"J'essaie toujours de montrer le savoir-faire du continent africain" : le Camerounais Imane Ayissi associe des artisans à la mode occidentale pour sa haute couture
Imane Ayissi est le premier représentant d'Afrique subsaharienne à avoir intégré le calendrier de la haute couture parisienne. Né au Cameroun d'une famille d'artistes et de sportifs, ex-danseur – il a fait partie du Ballet national du Cameroun – et mannequin, il s'est intéressé à la mode dès son enfance. Il a réalisé ses premiers vêtements pour sa mère puis pour l'un des plus grands ateliers du pays avant de s'installer à Paris, où il crée des collections vendues à la demande à des clients privés et sur mesure. Depuis 2010, il présente ses collections pendant la semaine de la haute couture et, depuis 2020, dans le calendrier officiel en tant que membre invité.
Ses vêtements associent les traditions et les réalités africaines à la mode occidentale. Ses collections, qui portent souvent des noms évocateurs en ewondo, sa langue maternelle, combinent artisanat africain, matériaux et tissus de son patrimoine avec l'utilisation d'un design innovant, contemporain et haute couture.
Rencontre passionnante avec un couturier accroché à ses racines mais tourné vers le futur, car engagé dans une production éthique et durable avec l'utilisation de matériaux naturels.
Franceinfo culture : On connaît votre intérêt pour l'artisanat et le savoir-faire africain. En quoi votre marque de luxe est-elle slow fashion ?
Imane Ayissi : Dans mes créations, j'essaie toujours de montrer le savoir-faire du continent africain et de ses artisans. Je travaille avec le Ghana pour les Kentés – des tissages à la main à l'ancienne – et avec le Burkina Faso pour les Faso Dan Fani – des tissus traditionnels en fil de coton réalisés sur des métiers à l'ancienne. Fabriqués sous forme de bandes de 10 à 15 centimètres, il faut les monter à la main pour en faire un vêtement.
J'utilise des matières que le monde connaît peu : quand on parle de mode africaine ou de la matière provenant du continent noir, on met en avant les tissus aux imprimés très colorés, mais l'Afrique a son propre patrimoine textile et j'ai envie de montrer notre identité ! Pour la promouvoir, je mélange les tissus traditionnels avec beaucoup d'autres matières très couture comme des soies lourdes, des dentelles de Calais... Dans ma collection automne-hiver 2023-24, j'utilise essentiellement des fibres naturelles, en association avec de la soie ou de la viscose de bambou, dont la fabrication a un faible impact écologique et qui est biodégradable. L'Afrique a besoin de cette vitrine-là pour que les gens découvrent notre patrimoine textile.
Vous préservez les savoir-faire traditionnels et l’artisanat africain. Quels matériaux préférez-vous ?
Je suis un fou des matières, comme tous les designers. Concernant les matières du continent noir, j'aime bien tout ce qui est brut, même si parfois on ne sait pas quoi faire avec ! J'aime me lancer et voir ce que cela va donner. Il existe des choses très brutes comme l'obom, une écorce d'arbre. Je n'assomme pas le poumon vert de l'Afrique que sont les forêts car c’est un arbre que l'on dépèce mais dont la peau se régénère. Autrefois, les anciens s'habillaient avec. J'aime bien la manipuler, la travailler, la toucher et lui parler. Quand elle arrive brute, je découpe l'écorce pour en faire des fleurs, pour un corsage constitué de rondelles reliées les unes aux autres et brodées de petites perles. C'est un travail minutieux réalisé à la main. J'utilise aussi des teintures naturelles achetées chez les artisans que je connais.
Il y a aussi le raphia, avec lequel je fais des vestes, des manteaux, des tailleurs, et qui borde parfois mes robes. Il arrive, lui aussi, à l'état brut : on peut le colorer, après, il faut le peigner, le lisser, c'est compliqué à travailler, il est têtu ! C'est assez incroyable la manière dont il bouge selon les courbes ou l'allure du modèle. Sur le podium, cela fait une musique, j'adore ça. Je me dis qu'un jour, je ferai une collection totalement en raphia et quand les filles marcheront, il fera la musique.
Sans oublier les dupions, les dentelles, cela dépend des collections. Je fais les salons et je vais chez les fournisseurs de tissus où je passe beaucoup de temps à toucher, regarder de très beaux tissus qui ont servi à certaines grandes maisons comme ceux utilisés, hier, par Alber Elbaz. Les matières me parlent, avec leur grammage, leurs couleurs qui captent la lumière.
