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"Histoire naturelle" : les monstres musicaux de Mauro Lanza débarquent à Paris

Que font des réveils, des presse-citrons ou des sèche-cheveux sur scène à côté d'un trio à cordes ou d'un sextuor ? Ce sont les instruments imaginés par Mauro Lanza avec Andrea Valle pour leur œuvre commune "Histoire naturelle" : une musique d'hommage à la nature, clin d'œil aux bestiaires, herbiers, et autres catalogues d'objets réels ou imaginaires. Rencontre avec le compositeur.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Le compositeur Mauro Lanza à Paris, le 7 mars 2016. 
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)

Mauro Lanza, 41 ans, vénitien de naissance, aujourd'hui installé à Berlin. De faux airs du philosophe Michel Foucault (qu'il cite par ailleurs), Lanza – qui s'exprime en un excellent français - a le contact facile et le verbe posé et réfléchi. Formé en composition au Conservatoire de Venise puis à l'IRCAM (également en informatique musicale), il s'est illustré autant par des œuvres en solo que par des collaborations avec Angelin Preljocaj ("Médée" à l'Opéra Bastille en 2004) ou Jean-Michel Othoniel ("Paris-Dehli-Bombay" en 2011). Depuis 2013 le compositeur s'est associé au concepteur d'objets sonores Andrea Valle pour la création du cycle "Histoire naturelle" (ou dans son initial "Systema naturae"), musique d'hommage aux catalogues de tradition ancienne, comme les bestiaires et les herbiers.


Signe particulier : leur écriture mêle instrumentarium traditionnel, électroacoustique et des instruments jouets et autres machines issues pour la plupart de l'univers de l'électroménager. Après s'est intéressée au règne animal ("Regnum animale"), puis au végétal ("Regnum vegetabile"), la tétralogie aborde aujourd'hui les minéraux avec "Regnum Lapideum", conçu en résidence avec l'Ensemble 2E2M à Paris. Le dernier volet sera consacré aux fossiles. Rencontre, après une journée de répétition au Conservatoire de la rue de Madrid à Paris, avec Mauro Lanza qui nous explique son projet.

Votre œuvre "Systema naturae" s'inspire de la tradition du "catalogue", comme l'herbier ou le bestiaire. Qu'est-ce qui vous attire dans cet univers ?
Comme le dit Foucault dans la préface de son livre "Les mots et les choses", le catalogue c'est un peu "la table où on trouve le parapluie et la machine à coudre" (rires) ! C'est l'espace conceptuel où on peut ranger des objets qui n'ont rien à voir les uns avec les autres, un espace donc de grande liberté, c'est ça l'intérêt. Les premiers catalogues de ce type qui nous ont inspirés sont très anciens, comme le Catalogue des hiéroglyphes d'Horapollon (antérieur au 4e siècle) : ce n'est pas une description scientifique des animaux, mais un recueil de symboles, des vices et des vertus.

Cet univers imaginaire peut faire penser au cabinet de curiosités, peuplé d'êtres monstrueux…
D'un côté il y a certainement ça, l'esprit des cabinets de curiosités. De l'autre côté, sur le plan musical, d'autres évocations et surtout d'autres références interviennent. Celles que nous avons, Andrea Valle et moi, ne sont pas très orthodoxes ! C'est d'ailleurs surtout Andrea : moi j'ai une formation classique, Andrea Valle, lui, est bassiste à l'origine. En écrivant "Regnum animale", qui a existé avant d'en faire une tétralogie, on a pensé à faire des pièces très courtes, de 40 secondes. Or, notre référence était les albums de hard core punk ou des chansons quasi conceptuelles comme "You suffer" de Napalm Death !

40 secondes, c'est peu pour l'ambition que vous avez décrite…
Oui, c'est assez sado-maso comme démarche (rires) ! Il y a à la fois pour le compositeur la contrainte de création, parce qu'écrire 40 secondes ce n'est pas facile, et la frustration de celui qui écoute : finalement, une grande concentration d'énergie explose en très peu de temps. Après, on reste un peu sans rien… Comment gérer ça ? C'est vrai que l'œuvre est une succession de 28 pièces de 40 secondes, et dans la continuité, le sentiment de frustration s'épuise. "Regnum animale" est la seule des quatre pièces de "Systema Naturae" où on s'est mis la contrainte des 40 secondes.

Revenons à l'ensemble de l'œuvre "Systema naturae" : sa particularité musicale est le dialogue entre les instruments traditionnels et des appareils électroménagers transformés. Comment y avez-vous pensé ?
Le fait de transformer de vieux électroménagers en instruments de musique naît à la fois de ma rencontre avec le travail de conception sonore d'Andrea Valle et de ma propre fascination pour ce qu'on appelle le "circuit bending".

