: Interview Julien Chauvin enregistre "L'Ours" de Haydn : "Retrouver l'esprit des concerts à la Révolution"
Look contemporain et bien dans ses baskets, Julien Chauvin est un homme de son époque, mais qui vit la plupart du temps… au XVIIIe siècle finissant. Epoque Révolution française. Ce violoniste et chef d'orchestre transfuge des plus grandes formations baroques (Concerto Köln, Les Musiciens du Louvre…), a redonné vie il y a quelques années à une institution musicale historique, le Concert de la Loge Olympique, créée en 1783. Fait d'armes notable de cet orchestre qui fut parmi les plus réputés d’Europe, le fait d'avoir passé commande de six symphonies à Haydn, restées au répertoire comme les "symphonies parisiennes".
L'actuel Concert de la Loge (exit Olympique) grave une à une les symphonies. Voici dans ce troisième disque "L'Ours", entouré d'un programme "révolutionnaire" des plus alléchants. Pour en parler avec Julien Chauvin, nous l'avons retrouvé en plein cœur du Marais, à Paris, dans un hôtel particulier… du XVIIIe siècle, où sa formation est invitée à répéter de temps à autre…
Quelle est l'importance de Joseph Haydn, et en particulier ses "Symphonies parisiennes", pour le Concert de la Loge ?
L'un ne va pas sans l'autre. On ne peut pas du tout imaginer le Concert de la Loge Olympique sans cette commande qu'il a passé à Haydn d'une série de six symphonies. Nous, dans l'idée de reprendre ce nom emblématique et les coutumes d'interprétation des concerts à l'époque, nous ne pouvions pas passer à côté de ce chef d'œuvre, de ce cycle génial. Et c'est pour ça qu'on a décidé d'étaler les enregistrements de ces œuvres dans le temps, sur cinq ans. Au lieu d'enregistrer d'un bloc six symphonies avec le risque qu'on les oublie deux ans après, l'idée est, chaque année, d'offrir un feuilleton musical Haydn, en déclinant la proposition musicale qui accompagne chaque symphonie.
Et pour ce troisième disque…
On décline avec les genres principaux de l'époque : pour cette symphonie appelée "L'Ours", on a choisi le genre absolument français de la "symphonie concertante", symphonie pendant laquelle les instrumentistes concertent, s'écoutent, s'accompagnent. L'année prochaine, ce sera un opus dédié aux airs en français, et on terminera avec deux symphonies parisiennes et une grande œuvre sacrée, le Stabat Mater de Haydn.
Cette fois-ci c'est la 82 de Haydn, qui s'appelle donc "L'Ours" en référence à une hypothétique danse de l'ours, difficile à imaginer…
Alors, les histoires de titres, c'est très particulier (rires) ! Haydn lui-même n'en donnait aucun. Ce sont les éditeurs, des amis, des musiciens qui en donnaient, pour des raisons parfois financières - une édition, ça se vend mieux quand il y a un nom -. Avec toutes sortes de références. Pour être honnête, pour l'Ours, c'est effectivement très difficile de se figurer la danse de l'ours. Mais on n'a pas du tout les mêmes oreilles que les auditeurs de l'époque. Au début du finale, on entend une référence à la musette, au bourdon d'une cornemuse : des notes répétées, scandées, jouées par les basses. Ce serait celle-ci la référence : la fête du village, parce qu'on y entendait ces instruments à vent. Or les ours étaient présents justement dans ces fêtes foraines. Enchaînés, ils "dansaient" en quelque sorte.
En revanche, il y a deux aspects très reconnaissables, le ton martial (même si vous avez changé les trompettes par des cors), et puis le côté théâtral, parce qu'il s'y passe des choses...
Oui, c'est le théâtre ! C’est-à-dire que la musique de Haydn parfois est jouée de manière linéaire, théorique. C'est un peu le problème de cette figure incontournable : Haydn, le grand créateur du genre quatuor à cordes, de la symphonie, et tout ça. C'est bien sur le papier, mais sa musique, elle, n'est pas comme ça ! Elle n'est pas théorique ! Dès les premières notes de "L'Ours", en do majeur, on est dans la même tonalité que la "Jupiter" quelques années plus tard, on rentre dans le théâtre. Et il faut inventer des respirations, se permettre de prendre du temps et suivre l'action théâtrale. Et moi, ce qui m'importe vraiment dans ces symphonies de Haydn, c'est qu'elles racontent chacune une histoire et qu'elles soient les plus vivantes possible.
