Législatives 2024 : le monde de la musique contre l'extrême droite, mais en ordre dispersé

Si dans la pop comme dans d'autres genres musicaux, beaucoup de figures de proue se font plus discrètes que dans les années 1980,. Cependant, des artistes s'expriment, de la musique classique au rap, en passant par le jazz, bravant le risque de violentes réactions sur les réseaux sociaux, entre autres conséquences.
Article rédigé par franceinfo Culture avec AFP
France Télévisions - Rédaction Culture
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Le chanteur Benjamin Biolay le 23 septembre 2022, en concert à Bruxelles. (JEAN-MARC QUINET / MAXPPP)

À trois jours d'un premier tour d'élections législatives anticipées où le Rassemblement national (RN) part favori, de nouvelles voix se sont élevées, émanant du monde de la musique, pour appeler les électeurs à faire barrage à l'extrême droite désormais aux portes du pouvoir selon les derniers sondages. Le 21 juin dernier, plus de 500 artistes dont les chanteurs Miossec, Eddy de Pretto et Clara Luciani s'étaient positionnés contre l'extrême droite par le biais d'une tribune. Des syndicats et associations professionnelles du secteur se mobilisent. Mais le monde de la chanson, et plus généralement de la musique, a du mal à s'exprimer d'une seule voix. Dans la dernière ligne droite avant le premier tour, quelques messages forts, comme celui du pianiste de jazz et de classique Thomas Enhco, viennent de surgir sur les réseaux sociaux (voir plus bas).

Quarante ans plus tôt, les chanteurs et groupes phares de la pop et de la variété françaises comme Jean-Jacques Goldman, Téléphone, Francis Cabrel, Alain Bashung et Indochine étaient en première ligne face au Front national, l'ancêtre du RN. Leurs héritiers se font moins entendre alors que le risque d'une victoire du RN aux législatives est décuplé. Les artistes précités avaient répondu présent au "Concert des potes" du 15 juin 1985 à La Concorde, à Paris, à l'initiative de SOS Racisme pour "le vivre-ensemble" et contre "les discriminations raciales et le Front National". En 1984, entamant sa lente ascension, le FN obtenait 10,95% aux élections européennes. Aujourd'hui, son descendant le RN et ses alliés sont largement en tête avec 36% des intentions de vote à la date du 28 juin.

Côté chanson, les voix de Biolay, Angèle, November Ultra

"Votez contre l'extrême droite la mif [la famille, NDLR]", a posté Angèle, chanteuse belge produite en France (3,7 millions de suiveurs sur Instagram), a rapporté l'AFP. L'artiste de 28 ans a relayé également une interview de Rachel Silvera, maîtresse de conférence à l'Université Paris-Nanterre qui souligne que le RN est "anti-féministe".

Sans le formuler explicitement, Benjamin Biolay - qui a supprimé tout son historique Instagram antérieur à fin mai - a invité cette semaine ses "followers" à voter ou à prendre une procuration. Le 15 juin, il avait appelé de ses vœux, de manière imagée mais limpide, une "union" de la gauche pour faire barrage au RN.



La chanteuse November Ultra, qui a pris position sur Instagram pour le Nouveau Front Populaire (NFP), a déploré les réactions virulentes qui ont suivi, dont des "émojis vomis" et des messages l'"accusant de propagande ou de vivre dans un monde bisounours". "Nous demander de nous taire et de juste vous divertir, (c'est) comme si nous n'étions pas des êtres humains mais des choses", réagit-elle.

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"L'intervention aujourd'hui des chanteurs et chanteuses est réelle mais timide, la musique a perdu son rôle de meneur dans l'opposition aux valeurs du RN", commente auprès de l'AFP Odile de Plas, cheffe du service musique à l'hebdomadaire Télérama. "Certains musiciens expliquent que, sur les réseaux sociaux, ils se prennent des torrents de haine s'ils prennent position, les gens leur disent 'on ne veut pas vous entendre parler politique'."À l'image des réactions engendrées par les publications pro NFP de November Ultra..