"Circuit bending" ?
Oui, c'est le détournement d'instruments-jouets (comme des claviers ou des guitares en plastique, qui fonctionnent à piles) pour générer de nouveaux sons. Ça faisait un moment que je voulais m'y mettre. Mais ce qui ne collait pas dans le circuit-bending avec notre démarche, c'était l'idée "anti-théorique" sous-jacente. C'est-à-dire, grossièrement, l'idée qu'on fait quelque chose sans savoir pourquoi et qu'on essaie d'obtenir un résultat sans savoir lequel. Or, Andrea et moi sommes un peu plus systématiques dans les modifications qu'on réalise. Et il y a dans tout mon travail (donc bien avant de collaborer avec Andrea Valle) l'ambition d'arriver à un système de reproduction (sonore) qui introduise dans une partition (qui est par nature figée), l'idée "d'interprétation". Un système de reproduction donc qui se comporte de manière erratique, mais qui soit volontairement imparfait.

Qu'il intègre l'erreur humaine ?
Oui. Lorsqu'on écrit une partition pour un musicien, n'étant pas une machine, quand il joue il rajoute quelque chose qui est de l'ordre de l'interprétation consciente ou de l'erreur (car il peut se tromper) et on n'a pas ça dans la musique électronique (sauf quand elle intègre une composante "live"). Alors que par exemple dans la musique conçue pour instruments mécaniques, il y avait ça, parce que la mécanique rajoute de l'erreur, de la chaleur, de l'émotion.

Et donc, vos instruments-électroménagers ?
J'y suis : c'est encore plus flagrant avec les objets aussi imparfaits que ceux-là parce qu'évidemment à chaque fois qu'on joue la pièce, le résultat n'est pas exactement le même.

C'est la recherche de l'erreur humaine qui vous amenés à l'appareil électroménager ?
Il y a aussi la dimension "installation" qui m'intéresse et le côté déchet que représente l'électroménager usagé. Mais avant tout, il y a le fait qu'on a toujours travaillé avec les moyens du bord ! Ce sont des productions qui ne coûtent pas cher, donc on a fait les vide-greniers et récupéré ce qu'il y avait à disposition. Résultat : c'est une espèce d'archéologie de l'électroménager des années 80 : il y a des couteaux électriques, des radio-réveils…

D'ailleurs, la dimension "archéologique" de la culture industrielle et sociale suggérée par l'usage  de ces appareils paraît importante. "Systema naturae" n'est-il pas aussi un travail sur notre manière de vivre, de consommer, de s'informer ?
Oui, certainement. (Silence). Et on joue aussi avec l'idée du vieillissement technologique. Ce sont des pièces qui d'un jour à l'autre peuvent arrêter d'être jouées, parce que les radios ne vont plus fonctionner. Pas seulement parce que l'objet est en train de mourir (il pourrait être remplacé), mais parce que les transmissions par ondes moyennes et ondulations de fréquence vont disparaître d'un jour à l'autre. Un dernier aspect est intéressant : tout ce qu'on utilise est complètement dé-fonctionnalisé. Et ça, ça nous rapproche du cabinet de curiosités : le monstre, ce sont des choses qui sont dé-fonctionnalisées, comme un bras qui est placé au mauvais endroit et ne peut pas bouger…

On rit souvent dans le public, il y a une dimension humoristique évidente...
Oui certainement, mais ce n'est pas un but poursuivi. Comme on a recours à des moyens et à des matières qui ne sont pas nobles, ça peut faire rire les gens.

Ces instruments là deviennent-ils en quelque sorte les animaux, les végétaux, les minéraux et les fossiles auxquels se réfère votre musique ?
C'est vrai que quand on écrivait la pièce, entre nous, avec Andrea, on parlait toujours d'animaux dans le cas des objets électro-mécaniques et de cactus dans le cas des sèche-cheveux ("Regnum Vegetabile"), parce c'est censé être un catalogue de cactus. Dans le cas du royaume végétal, ça se voit sur scène : on a rangé tous les sèches-cheveux sur une ligne, avec des protubérances censées être les efflorescences de ces cactus. Dans le cas du royaume minéral ("Regnum lapideum"), c'est plutôt le choix du son (des sons percussifs) qui fait référence au monde minéral.

Quels sont les objets utilisés comme instruments du troisième volet, lié au monde minéral qui est présenté le 29 avril en création à l'Auditorium Landowski à Paris ?
Il y aura des tiges métalliques percutées, des haut-parleurs diffusant juste le bruit de l'eau (par de petites impulsions qui font résonner les objets), de gros tuyaux en PVC qui sonnent comme une grosse caisse, des "sistres" - des fils de fer qui tournent et qui frottent contre des surfaces métalliques, et enfin des cordes pincées.

Pour finir, que vous apportent musicalement ces objets ?
Une émotion scénique et des sons pas très beaux au sens classique et pas classables. Ces sons sont incontrôlables parce qu'ils ne sont pas purs et harmoniques, comme ceux que l'on peut décliner comme on veut pour jouer une partition. Ce sont des sons qui résistent…

"Histoire naturelle, le monde animal" ("Regnum animale")
Jeudi 10 mars 2016 à 20h
Auditorium Marcel Landowski
CRR de Paris
14 rue de Madrid, 75008 Paris


"Histoire naturelle, le monde minéral" ("Regnum lapideum")
Vendredi 29 avril mars 2016 à 20h
Auditorium Marcel Landowski
CRR de Paris
14 rue de Madrid, 75008 Paris


A lire : "Mauro Lanza et Andrea Valle. Systema naturae"
Editions 2E2M, 10 €

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