancé et l'année suivante j'ai rencontré Julien Fournié. 

Julien Vermeulen m'a aidé dans mes premières démarches pour créer une micro entreprise. Après j'ai été accompagné par la Mairie de Paris via les Ateliers de Paris où j'ai passé deux ans en incubateur. Maintenant, j'ai mon espace où je développe une partie consacrée à la haute couture avec des matières qui ne sont pas industrialisables. Je développe aussi des matières pour l'industrie, la bijouterie, l'architecture d'intérieur...

Quel est l'avenir de la maille ?
Aloys Picaud : J'essaye de trouver toutes les possibilités de la maille : c'est un médium qui en offre beaucoup mais elles sont très très peu exploitées. Il y a un problème dans les formations où souvent les machines sont vieilles et les gens mal formés. La maille, c'est plus de 60% des vêtements qui sont produits pourtant ! Le souci, c'est que les gens n'ont pas l'idée d'associer les matières, de jouer sur les contrastes entre le poilu, le sec, le brillant, le mat... Dans les maisons, il n'y a pas forcément des gens qui font des développements sur mesure. 

Julien Fournié : C'est très mathématique la maille, ce sont des feuilles de calcul pour réaliser le bon point. C'est un travail de passion. Aloys Picaud tricote de la plume, du cuir, des paillettes, du velours... Ce que j'aime bien, c'est qu'il regarde dans le passé et essaie d'accompagner une recherche et développement pour réenchanter ce métier. Il sera demain une des personnes essentielles dans le curcus de programmation des maisons de couture pour faire évoluer la maille. Il réfléchit à faire évoluer ce métier. C'est hyper rare. Je suis toujours étonné de voir des jeunes gens qui repoussent les limites.

C'est aussi ce que vous faites dans la haute couture ?
Julien Fournié
: Quand tu as une maison de haute couture, c'est que tu veux être un laboratoire de recherche et développement alliant tradition et innovation. L'innovation, cela veut dire aller chercher de nouvelles technologies, aussi bien dans la réflexion de dessins que dans la fabrication et les nouveaux portés. Il faut que cette haute couture se projette dans les trente prochaines années. Il faut toujours tenter. 

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