Cet article date de plus de sept ans.

Avec les lieder de Schubert Natalie Dessay chante "les tiraillements de l’âme"

Quelques mélodies à couper le souffle, les mots des poètes allemands - Goethe, Schiller, ou Heine. Et la voix claire de Natalie Dessay qui dialogue avec le piano de Philippe Cassard. Trois ans après avoir quitté l’opéra, la soprano qui jongle entre théâtre, jazz et comédie musicale, sort son premier disque consacré aux lieder de Schubert, ces poèmes chantés symboles du romantisme allemand.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Photo de  Natalie Dessay  tirée du disque Schubert. 
 (Simon Fowler)

Nous l’avions quittée fin novembre dernier, quelques jours avant le début de sa tournée autour de "Pictures of America", son disque de chansons tirées de "l’American Song Book" (grand répertoire américain). Natalie Dessay y racontait d’une voix plus grave qu’à l’accoutumé, une certaine Amérique des années 50, celle de la solitude et des grands espaces urbains, aux couleurs d’Edward Hopper. Changement complet de registre, nous la retrouvons aujourd’hui, moins de quatre mois plus tard, à une semaine de la sortie de son disque Schubert, enregistré pourtant quasiment au même moment.

Natalie Dessay plonge cette fois, de sa voix claire de soprano que l’on connaît, dans l’univers romantique des lieder (poèmes chantés) du compositeur allemand. Ode à l’émoi amoureux et au rêve, mais souvent univers sombre, évoquant les paysages de forêt, la mort, la nuit, la peur, portés par les mots de Goethe, de Schiller, de Klopstock ou de Heine. "Mes créations sont le fruit de ma connaissance de la musique et de ma connaissance de la douleur", a écrit Schubert, cité dans le livret du disque par Jean-Jacques Velly. D’une rare beauté et à la mélodie souvent très simple, ces lieder sont tous accompagnés par le piano, complice essentiel du chant de Natalie Dessay, tenu à merveille par Philippe Cassard.


Quelques moments de magie particulière : "Gretchen am Spinnrade" ("Marguerite au rouet"), premier poème de Goethe à être mis en musique, chant d’amour tout à la fois violent et d’une grande douceur ; "Du bist die Ruh" ("Tu es le calme"), d'après Friedrich Rückert, à la mélodie si simple en apparence ; "Der Hirt auf dem Felsen" ("Le Pâtre sur le rocher"), d’après Wilhelm Müller, où à la voix et au piano s’ajoute exceptionnellement la clarinette, sorte de seconde présence humaine et magnifique écho dans la montagne. Enfin et surtout "Erlkönig" (en français, "Le Roi des aulnes"), d'après un poème de Goethe, sorte de conte fantastique où la chanteuse interprète tour à tour le narrateur et trois personnages différents, accompagnée d’une atmosphère musicale à chaque fois différente. 

Nous avons rencontré Natalie Dessay à Paris, au siège de Sony Classical, le label avec lequel la soprano vient de signer. Appelé sobrement "Schubert", le disque de lieder sera disponible le 24 mars.

Avez-vous eu du mal à plonger dans l’univers des lieder de Schubert alors qu’au même moment vous prépariez votre tournée des chansons de l’American Song Book ? La voix de ces deux registres est aux antipodes : l’une de soprano léger, l’autre, beaucoup plus grave, quasiment de poitrine…
C’est vrai (rires) ! Mais on ne fait pas tout en même temps, c'est l'un après l'autre. C'est comme si ce n'était pas la même personne, on devient schizophrène. Je m'étais bien préparée en amont pour les deux choses, je devais presque seulement appuyer sur un bouton : là Schubert, là les chansons en anglais.

Schubert requiert presque une immersion identitaire…
Oui, mais vous savez, il y a beaucoup de monde qui vit dans moi (rires) ! J’ai vu récemment le film "Split" : James McAvoy vit avec 23 personnalités différentes, moi j'en ai pas autant, mais il y a du monde ! J’ai ma voix, il faut que je travaille avec ça. Ce qui est intéressant est de savoir comment on peut triturer la matière, de manière à l’adapter à chaque répertoire. Mais dans le cas de Schubert, il y a peu d’adaptation, c'est la voix qui m'est la plus familière, la plus proche de l'univers lyrique que j’ai fréquenté pendant trente ans. Certes il y a la langue allemande qui infléchit quand-même : on ne chante pas en allemand comme on chante en français ou en italien ou en russe.

