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Khatia Buniatishvili sort un nouveau disque, "Kaléidoscope" : "Quand je joue, je suis la musique"

En quelques années à peine, Khatia Buniatishvili s'est hissée au rang de star du piano par son jeu puissant et personnel et sa volonté de fer. La jeune Géorgienne en impose, elle fascine et elle divise. Qui est-elle ? D'où puise-t-elle son énergie ? Rencontre, à l'occasion de la sortie de "Kaléidoscope" (Sony Classical), un disque où elle fait dialoguer Moussorgski, Ravel et Stravinsky.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Khatia Buniatishvili en mars 2016.
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)

Khatia Buniatishvili, 28 ans, Géorgienne. Un nom qui, déjà, s'impose dans le microcosme de la musique classique internationale – et parisienne. Très jeune pianiste, elle a attiré la curiosité de ses pairs pour ses interprétations de Liszt ou de Chopin au point de remporter en 2008 le troisième prix du prestigieux concours Arthur Rubisnstein et, ce n'est pas rien, le prix du public. Pas vraiment une technicienne, "bête de concours", son arme à elle serait plutôt l'interprétation personnelle, habitée. Khatia Buniatishvili fascine, divise aussi. Révélation en 2009 à La Roque d'Anthéron et, déjà, à Carnegie Hall, elle devient rapidement incontournable. Comme soliste, en duo avec sa sœur Gvantsa ou en formation de chambre avec Renaud Capuçon, ou avec Gidon Kremer. Nous la rencontrons à l'occasion de la sortie de son dernier disque, "Kalédidoscope" (Sony Classical). Après Chopin, après Liszt, après un autre disque encore, qui associait de manière toujours personnelle le baroque, Ligeti et des mélodies géorgiennes, Khatia Buniatishvili fait se rencontrer – logiquement – Moussorgski ("Tableaux d'une exposition"), Ravel ("La valse") et Stravinsky (trois mouvements de "Petrouchka").

Un pessimisme… modéré

La pochette du disque très soignée, est puissante, valorisant le côté mystérieux – et séducteur - de la pianiste. Atout charme. Mais pas seulement. "La couverture est sombre parce que le fond l'est, c'est la musique qui met les couleurs !". La formule est jolie, et si vraie. Khatia Buniatishvili est heureuse d'évoquer son approche. Précise, elle est manifestement peu à l'aise dans des rails. Sa narration est très personnelle, le ton affirmatif, déterminé mais pas triomphant. D'ailleurs, ses fragilités, ses humeurs aussi elle les évoque facilement. Elles sont même au cœur de ses disques.

"Musicalement, je n'ai pas de limites : baroque, musique folklorique, classique, moderne, etc. Le choix du répertoire reflète mes états d'âme. J'y exprime les périodes importantes que je traverse. Ainsi, Moussorgski a correspondu à un état général de scepticisme que je vivais par rapport à la vie, mais teinté d'espoir, d'envie d'enchantements (rires). J'ai mis en parallèle ces trois morceaux parce qu'ils ont en commun ce même côté pessimiste sur la vie, mais qui s'exprime de façon un peu naïve, avec des couleurs orchestrales, infinies". Le résultat est plutôt joyeux dans l'ensemble. "Oui, parce que c'est un réflexe humain de transformer la réalité dans la fantaisie – la rendre plus colorée, plus gaie - pour pouvoir l'apprivoiser. C'est pour ça que j'ai appelé le disque kaléidoscope : quoiqu'on fixe avec un kaléidoscope, ça prend une mesure multipliée et colorée". 

Créatrice et observatrice à la fois

La pianiste a construit le disque autour des "Tableaux pour une exposition" de Moussorgski, œuvre d'hommage à un ami artiste disparu peu de temps avant. "Cette œuvre a pour moi une importance personnelle et idéologique", dit Khatia Buniatishvili. "Le musée c'est un peu une métaphore de la vie, les œuvres étant des moments de l'existence. Et puis il y a dans la visite, quelque chose d'essentiel : une circulation entre l'observateur (les Promenades), et le créateur. C'est comme l'état de moi-même quand je joue. D'un côté je produis, de l'autre côté je suis la musique, je deviens immatérielle et je n'ai plus le sentiment de créer cette musique par la mécanique du langage corporel. Je suis en même temps créateur et observateur".

