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Garbis Aprikian : heureux passeur de la musique arménienne

Garbis Aprikian est né en 1926 en Egypte, un pays alors d'une très grande ouverture culturelle. C'est là que, dans la communauté arménienne, se façonne un univers musical qui trouvera, en France à partir des années 1950, son épanouissement. Wagner, l'école française, Messiaen, nourriront le compositeur. Rencontre avec l'auteur de "La naissance de David de Sassoun", à voir en live sur Culturebox.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
  (LCA/Culturebox)

Garbis Aprikian nous reçoit chez lui, dans sa maison baignée de nature, au sud de Paris. Compositeur, chef d'orchestre, chef de chœur, il a dirigé pendant plus de 50 ans la chorale arménienne "Sipan Komitas". Avec elle, il a beaucoup contribué à diffuser en France et au-delà, la musique arménienne, autant classique que populaire. Mais aussi sa propre musique, œuvre vocale et instrumentale, née des différentes rencontres, mais toujours nourrie des traditions et de l'épopée arméniennes. Pour expliquer son univers musical, l'homme n'est pas avare en paroles et en notes qu'il esquisse au piano. Garbis Aprikian est un passeur heureux. Sans qu'on ait le temps de lui poser la première question, il évoque "l'âme" de sa musique et un univers profondément ancré dans l'enfance.

  (LCA/Culturebox)
D'où vient l'âme de votre musique ?
Elle est inséparable de mon éducation, donc de la culture arménienne. Dans l'Egypte des années 1930 et 1940, extrêmement ouvert sur le plan international, mon éducation était à la charge non pas de l'Etat, mais de la communauté arménienne. Tout y était enseigné en arménien, même si nous nous préparions aussi à intégrer, au choix, les classes française, anglaise, ou autre. Parmi les matières : l'histoire arménienne et, avec elle, l'épopée arménienne. Cela n'a l'air de rien, mais ça m'a nourri, ça nous conférait tous une fierté nationale. Tout en apprenant l'arabe et en étant citoyens égyptiens, nous nous sentions différents. Avec l'âge, j'ai compris que cette épopée était différente des autres épopées nationales : elle n'était pas dans la conquête, mais dans la défense d'une culture.

Et la musique dans tout ça ?
L'église arménienne était juste en face de l'école. La musique passait d'abord par le chant religieux, et ma voix s'y prêtait. Mais ma formation s'est vite enrichie grâce à la rencontre d'un musicien italien en exil : un certain Frapicini, disciple du compositeur Pietro Mascagni, qui a eu soin de mon éducation musicale. Il a complété le côté rudimentaire du chant arménien par l'histoire de la musique, le contrepoint, le belcanto. C'est à cette époque que j'ai écrit ma première œuvre, un prélude orchestral sur un poème arménien, "L'hirondelle". Une métaphore du peuple arménien, qui, comme les hirondelles, malgré les destructions, reconstruit toujours son nid…

Votre musique est également marquée par l'enseignement français…
J'avais monté à Alexandrie un chœur qui recueillait un certain succès. Ça m'a permis d'avoir le soutien de la communauté. Grâce à une bourse j'ai pu partir en Europe me perfectionner. J''ai choisi la France à cause de la communauté arménienne qui y était installée et par la présence de Arthur Honegger. En réalité ce dernier s'est éteint peu après.

Qui vous a marqué dans l'école française ?
A Paris, les professeurs ont évidemment été essentiels, ils ont fait de moi un musicien. A l'Ecole normale supérieure Simone Plé-Caussade, pour le contre-point, et Tony Aubin pour la composition. Et au Conservatoire, Olivier Messiaen, pour la philosophie et l'esthétique musicales. Mais Messiaen nous enseignait aussi le folklore des différents pays. Et de mon côté, j'appliquais son savoir-faire au folklore arménien. Une démarche proche était celle de Simone Plé-Caussade : elle me conseilla d'aller enregistrer au magnétophone les chants folkloriques égyptiens (elle ignorait que j'étais issu de la communauté arménienne) pour ensuite y appliquer la polyphonie et le contrepoint. On était en 1956, je ne pouvais pas rentrer en Egypte à cause de la guerre. Mais, je n'avais pas besoin de magnéto, car j'avais été littéralement nourri des chants folkloriques, populaires et religieux !

L'influence d'Olivier Messiaen est importante chez vous.
Oui. Il m'a attiré par sa connaissance générale… Et son analyse de Wagner ! C'est peut-être là que réside sa plus grande influence… et du coup aussi celle de Wagner. Certains voient, par exemple, "Tannhäuser" de Wagner dans mon "Alléluia, alléluia", de "La naissance de David de Sassoun". En réalité, cela vient de l'église arménienne. En revanche, dans cette même œuvre, il y a sûrement de l'influence de "Parsifal" dans le mouvement "Prière et Procession".  
 
Comment s'est construite la pièce "La Naissance de David de Sassoun" que l'on peut écouter sur Culturebox ?
J'avais mon sujet, issu de l'épopée arménienne. La musique devait exprimer : avec les paroles, les sentiments et, avec les notes, les différentes facettes de la musique arménienne. J'ai choisi le pèlerinage que fait un roi pour avoir un enfant. Il se sacrifie pour que vienne le fils qui défendra son peuple. Voilà pour l'histoire. En musique, qui dit pèlerinage dit des vœux, qui s'expriment par des prières et des chants divers : les vœux d'une petite orpheline ; ceux d'une mère dont l'enfant est prisonnier ; des paysans en quête de bonnes récoltes ; des combattants qui demandent la force pour résister à l'envahisseur. Toutes les variantes de la musique arménienne (prières, chœurs d'enfants, musique chantant la nature, chants guerriers, procession, etc.), mais aussi de la musique savante européenne (l'apparition de l'Ange) sont réunies dans un seul ensemble, le pèlerinage. C'est un oratorio pour soli, un orchestre et deux chœurs (adultes et enfants). La dimension vocale est indispensable. Elle est caractéristique de la tradition arménienne, qui la privilégie à la musique instrumentale.

Au total, vous œuvrez beaucoup pour la transmission de la culture arménienne, mais votre musique est très largement nourrie de l'apport occidental.
On peut le dire ainsi : mélodiquement, c'est arménien, harmoniquement c'est occidental. J'ai adapté le savoir-faire occidental aux mélodies nées du folklore arménien. C'est une transcription "noble" de la tradition, appelée à être compréhensible et appréciable autant par les Arméniens que par les non-Arméniens : Russes, occidentaux, Chinois, Japonais.

A cela s'ajoute évidemment votre écriture personnelle… 
Oui, une écriture que les critiques ont voulu "caser". On m'a ainsi rapproché de Meyerbeer par exemple. En réalité, c'est une musique à part. Elle est plutôt romantique et s'appuie souvent sur une dimension symbolique. J'aime que les paroles aient un sens. Mon premier prélude, "L'hirondelle", évoquait le caractère arménien, peu enclin à se laisser détruire. "La naissance de David de Sassoun" parle aussi de la défense de ce peuple. L'épopée, toujours l'épopée.

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