Cet article date de plus de dix ans.

Francesco Tristano remixe Rameau à Royaumont

Il fait figure d'ovni dans le monde du classique. Formé dans les écoles d'excellence en piano, et notamment à la Juilliard School de New York, Francesco Tristano n'aime pas les cloisonnements. Il se sert de la musique électronique pour faire revivre le patrimoine classique en se le réappropriant. A Royaumont, Rameau sera "relu" aux sons du clavecin, du piano et du … synthétiseur. Interview.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Francesco Tristano, dans une loge de maquillage, côtoie la grande figure de la techno de Detroit, Jeff Mills. 
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox )

Depuis dix ans au moins, Francesco Tristano a mené de front deux carrières, l'une basée résolument sur l'électronique, l'autre sur la musique classique plus ou moins accompagnée et retravaillée à la table de mixage et au synthétiseur. Même si, chez cet électron libre, les catégories ne sont jamais étanches, c'est évidemment à la deuxième qu'appartient le travail sur les partitions de Jean-Philippe Rameau initié par Francesco Tristano il y a un an. C'était à l'Abbaye de Royaumont dans le cadre de sa résidence. Pour son concert, il est accompagné par son complice, l'ingénieur du son italien Edoardo Pietrogrande.

  (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)
Que jouez-vous à Royaumont ?
Le projet s'appelle "Rameau reload", pour donner un aspect "au goût du jour", comme "Matrix Reload". Un programme qui n'est pas constitué de la musique de Rameau à proprement parler, mais de ma "réappropriation", avec Edoardo Pïetrogrande. On peut l'appeler aussi notre "version" – j'aime cette formule, un peu abstraite - ou notre "remix" de Rameau.

Quelque soit le terme, il y a l'idée que vous vous "réappropriez" l'œuvre pour en faire autre chose, votre musique…
"Ma" musique ? Je n'ai pas inventé l'harmonie, le rythme, le timbre de Rameau ! Disons que c'est un dialogue. Et le résultat : de la musique contemporaine où l'esprit de Rameau est très présent, par ces éléments harmoniques et rythmiques que j'ai recueillis pendant un an à Royaumont. Ça a été un gros travail de recherche, dans ce lieu unique qu'est la Bibliothèque de l'abbaye, je me suis imbibé des partitions, des premières éditions, des manuscrits. Cette musique aujourd'hui est du domaine public, il n'y a pour moi aucune règle, et aucune limite sur ce que je peux en faire.
Edoardo Pietrogrande est l'ingénieur du son qui réalise avec Francesco Tristano son "Rameau Reload" 
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)
La partition n'est au fond qu'un point de départ...
La partition est un mode d'emploi, en allemand je dirais le "wegweiser", celui qui donne le chemin ; on peut bifurquer, s'éloigner de ce chemin, et puis l'apercevoir de loin et le rejoindre à nouveau. Cette installation sonore, en forme de voyage acoustique, commencera par la musique de Rameau pour clavecin, passera par l'opéra et pointera vers l'électronique, mon piano du présent et du futur.

Allez-vous donc jouer du clavecin?
Oui, je vais oser jouer du clavecin pour la première fois depuis plus de dix ans !

En termes de répertoire : Rameau, uniquement Rameau ?
Avec moi, ce n'est jamais aussi clair, au contraire. Je commence par exemple par le prélude de la suite en la mineur de Rameau, je bifurque par du Frescobaldi et reviens sur Rameau. Ce sont des musiques qui se prêtent bien à être découpées et reconstituées. C'est ça mon travail, on pourrait l'appeler "deconstructing Rameau"

Incluez-vous dans votre programme vos propres compositions ?
Oui bien sûr.

Que recherchez-vous musicalement dans vos concerts ?
Ce qui m'intéresse, ce sont les harmonies inattendues. Ça tombe bien chez Rameau, car c'était un grand harmoniste. C'en était une obsession.

Comment s'est construite votre manière de faire de la musique ?
Il y a d'abord un parcours classique, en conservatoire, puis à la Juilliard School. Pour le reste, on se nourrit de tout, de lectures et de cinéma par exemple, mais aussi des petites choses de la vie quotidienne. Et des rencontres. Ce serait une erreur de limiter mon inspiration aux sources musicales.

Et parmi les rencontres…
… Oui, il y en a eu une très importante : Bruce Brubaker, un pianiste, musicologue et pédagogue américain, spécialiste du répertoire minimaliste américain (Philipp Glass, John Adams, Alvin Curran, etc.). A la Juilliard School, j'ai vite compris que je n'avais pas l'intention de suivre les traces du répertoire pianistique "mainstream". Brubaker est l'un des rares professeurs à m'avoir soutenu dans ce sens. Grâce à lui j'ai pu aborder, à côté du répertoire dit "normal", un programme hétéroclite. Ce qui me faisait vraiment "vibrer" était la musique contemporaine sous toutes ses formes, de Jeff Mills à Berio, ainsi que la musique baroque. Et forcément, il y a des échanges qui se font entre les deux, une continuité même.

Qu'est-ce qui vous fait "vibrer" dans la musique contemporaine ?
C'est le "maintenant" de l'art qui m'intéresse, pas le passé. Je me sens aussi très concerné par l'actualité, sociale et dans le monde. Ne jouer que de la musique du passé, serait pour moi problématique car j'aurais le sentiment d'être déconnecté. Ça ne veut pas dire que j'efface le passé. C'est un bagage qui reste très présent. Finalement je revendique mon passage au Conservatoire. Mais au lieu de m'arrêter à un constant hommage au passé, j'aime l'idée de m'en servir, comme les artistes – Duchamp, Warhol et les autres se sont servis de la Joconde et d'autres œuvres passées en les détournant. En musique, l'œuvre moderne qui m'a le plus inspiré dans l'utilisation de partitions anciennes, ici baroque, est "Nach Bach" de George Rochberg (compositeur américain mort en 2005). Cette partition date de 1966, beaucoup de choses nouvelles se faisaient alors en piano : Luciano Berio avait déjà écrit sa "Sequenza" et Pierre Boulez sa 3e Sonate. Rochberg a, lui, fait un pastiche de la 6e Partita de Bach en incluant dans sa musique des extraits de l'original, encadrés littéralement dans la partition, comme des tableaux du passé. Sa musique faisait des allers-retours entre ces vestiges et les parties contemporaines atonales. Elle m'a beaucoup marqué. Elle m'a montré également qu'aux Etats-Unis on avait moins peur des grands maîtres qu'en Europe.

Et votre passion pour le baroque ?
Ça vient de l'éducation. J'ai, dans mes jeunes années, baigné dans Bach, Vivaldi, Händel ou Boccherini parce ma mère aime beaucoup cette musique. A cinq ans, j'aimais tellement ça que j'ai dit à ma professeure de piano – qui s'en est offusquée - que je ne souhaiterais désormais jouer que du Bach et des choses à moi. Aujourd'hui, 28 ans après, c'est ce que je fais… ou presque.

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