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Récit Des égéries aux défilés spectaculaires, comment Karl Lagerfeld a révolutionné la maison Chanel

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Karl Lagerfeld lors d'un défilé au Grand Palais à Paris, le 5 mars 2013. (PATRICK KOVARIK / AFP)

Le célèbre couturier est mort mardi à l'âge de 85 ans. Son nom est indissociable de la prestigieuse maison Chanel, à qui il a donné une seconde jeunesse dès son arrivée dans les années 80. Franceinfo revient sur ses trois décennies à la tête de la marque. 

"Wo ist Karl ?" (Où est Karl ?) Le 22 janvier dernier, le célèbre journal allemand, Le Frankfurter Allgemeine Zeitung (en allemand), pose la question qui obsède tout le monde à Paris. La veille, sous la nef du Grand Palais, se tient le défilé de la collection printemps–été 2019 de Chanel. Sur la scène finale, les éternelles lunettes noires et le catogan poudré de Karl Lagerfeld font cruellement défaut. Les décors du jardin luxuriant, de la villa avec piscine au soleil artificiel, peinent à faire oublier l'absence du couturier dont on sait la santé fragile.

La maison Chanel publie un communiqué laconique, précisant que Karl Lagerfeld "se sentait fatigué". Du jamais–vu. En plus de trente ans de créations chez Chanel, celui qu'on surnomme le "Kaiser de la mode" n'a jamais manqué un défilé. Moins d'un mois après, le 19 février, Karl Lagerfeld s'est finalement éteint à l'hôpital américain de Neuilly–sur–Seine (Hauts–de–Seine). Il laisse derrière lui une maison orpheline qu'il a fait renaître de ses cendres dans les années 1980.

Dès les années 80, une nouvelle vie pour Chanel

"Chanel n'avait alors plus aucun prestige". Voilà ce que pense le jeune Karl Lagerfeld lorsqu'il reprend les rênes de la célèbre maison, comme il le confiait bien plus tard à Madame Figaro. Depuis la mort de Mademoiselle Coco en 1970, ce fleuron de l'élégance à la française semble endormi. A 49 ans, Karl Lagerfeld est, au contraire, reconnu par ses pairs. Styliste pour Fendi et Chloé, il est avec son éternel rival Yves Saint Laurent, le seul à être connu à l'étranger.

A l'époque, c'est Kitty d'Alessio, directrice de la mode aux Etats–Unis pour Chanel qui a l'idée de le recruter et souffle son nom à Alain Wertheimer, directeur de la maison. "J'ai rencontré Alain Wertheimer dans sa maison à Londres et nous avons longuement discuté, racontait Karl Lagerfeld au Monde. J'avais vu la façon dont, à la fin de sa vie, Gabrielle Chanel s'était soudain coupée de son époque en critiquant les jeans et les minijupes, que la jeunesse du monde entier aspire à porter. C'était comme si elle avait signé son arrêt de mort. Mais je connaissais bien son univers…"

"On trouvait que c'était vulgaire"

Le 25 janvier 1983, rue Cambon, plusieurs personnalités se pressent pour assister au premier défilé de Karl Lagerfeld : Isabelle Adjani, Claude Pompidou ou encore Marie–Hélène de Rothschild. "Les jupes ont un peu raccourci, juste en dessous du genou, les épaules sont plus structurées, la cravate très 'mademoiselle' a été remplacée par des foulards noués sous des colliers de perle", détaille alors Le Monde. Dans la petite salle, résonnent des classiques du répertoire français : Douce France de Charles Trenet puis Les Amants d'un jour d'Edith Piaf.

Haute couture printemps été 1983 GODET Raphael
Haute couture printemps été 1983 GODET Raphael Haute couture printemps été 1983 GODET Raphael

"Même si le style Chanel n'est pas soumis à un changement saisonnier, il doit quand même dans son aspect général avoir un petit côté 'up to date' (...), il faut aller avec son temps", assure Karl Lagerfeld devant les caméras de télévision.

La réception de la presse est pourtant mitigée. Si Le Monde titre "Chanel trouve son maître", un reportage d'Antenne 2 est bien plus acide. "Désormais, le comble du look sera de porter un faux Chanel exécuté dans les ateliers mêmes de la maison Chanel", cingle la journaliste. "On trouvait que c'était vulgaire, qu'il y avait trop d'accessoires", renchérit auprès de franceinfo Christopher Petkanas, journaliste américain qui couvrait le défilé pour le quotidien de mode Women's Wear Daily. Mais les critiques n'atteignent pas le maestro.

