"L'âge d'or 1960-1967" : Une mine d'inédits dans le deuxième coffret de l'intégrale Léo Ferré
Le deuxième volume de l'intégrale de l’oeuvre de Léo Ferré vient de paraître en un coffret de 16 CD présentés comme les 33 tours originaux. Les publications de l'époque sont complétées par cinq enregistrements publics et un CD de documents comportant en particulier des versions de travail. Incontournable pour tout admirateur de l'artiste disparu le 14 juillet 1993.
Mathieu Ferré a cinquante ans. En plus d'élever le vin de sa vigne à Castellina in Chianti, en Toscane, il cultive avec une piété toute filiale l'oeuvre de son père, l'immense Léo Ferré. Vingt-sept ans après la disparition en ces mêmes lieux du musicien-poète monégasque, son fils a donc entrepris d'en éditer l'intégrale, et même davantage. A l'occasion de la publication de ce deuxième coffret, Mathieu Ferré a répondu aux questions de France Info Culture.
Le 18 septembre 2020 paraît sous la quadruple signature de Barclay, L'INA, Panthéon et Universal le deuxième coffret intitulé L'Age d'or, 1960-1967. Il aurait tout aussi bien pu s'intituler "Les années Barclay", tant l'oeuvre du poète et compositeur monégasque fut intimement liée à ce label tout au long de cette décennie et jusqu'en 1974. Un premier coffret, La vie moderne 1944-1959 était paru en décembre 2018.
Pour Mathieu Ferré, Léo et Eddie devait se rencontrer : "Barclay avait importé la technologie du microsillon depuis les Etats-Unis, explique-t-il. A un moment, il signait tout le monde (...) parce qu'il avait cette nécessité de produire énormément. Il avait sûrement le flair pour les bons artistes... (...) Léo sortait un disque par an pratiquement, (...) Il a signé un premier contrat où il devait fournir un certain nombre de chansons sur trois ou quatre ans... Ensuite, quand Barclay a vu que ça marchait bien, notamment le premier disque où il y a Paname, Jolie môme, si tu t'en vas etc. et dans la foulée les chansons d'Aragon, ça l'a sûrement convaincu de continuer sur cette opération poésie."
Au début des années 60, Léo Ferré n'est déjà plus un chansonnier "riv'gauch", il n'est pas encore une personnalité de premier plan. Même s'il était déjà passé à l'Olympia dans les années 50, la décennie 60 le voit chanter dans de grands music-halls comme l'Alhambra ou Bobino. Il a définitivement quitté l’exiguïté des cabarets.
Parmi les chansons qui, au début de la période, parviennent enfin au grand public, certaines sont devenues des standards . C'est le cas de Paname et plus encore de Jolie môme popularisée grâce à Juliette Gréco et sa version très sexy.
Les poètes
Léo Ferré aime les poètes. Quelques années plus tôt, il avait adapté en français moderne des vers du 13e siècle signés Rutebeuf et créé Pauvre Rutebeuf. Il l'interprète notamment lors du concert de 1961 au théâtre du Vieux-Colombier et au cours de celui de 1966 à la Maison de la Radio, deux récitals que l'on découvre à l'occasion de cette publication. Cette chanson connaîtra un remarquable destin puisqu'elle sera reprise par des artistes aussi divers que Joan Baez, Cora Vaucaire, Hugues Aufray, Nana Mouskouri, Vaya Con Dios, le Québécois Claude Dubois ou encore le Corse Petru Guelfucci.
Mathieu Ferré a fait ses comptes, la période 60-67 a été féconde pour le compagnonnage de Léo avec ses prédécesseurs en poésie : "C'est dans cette période-là qu'il y a le plus de publications sur les poètes, il y a le disque d'Aragon, il y a le double album Léo qui chante Rimbaud et Verlaine. Je crois que ça a été le premier double album dans l’histoire de la phonographie en 'variété'".
Aragon
Léo Ferré et Louis Aragon s'étaient brièvement croisés en 1948 quand le premier passait dans les émissions de la radio nationale alors présidée par le poète. Mais il a fallu attendre une dizaine d'années pour qu'une amie commune, la chanteuse Catherine Sauvage, ménage une rencontre.
Comme le rappelle Mathieu Ferré, le coup de foudre a été littéraire: "Quand Le Roman Inachevé est sorti (en 1956 ndlr), Léo est tombé amoureux de ces poèmes et de ces textes et il a demandé à Catherine Sauvage de rencontrer Aragon. (...) Après, ils se sont rencontrés et Léo a mis en musique ses poèmes. Il a coupé ou il a créé des couplets ou des refrains avec certains vers qu'il a répétés plusieurs fois. Mais ça Aragon en était tout à fait au courant et conscient."