C’est une langue qui vous est familière, vous l’avez beaucoup étudiée...
Oui, je suis germaniste, c’est ma seconde langue. Celui-ci est peut-être mon premier disque de récitals enregistré en allemand, mais ça fait trente ans que je chante en allemand !

Vous avez longtemps tenu à distance l’univers de Schubert : que représente-t-il pour vous ?
C’est un sommet de beauté, de raffinement, d’adéquation de la musique avec le poème.

Les lieder de Schubert, c’est le triomphe des mots, et les mots c’est ce qui vous fait avancer, vous m’aviez expliqué.
Oui, dans le lied ou dans la mélodie, on met en avant le poème, plus qu’on ne le fait à l’opéra où on met plutôt en avant le son. Alors qu’à l’opéra, il y a la barrière de l’orchestre, dans le lied, il n’y a que le duo avec le piano, ce qui permet d’être au plus près du mot.

L’univers romantique vous est proche ?
Non, pas forcément, Mais il m’intéresse justement parce que je ne le suis pas, romantique, et ça me pose question. Cela dit, chacun peut s’approprier ce mot. Pour moi, chanter du Schubert ce n’est pas s’épancher. Au contraire, c’est s’enfoncer dans les profondeurs de l’âme. Alors le romantisme c’est la tempête intérieure (c’est pour ça qu’on a conçu une pochette avec du vent), les conflits intimes, les tiraillements de l’âme, et il n’y a pas besoin d’être romantiques pour les appréhender.

Certains de ces Lieder demandent des grandes qualités de comédien, comme notamment "Erlkönig" ("Le Roi des Aulnes"), dans lequel le chanteur interprète différents personnages...
C’est vrai, il faut faire vivre trois personnages et un narrateur. C’est un poème de Goethe, que je connais de très longue date et "Le roi des Aulnes", le roman de Tournier est un de mes bouquins préférés. C’est donc une thématique qui m’a toujours bouleversée : l’ogre, l’enfance massacrée, l’incompréhension des adultes.

"Erlkönig" est un de ces Lieder traditionnellement chantés seulement par des hommes...
C’est plus facile pour un homme d’interpréter nombre de ces Lieder. Mais il n’y a que "Der Zwerg" ("Le nain") qui soit impossible à chanter pour une femme, du point de vie de la tessiture. Pour le reste, il y a des mélodies très masculines, mais d’autres très féminines, comme "Gretchen am Spinnrade" (Marguerite au rouet). Aucun homme ne le chante, et pourtant un ténor pourrait le faire… Je me dis qu’un poème appartient à tout le monde. Moi il me plaisait, j’ai eu envie de le chanter. Erlkönig, c’est ma mélodie autant que celle de Matthias Görne (un grand baryton allemand, ndr). Mais c’est vrai, on entend souvent les mélodies de Schubert par des barytons ou des ténors, c’est-à-dire des voix plutôt gaves, ou des mezzos ou grands sopranos. Que peut apporter une voix aigüe à ces mélodies ? Peut-être le fameux clair-obscur, qu’on recherche toujours en chant.

Comment avez-vous travaillé l’équilibre entre la voix et le piano de Philippe Cassard, si important dans ces Lieder ?
C’est un duo, vraiment. C’est lui, Philippe Cassard, le spécialiste de Schubert, alors je le laisse beaucoup faire. Je lui indique ce dont j’ai besoin, en termes de respiration, d’inflexion de phrases et même de phrasé, et après il est libre. C’est précisément cette grande liberté que j’aime et ce jeu sur les couleurs.

Il y a un morceau, "Gretchen am Spinnrade" (en français "Marguerite au rouet"), où le piano devient littéralement obsessionnel…
Oui, c’est l’ostinato du rouet qui tourne. Il y a ça également dans "Erlkönig", où on entend le cheval galoper à travers la lande. Schubert aimait bien ces ostinatos, qui indiquent une sorte d’inexorabilité du destin, de la douleur.

C’est vrai que beaucoup de ces Lieder sont d’une très grande tristesse…
Oui, parce que Schubert l’était : il était d’une santé fragile (il est mort quand-même à 31 ans), toujours à la recherche de l’amour, pas assez reconnu de son vivant, souvent sans argent… il n’a pas eu de chance cet homme-là. Et ça se ressent dans sa musique. Moi je suis profondément déprimée naturellement. Donc ça m’est très facile ! Je donne le change par politesse. Comme tous les gens qui ont beaucoup d’humour, nous sommes tristes au fond (rires). Mais comment ne pas l’être d’ailleurs, vu ce qui nous attend ?

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.