Quand il prend les rênes de Chanel, (...) il a atteint une maturité qui lui donne cette confiance dans le changement.

Pamela Golbin, historienne de la mode

au Figaro

Karl Lagerfeld bouscule la vieille maison Chanel en introduisant, par exemple, du denim dans les collections de prêt–à–porter. La réaction des férus de mode lui donne raison. Dès 1984, les ventes s'envolent.

La naissance d'égéries... et des scandales

Surtout, le couturier est un maître de la communication. Il chouchoute les people et les journalistes : "Il disait rarement non aux demandes d'interview. Il avait peur qu'on dise du mal de son travail s'il refusait", se remémore Christopher Petkanas. Karl Lagerfeld se trouve aussi une égérie emblématique pour réinventer les classiques tailleurs de tweed ou les sacs matelassés. Ce sera Inès de La Fressange, 25 ans. Cette brunette longiligne, parfaite réincarnation de Coco, devient la première mannequin à signer un contrat d'exclusivité avec la maison Chanel.

La mannequin Inès de La Fressange et Karl Lagerfeld lors de la préparation d'une collection à Paris, le 13 mars 1987. (PIERRE GUILLAUD / AFP)

Mais en 1989, la collaboration avec Inès de La Fressange s'arrête nette. La jeune femme a accepté de poser comme Marianne de la France, contre l'avis du couturier, raconte Vogue. Claudia Schiffer la remplace. "Lorsqu'il lui laisse une place de choix sur le podium de son défilé haute couture automne–hiver 1990, la magnifique blonde d'1m80 fait sensation et devient très vite son égérie", raconte Gala. "Les premières années étaient bonnes et très amusantes, on y allait fort. Rappelez–vous Claudia Schiffer en slip d'homme (printemps–été 1993) !", s'enthousiasme Karl Lagerfeld auprès de Madame Le Figaro.

Le couturier frôle pourtant le scandale en 1994, en faisant défiler Claudia Schiffer vêtue d'une robe sur laquelle sont imprimés des versets du Coran. "Les autorités musulmanes françaises crient au sacrilège", rapporte L'Obs. "Il a fait marche arrière, a présenté ses excuses et la polémique était close", raconte à franceinfo Laurent Allen–Caron, auteur de Le mystère Lagerfeld, chez Fayard (2019). Le styliste finit par détruire la tenue controversée.

La mannequin Claudia Schiffer défile avec une robe sur laquelle figure des versets du Coran, à Paris, le 15 janvier 1994. (GERARD JULIEN / AFP)

"Encore aujourd'hui, je suis persuadé qu'il ne pensait pas blesser les gens. Ce n'était pas faire de la provoc pour faire de la provoc, poursuit Laurent Allen–Caron. Ce n'est pas qu'il choque, c'est qu'il est en avance sur son époque, c'est quelqu'un qui a toujours anticipé les choses." Ce faux pas n'entame pas son succès grandissant.

Des défilés toujours plus spectaculaires

"Le véritable boom du business a eu lieu dans les années 2000", reconnaissait le couturier dans Madame Le Figaro. Le sien aussi. Car le début du nouveau millénaire signe aussi l'effacement d'Yves Saint Laurent : son grand rival, usé par la dépression, annonce la fin de sa carrière en 2002. "Sans Saint Laurent, Karl n'a plus été sur le pied de guerre. L'un s'est dégradé et l'autre fortifié. Yves était le roi, Karl est devenu le Kaiser", analyse Ralph Toledano, président de la Fédération française de la couture et du prêt–à–porter, dans Le Monde. L'année suivante, ses créations font un tabac : "Lagerfeld a signé ses plus belles collections pour Chanel", salue la célèbre chroniqueuse de mode Suzy Menkes.

Il accède à un statut nouveau : c'est le moment où son personnage devient populaire. Il est reconnu pour ce qu'il est : un génie. Il est invité partout, tout le temps. Télé, radio, magazines… Il explose !