A propos de Est-ce ainsi que les hommes vivent , Aragon explique que, pour lui, le travail de Léo Ferré sur ses textes est très intéressant parce que ça lui donne une autre vision, un autre aperçu de son propre poème.
L'Âge d'Or
La chanson qui donne son titre au coffret deviendra l'un des moments clés des spectacles de Léo Ferré. Montant en puissance tout au long de son interprétation, L'Âge d'Or se termine dans une apothéose propre à susciter l'enthousiasme et les bravos du public.
Mais le choix de donner ce titre au coffret signifie-t-il que la période 60-67 est la meilleure de Léo Ferré ? Son fils est catégorique: "L'Âge d'or, comme c'est le titre d'une chanson, on l'a utilisé pour titrer le coffret mais ce n'est en aucun cas pour dire que c'est "la meilleure période". Il n'y a pas de meilleure période, il y a du bon et du moins bon dans toutes les périodes créatrices de Léo pour moi."
Du moins bon, c'est par exemple, pour Léo Ferré lui-même, Jolie Môme publiée en 1960. Alors que cette chanson reste encore aujourd'hui l'une des plus connues de l'artiste monégasque, il avait cessé de la chanter à la fin de sa vie et n'hésitait pas à se caricaturer en train de l'interpréter de manière ridicule.
A une chanteuse morte
Déjà, en 1965 Léo Ferré avait titillé Eddie Barclay, se moquant dans Monsieur Barclay de son producteur qui accrochait à son catalogue des chanteurs yéyés dont les paroles des chansons se résumaient souvent à quelques onomatopées. Barclay ne l'aurait pas mal pris et c'est à propos d'une autre chanson que la relation entre les deux hommes allait nettement se tendre.
A une chanteuse morte s'adresse à Edith Piaf, disparue en 1963. Comme le rappelle Mathieu Ferré, le show business tentait alors de la remplacer par des chanteuses à voix et notamment par Mireille Mathieu exploitée par l'impresario Johnny Stark : "Le problème entre Barclay et Léo ça a été en 1967, à la sortie du disque où il y a A une chanteuse morte dans laquelle Léo s'adresse à l'impresario Johnny Stark. Barclay a fait détruire les disques à la demande on ne sait pas trop bien de qui, d'un directeur artistique ou de Stark lui-même et ça ça n'a pas plu à Léo. Il a fait un procès à ce propos à Barclay et l'a perdu. Cela ne l'a pas empêcher de signer un nouveau contrat en 1969 avec Barclay jusqu'en 1974."
A une chanteuse morte a retrouvé sa place sur le disque d'origine et dans le coffret.
La mainmise de Barclay
Il était à l'époque assez difficile d'échapper à la mainmise de la maison Barclay sur l'industrie phonographique française et Ferré ne la quittera qu'en 1974, quand la nouvelle orientation de sa musique, plus symphonique, ne s'accordera plus aux critères du catalogue. Cet épisode a-t-il pesé sur les relations entre Léo Ferré et Eddie Barclay ? La réponse de Mathieu Ferré : "Ils sont restés en assez bons rapports, ils se voyaient de temps en temps. D'ailleurs j'ai retrouvé une lettre datant du début des années 80 dans laquelle Barclay propose à Léo de le rejoindre sur le nouveau label qu'il voulait faire et qu'il n'a jamais fait d'ailleurs... Parce qu'après, Barclay a vendu son label à Polygram."
Les documents
Les coffrets de l'intégrale concoctée par Mathieu Ferré comportent des CD composés de "documents". On y trouve des bandes rares, des récitals, des enregistrements faits à la maison, des essais, des versions piano, des maquettes. Le fils fidèle entend fournir une somme exhaustive des enregistrements réalisés par son père. Dans l'état actuel de ce qu'il possède ou de ce qui existe.
Mais peut-on imaginer tout publier ? Mathieu ferré nuance la notion d'intégrale : "C'est vrai que si vous avez cinq concerts de la même année avec toujours le même tour de chant, on en va pas mettre cinq fois le même concert parce que ça devient effectivement un peu excessif."