Le disque se poursuit avec une symphonie concertante de Jean-Baptiste Davaux : des variations sur des thèmes patriotiques et notamment "La Marseillaise"…
Les compositeurs ont toujours réutilisé, partiellement, des mélodies. Mozart l'a fait : des mélodies typiques, populaires. On retrouve cela dans des opéras de Haydn, et chez bien d'autres compositeurs. Dans notre cas c'est un peu particulier, parce que c'est certes populaire, mais patriotique. 1792 : on est encore pendant la Révolution, ça chauffe bien. Pour Davaux, il peut utiliser ce genre très à la mode encore, en servant en même temps les chants de la Révolution.
C'est donc un hommage…
C'est un hommage, absolument ! Il utilise "La Marseillaise", "La Carmagnole", "Ça ira ça ira", "Cadet Roussel", "J'ai du bon tabac"… C'est une première chose. Mais la manière de traiter les instruments solistes est aussi très en lien avec la Révolution. L'esprit liberté-égalité-fraternité y est présent, il y a égalité de traitement entre les instruments solistes : il n'y en a pas un qui prend le dessus sur l'autre, chacun a une partie aussi virtuose. Et le but de ces symphonies à deux est que leurs chants se mêlent, de manière à ce qu'on ne puisse pas reconnaître l'un ou l'autre. On rentre vraiment dans une totale cohésion et cohérence.
Et c'est d'une grande beauté, notamment dans le jeu des deux violons…
Oui. Ils sont toujours écrits à la tierce ou à la sixte, on ne sait pas qui est au-dessus, et qui et en dessous. C'est très écrit en ruban, comme ça, c'est des choses très vives… J'ajoute concernant l'esprit égalitaire, qu'aujourd'hui, dans nos concerts et dans le disque, on est bons également sur la parité parmi les solistes, ce qui n'était pas le cas à l'époque, les femmes étaient très peu présentes lors des concerts.
Autre pépite, la symphonie concertante de François Devienne, troisième pièce du disque. Devienne est une figure importante du Concert de la Loge Olympique : il y est à la fois flûtiste et compositeur…
Oui : déjà, dans l'orchestre, c'est une des personnalités phare. Bien sûr, il y a le premier violon qui est aussi le premier violon de l'Opéra… Mais on est dans une période où les vents – il est donc flûtiste - prennent une très grande importance dans les parties d'orchestre, et c'est le cas d'ailleurs dans les symphonies parisiennes de Haydn. Rappelons qu'avant Haydn, la formation jouait des œuvres où il y avait à peine deux hautbois, deux cors… Haydn, lui, rajoute une flûte, parfois des timbales, parfois les trompettes, mais aussi deux bassons concertants.
Et Devienne, alors ?
Avec Devienne, on poursuit cette grande évolution des instruments à vent. Devienne est véritablement un très grand virtuose qui compose aussi beaucoup de musiques de chambre vraiment très belles, des quatuors pour basson avec cor, des quatuors pour flûte, des trios, des pièces pour ensembles à vent. Vraiment il est très doué, on parle parfois de "Mozart français ", il a une facilité mélodique. Et il a donc cette symphonie concertante pour quatre instruments à vent, qui est fascinante parce que c'est une photographie sur la facture de l'époque. On voit jusqu'où peut aller le cor nature, jusqu'où le basson peut être virtuose, la manière de chanter du hautbois, et les ribambelles de la flûte, qui aussi est de plus en plus virtuose. Et c'est donc cet instantané qui est captivant. Et c'est aussi très important pour moi de le remettre dans le contexte.
En quel sens ?
Dans le contexte des concerts de cette période. A l'époque, il y avait beaucoup de bruit dans la salle, beaucoup de bruit sur scène, et quand quelqu'un avait fini un solo, la musique qui était écrite juste après le solo, n'avait pas une grande importance : c'est cette ritournelle qu'il y a dans le second mouvement, ritournelle qu'on retrouve à la fin de chaque solo. Elle est faite pour combler et pour permettre aux gens d'applaudir et de pouvoir montrer leur satisfaction ou leur mécontentement. C'était vraiment comme ça, c'est documenté ! Ça se passait comme dans le jazz…
A l'écoute de l'enregistrement que vous avez réalisé en public, effectivement, la dimension jazz est très forte.
Ah, c'est vrai ? Ça me réjouit, parce que c'était vraiment une des questions : fallait-il garder les applaudissements dans le disque ? Je voulais aller jusqu'au bout de la démarche. Et d'ailleurs tous n'applaudissent pas autant à la fin des variations… Quand on a comme ça un retour du public, direct, pendant qu'on joue – et pas seulement après ! - il se passe quelque chose d'extraordinaire. C’est-à-dire qu'il y a un enthousiasme, ce n'est pas de la flatterie, il y a vraiment là une interaction très forte.
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