Laurent Allen–Caron, auteur de "Le mystère Lagerfeld"

à franceinfo

La banquise a été reconstituée pour le défilé Chanel au Grand Palais, à Paris, le 4 octobre 2011.  (PATRICK KOVARIK / AFP)

En 2004, celui qui excelle dans l'art de capter l'air du temps dessine une collection pour le géant suédois de prêt–à–porter H&M. Une démarche qui inspirera de nombreux créateurs. Dès 2006, le couturier désormais ultra populaire investit la nef du Grand Palais, à Paris. Place aux défilés grandioses. Les décors de Chanel assurent le show, tout autant que les créations haute couture. Une banquise, un aéroport, un supermarché, une statue géante d'un lion doré ou encore une tour Eiffel... Rien n'est trop grand pour Karl Lagerfeld, qui cultive le goût du spectaculaire, quitte à froisser les esprits.

Une réplique de la tour Eiffel à l'intérieur du Grand Palais, à Paris, à l'occasion d'un défilé Chanel, le 4 juillet 2017. (FRANCOIS GUILLOT / AFP)

Lors du défilé automne–hiver 2018–2019, le couturier remplit ainsi la nef du Grand Palais de terre mouillée, d'arbres et de branchages. L'idée ? Donner l'impression d'une balade en forêt automnale, sous la grande verrière, en plein cœur de la capitale. L'installation fait scandale auprès des écologistes, mécontents du sort réservé à neuf chênes du Parc naturel régional du Perche, tous abattus pour l'occasion. L'association France nature environnement (FNE) dénonce, dans un communiqué, "l'hérésie qui illustre le manque de prise en compte de l'environnement dans l'industrie du luxe". Face à la polémique, Chanel démine et annonce son intention de participer à un reboisement de la forêt du Perche.

"Ca ne sera plus comme avant chez Chanel"

Grâce au styliste allemand, le rayonnement de Chanel s'étend désormais bien au-delà du bâtiment parisien. Trente–cinq ans après l'arrivée de Karl Lagerfeld à la maison de la rue Cambon, Chanel ne s'est d'ailleurs jamais aussi bien portée. Pour la première fois, en juin 2018, elle diffuse ses résultats financiers, avec un chiffre d'affaires pour l'année passée de 8,6 milliards d'euros. De son côté, Karl Lagerfeld fait voyager ses créations de luxe à Dubaï (Emirats arabes unis), Salzbourg (Vienne) ou encore à Los Angeles (Etats–Unis).

Karl Lagerfeld a choisi un hangar à Santa Monica en Californie (Etats-Unis) pour présenter sa collection "Croisières", le 18 mai 2007. (MARK MAINZ / GETTY IMAGES / AFP)

Que va devenir la maison Chanel après la mort de ce géant de la mode ? Comment poursuivre le chemin tracé par celui qui a fait sa gloire ? "Sans lui, ça va être compliqué, tellement c'était un bourreau de travail, tellement il avait d'idées, de projets, estime Laurent Allen–Caron. Il ne faut pas oublier que c'est lui qui dessinait chacune des pièces. Je n'ai jamais compris comment il trouvait le temps de tout faire. Ca ne sera plus comme avant chez Chanel."

De son vivant, Karl Lagerfeld a toujours balayé la question de la succession. Interrogé sur le sujet à l'été 2018, il répondait laconiquement : "Entre les Wertheimer et moi, c'est comme entre Faust et le diable". Comprendre : le pacte, jusqu'à la mort. Côté coulisses, la transmission semble déjà sur les rails. Quelques heures seulement après l'annonce de la disparition de Karl Lagerfeld, la maison Chanel a annoncé la nomination de Virginie Viard pour le remplacer à la création des collections.

Sans Virginie, le défilé n'existerait pas. Elle est derrière toutes les collections, les métiers d'art, la couture et le reste. Elle est l'une des personnes essentielles chez Chanel.

Karl Lagerfeld

à Madame Le Figaro

Tous deux se sont rencontrés en 1987, lorsque la jeune femme était stagiaire chez Chanel. Dix ans plus tard, Virginie Viard a pris la direction du studio Chanel, poste qu'elle n'a plus quitté, rappelle le Huffington Post. Celle que Karl Lagerfeld surnommait "son bras droit et son bras gauche" était apparue, le 22 janvier dernier, à la place de son mentor, pour clôturer le défilé de la collection haute couture printemps–été 2019. C'est à elle que revient désormais l'immense tâche d'incarner la maison de la rue Cambon, après plus de trois décennies marquées par le visage du "Kaiser". Et preuve qu'un chapitre se ferme, Chanel devra choisir un autre théâtre que celui du Grand Palais pour ses prochains défilés. Des travaux sont annoncés dès 2020.

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