Comment alors a-t-il fait son choix ? "Tous les concerts qui ont été publiés dans ce coffret qui sont pour la plupart inédits, ont de l'intérêt, notamment par le fait qu'il sont interprétés le plus souvent en piano-voix avec Paul Castanier, qui l'a accompagné très longtemps. Je trouve que ces interprétations-là, ça donne une vision différente du texte. Parfois, ça peut donner une clé différente de l'interprétation. Il va appuyer plus sur un mot par exemple(…) Il y a eu des intégrales dans le passé, notamment Barclay, qui en a fait plusieurs au fil des années mais il manquait toujours quelque chose. Alors moi je veux, avec cette nouvelle série de coffrets, publier l'intégralité de tous les documents qui existent sur Léo."
1966/1967, tournant dans la carrière mais aussi dans la vie de Léo Ferré
La date de 1967, limite de ce deuxième coffret, n'est pas là par hasard. Cette année-là est un tournant dans la vie de l'homme Léo Ferré. Il se sépare de sa deuxième femme, Madeleine. Après une période fusionnelle, rien ne va plus entre eux. Comme l'explique Mathieu Ferré, Madeleine voulait que Léo suive une carrière à la Maurice Chevalier. Il se sentait pris dans un carcan incompatible avec sa soif de liberté. La rupture ne sera véritablement consommée que l'année suivante.
En avril 1968, Madeleine louera les services d'un chasseur qui abattra tous les animaux de Perdrigal, la grande demeure campagnarde du couple. Parmi les victimes du carnage, Pépée. Cette femelle chimpanzé adoptée bébé en 1961 était devenue un membre à part entière de la famille. Léo mettra des années à s'en remettre et en fera la chanson Pépée que l'on trouvera dans le prochain coffret.
En quoi cette rupture est-elle décisive dans la vie de l'homme et dans la carrière de l'artiste Léo Ferré ? Choisissant ses mots, Mathieu Ferré se souvient qu'en latin, Léo signifie lion. "Pour moi, Léo, c'était une sorte de lion qui était dans une cage. Là au moins, il est sorti de la cage et puis il est parti dans la jungle faire sa vie, donc, faire ce qu'un lion fait normalement. On voit une différence dans son écriture entre la période où il était avec Madeleine et la période postérieure. Même si les choses qu'il a enregistrées par la suite, il les avait écrites précédemment. Ce qui veut bien dire que peut-être il était conseillé par ses proches. La chanson Les anarchistes, elle a été écrite en 1966, il ne l'a enregistré qu'après, quand il a fait vraiment ce qu'il voulait... quand il n'y avait pas quelqu'un qui lui mettait un collier, qui le tenait un peu « en laisse ». C'est un peu imagé, ce que je dis, mais dans le fond c'est ce que je pense."
Léo règlera violemment ses comptes avec Madeleine de manière à peine voilée dans des chansons ultérieures, des flèches que des féministes feindront de croire qu'elles visaient toutes les femmes. C'est de là que vient l'accusation de misogynie qui pèse encore parfois sur Ferré.
Et après ?
En 1967, il reste à Léo Ferré vingt-six ans à vivre. Elles commencent par 1968 et un certain mois de mai qui verra se concrétiser le rendez-vous que Léo a donné au grand public. Pourtant élevée aux ritournelles yéyés, la jeunesse se reconnait soudain dans ce quinquagénaire qui chante et gueule depuis des décennies les mots que les manifestants crient depuis quelques semaines.
Mathieu Ferré précise quelle forme prendra la suite de la publication de cette intégrale Ferré : "Il y aura un autre coffret Barclay, 68-74, ensuite il y aura un coffret sur la période symphonique donc 75-91, puis un coffret qui sera un peu plus petit avec les œuvres posthumes, dont certaines que j'ai déjà publiées et quelques autres que je n'ai pas encore publiées. Après, peut-être un coffret avec l’intégralité des enregistrements vidéo dont je dispose de Léo. Ça va prendre quelques années. Je continuerai mon travail d'essayer de faire découvrir Léo à des gens, en essayant d'insuffler des projets avec des interprètes, de spectacles, et puis, moi, je fais aussi du vin, alors c'est aussi beaucoup de boulot et j'ai 50 ans donc, voilà, et après j'irai à la retraite..."
Mathieu Ferré a créé sa chaîne Youtube, il y chronique, à sa manière, des chansons choisies dans le répertoire de son père. Elle s'appelle Je parle à n'importe qui.
L'âge d'or 1960-1967 Intégrale volume 2
Coffret 16 CD - 291 titres - un livret de 56 pages - 4 heures d'archives inédites. 55 euros.
Distribué par Universal Music
Le contenu du coffret est détaillé sur ce blog.
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