Bérurier Noir, un hymne qui perdure

Pendant ce temps, quatre décennies après sa création par Bérurier Noir, la punchline "La jeunesse emmerde le Front national", qui avait agrémenté sur scène la chanson Porcherie (1985), et qui est toujours scandée dans les marches contre l'extrême droite, fait office de "bouclier artistique", estime Loran, guitariste cofondateur du célèbre groupe punk. "C'est vraiment devenu l'hymne de la France anti-fasciste", commente le musicien joint au téléphone par l'AFP, en pleine tournée avec son groupe actuel, Les Ramoneurs de Menhirs. "C'était un morceau énorme à l'époque. Mais, là, dans les manifs, ça a pris une telle dimension, il resurgit constamment." Des politiques s'en sont emparés sur leurs comptes de réseaux sociaux, dont l'eurodéputée LFI Manon Aubry.

Côté rap, Soprano et Oli s'engagent

Rares sont les voix, parmi les plus populaires auprès du grand public, à s'emparer d'un micro. Le chanteur et rappeur Soprano, avec quelque 1,7 million de suiveurs sur Instagram, fait partie des exceptions. Sur RTL, il a lancé à propos du RN : "Beaucoup de gens ont oublié comment est bâti ce parti. (...) Je suis né à Marseille (...) où il y a eu un jeune qui a été abattu par les colleurs d'affiches du Front National." Le 21 février 1995, en pleine campagne présidentielle, Ibrahim Ali, Franco-Comorien de 17 ans, était tué d'un tir dans le dos par un colleur d'affiches pour le FN.

Oli, moitié du très populaire duo rap toulousain formé avec son frère Bigflo, appelle sur Instagram "à aller voter et à faire barrage contre le RN qui joue avec le feu, détourne les doutes d'une partie de la population et nourrit la division de notre beau pays". Mais il n'a "que" 1,3 million de suiveurs sur Instagram, si l'on compare avec les poids-lourds du secteur comme Ninho (5 millions de "followers" sur Instagram) et Jul (4,3 millions), qui gardent le silence.

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"Dans le rap, les gros artistes se tiennent très éloignés de la politique et répètent qu'ils n'ont pas attendu la situation actuelle pour être victimes de discrimination", analyse auprès de l'AFP la journaliste de Télérama Odile de Plas.

Côté jazz et classique, l'appel poignant de Thomas Enhco

Pianiste évoluant tant dans le jazz que la musique classique, Thomas Enhco, membre de la prestigieuse dynastie musicale Casadesus, a posté vendredi 28 juin un long message sur les réseaux sociaux. "Plus possible de se taire (...) Depuis deux semaines je fais des cauchemars la nuit et j'ai la nausée le jour. Je ne peux pas supporter l'idée que la France tombe aux mains de l'extrême-droite", écrit-il.

Rejetant la rhétorique actuelle de la macronie, il poursuit : "Renvoyer dos à dos l'extrême-droite et la gauche est malhonnête et c'est un jeu dangereux auquel joue le gouvernement. J'ai bien plus peur de l'antisémitisme profond, historique et concret du RN que des sorties isolées de membres de la gauche." Pour illustrer son propos, Thomas Enhco, dont le vrai nom est Cohen, évoque son expérience personnelle - douloureuse - de l'antisémitisme, qui remonte à la petite école de campagne qu'il a fréquentée avec son frère. Le pianiste riposte par ailleurs aux critiques sur son manque de neutralité politique : "Ceux qui sont gênés par les prises de position des artistes et leur demandent de jouer et la boucler, comme si l'on était juste là pour les divertir. Mais d'où croient-ils que l'on tire notre musique, nos textes, nos images ? Du monde ! De l'expérience collective de la vie."


D'autres artistes de jazz, comme le pianiste Laurent Coq (laissant de côté ses réserves sur la France insoumise) se sont prononcés ces derniers jours, de diverses manières, pour un vote contre l'extrême droite, comme le flûtiste Ji Drû et la batteuse Anne Paceo.

Côté classique, le pianiste Alexandre Tharaud a dénoncé, lundi 24 juin, sur France Musique, l'extrême droite qui "a toujours piétiné les artistes". Il a regretté en outre la "frilosité" de certains de ses collègues qu'ils a invités en vain à le rejoindre pour écrire une tribune pour faire barrage au Rassemblement national. Parmi les raisons qui expliquent, selon lui, ces refus, il y aurait la peur de perdre des soutiens financiers : "Certains artistes sont liés à une structure subventionnée, par exemple un orchestre, une fondation, un festival. Ils peuvent dès lors craindre des baisses de subventions, si jamais un député RN venait à être élu dans leur circonscription."

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