Mais aujourd'hui en Afrique, il est difficile d'avoir du coton de bonne qualité car il peut être mélangé avec du polyester. Il vient alors de Chine, alors que le coton est un produit typiquement africain ! Il y a eu des usines qui tournaient très bien dans les années 1950-60 jusqu'aux années 1980, mais beaucoup n'ont pas été renouvelées de façon moderne. Les Etats africains doivent se pencher sur ce problème.
Vous êtes le premier designer subsaharien invité au calendrier de la haute couture. Déplorez-vous que d'autres créateurs africains ne se fassent pas une place à Paris ?
J'avoue, c'est une messe assez restreinte. Que je sois le premier, c'est mieux que rien, je représente toute l'Afrique [il sourit] mais s'il y en avait d'autres, ce serait bien. La haute couture est une excellence avec beaucoup de cases à remplir pour y accéder, comme la prise de conscience de son histoire et des richesses de son continent, la mise en valeur de son savoir-faire.
C’est un peu compliqué, cette prise en compte de la culture africaine : on a toujours eu du mal à associer les créateurs africains au luxe. Mais qui les achète ? Les premiers qui doivent s'en soucier, ce sont pourtant eux ! Ils doivent avoir confiance en leurs designers. Il ne faut pas attendre que ce soit les étrangers qui les achètent. Dans les pays africains, les gens sont habitués à consommer le luxe des autres, mais le luxe, c'est aussi soi-même. C'est une dignité ! Ce n'est pas forcément l'argent, ce sont aussi des idées, des valeurs, la culture du pays.
Vous êtes impliqué dans des formations et le développement d'une industrie textile destinée à favoriser la croissance économique en Afrique. Pourquoi encourager la jeune génération à se faire une place en Afrique plutôt qu’à Paris ?
Je pense que Paris est saturé et qu'il y a encore beaucoup de choses à faire en Afrique, y compris, déjà, l'éducation à la mode, la prise de conscience, tout en redonnant confiance aux jeunes générations qui sont un peu perdues. La plupart veulent prendre la route pour aller chercher l'eldorado ailleurs, mais souvent la course se termine dans les déserts et les océans. C'est catastrophique ! Il faut dire aux jeunes générations que l'eldorado, il est sur place. Moi, j'ai beaucoup souffert pour être ici [à Paris] et ce que j'ai vécu, je ne peux pas le conseiller aux autres !
Alors depuis 11 ans, je travaille avec le CCMC (centre culturel de mode camerounaise) qui propose des formations, des master classes et un concours avec différentes ambassades : aujourd'hui, les gens font la queue pour y participer, mais la première année, il fallait aller les chercher chez eux : les choses changent petit à petit.
Après le Victoria & Albert Museum à Londres, le Brooklyn Museum à New York accueille vos créations au sein de l’exposition "Africa Fashion", qui célèbre l'ingéniosité et l'impact mondial de la mode africaine des années 1950 à aujourd'hui.
Cette exposition est importante pour montrer aux gens qui ne connaissent pas l'Afrique, ou qui ne la découvrent que par les médias, que ce continent est bondé de créativité et que plein de choses se passent avec les nouvelles générations. Il n'y a pas que la misère ! L'exposition montre l'élégance, la créativité, mais il n'y a pas que le vêtement. La mode, c'est tout ce qui nous accompagne dans notre vie : architecture, ameublement, art de la table, maroquinerie, coiffure... Tout le monde a une petite partie de l'Afrique en soi, même si l'on ne veut pas le reconnaître : ne dit-on pas que la vie a commencé en Afrique ?
Que faut-il retenir de votre collection automne-hiver 2023-24 ?
Cette collection s'intitule "Mguilguidigueu - Mteun", ce qui signifie, en langue ewondo du Cameroun, un trait et un cercle. Partout dans le monde, le début d'une œuvre graphique est toujours un ensemble de lignes et de courbes. J'ai découvert Paul Chmaroff, un peintre russe qui utilise des couleurs et des formes floues à tel point que l'on dirait que ses personnages sont en mouvement et vont danser. Comme j'ai fait de la danse, le côté un peu aérien m'a interpellé et j'ai voulu saluer son travail, que j'ai trouvé magnifique. Cette collection est donc, avant tout, une pure recherche de lignes, de formes, de volumes, de mouvements, de couleurs et de textures.
Les formes rondes sont présentes, par exemple, avec ces rondelles en obom montées à la main. On a des idées, on les dessine, après, il faut les réaliser, en trouvant les bonnes matières qui répondent aux formes et volumes que l'on a envie d'obtenir pour qu’un corps puisse bouger dedans.
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