Où est l'idéologie ? "Derrière certains morceaux, il y a pour moi une idée cachée, plus profonde. Le titre "Bydlo", par exemple, indique pour moi que les réformes ou les révolutions demandent toujours le sacrifice de quelque chose de non utile, comme la charrue tirée par les bœufs (c'est la signification de ce mot polonais, bydlo) qui sera remplacée par la mécanisation. C'est un bien mais j'ai une certaine douleur devant la disparition de ces coutumes. Un autre titre, "La grande porte de Kiev", est également idéologique : c'est un symbole de démocratie pour moi par ce que la porte, contrairement au mur, s'ouvre et se ferme avec la volonté".

La "patte" Khatia Buniatishvili

La pianiste revendique une lecture personnelle des œuvres. Mais refuse l'étiquette "egocentrique" qu'on lui collerait. "Quand je joue, j'ai la capacité de m'écouter parce que justement, j'efface mon ego. Je ne m'écoute pas moi, j'écoute la sonorité. Je ne sers même pas la musique (ce serait trop fataliste), je suis la musique, je m'aide à devenir immatérielle. Il n'y a plus rien : juste l'espace et la sonorité". Y a-t-il une "patte" Khatia Buniatishvili ? "Quand je pense à un enregistrement, mes intentions sont claires. Ça vient intuitivement, je reconnais les compositeurs par leur musique, c'est une vérité plus marquante pour moi que des informations biographiques ou celles qu'on retient par exemple des échanges épistolaires des musiciens. En concert, c'est différent, je n'ai même pas d'intentions ! C'est complètement basé sur la spontanéité. Je ne peux pas m'empêcher de mettre ma couleur personnelle dans l'œuvre, mais comme c'est un moment qui ne peut pas se reproduire, je ne peux pas garantir les émotions par avance. J'aime que ça reste ainsi, un moment spontané et improvisé".

"Le sentiment de réussir ou de rater un concert, c'est lié à une seule question : est-ce que j'ai pu complètement effacer l'ego et complètement me libérer pour pouvoir montrer les émotions et mes intentions nues devant le public ? Quand on s'oublie, la musicalité, le phrasé sont beaucoup plus libres. En revanche, quand je n'ai pas pu me mettre dans une position immatérielle, quand je sais ce qui se passe, là je comprends que c'est un concert non réussi".

Filiations

D'où vient son jeu ? Sa mère est son premier repère : "c'est elle qui m'a fait commencer le piano et qui est toujours mon mentor. A chaque grain de sable, elle seule peut débloquer les choses sur le plan psychologique, parce que c'est dans la tête que ça se passe, me dit-elle, et elle a raison". Mais à part elle ? Ne cherchons pas une filiation à une quelconque école, fût-elle prestigieuse, comme la tradition feu soviétique, ou même géorgienne. Il y a bien un Ukrainien dans ses références premières mais, explique Khatia, "mon professeur Oleg Meisenberg enseignait à Vienne". "Surtout", ajoute-t-elle, "je n'aime pas les "écoles", parce que l'art est complètement basé sur l'individu. Et j'ai eu la chance d'avoir des professeurs qui étaient plutôt individualistes, même s'ils en étaient pas conscients".
Khatia Buniatishvili en mars 2016.
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)

La Géorgie est bien présente dans les repères de Khatia Buniatishvili : "il y a des racines profondes, on peut faire des parallèles, mais ça ne détermine pas l'interprétation. Vu par la musique de son pays, le caractère géorgien est très polyphonique. J'aime les harmonies, et j'aime quand différentes sonorités sonnent ensemble. C'est pour ça probablement que j'aime jouer ça au piano. C'est un répertoire qui permet de montrer à quel point le piano peut être orchestral, avec des temps différents, avec le côté percussif, avec des couleurs différentes de l'orchestre. Par ailleurs, j'aime les racines, ça donne de la couleur à la personne. Mais je m'imagine plutôt comme citoyenne du monde. J'aime le cosmopolitisme et les gens qui n'ont pas peur de se mélanger…"

Bonnes étoiles

D'une rencontre importante en musique, Khatia Buniatishvili affirme ne rien prendre, elle dit qu'elle ne "vampirise" pas ses modèles. Ou plutôt qu'elle est attirée par ce qu'elle possède déjà, au moins en partie. "Tout ce que j'ai reçu des gens qui m'ont inspirée, ce sont les parallèles entre eux et moi. En revanche, si je vois quelque chose d'étrange mais intéressant chez quelqu'un, je le reçois comme information, sans que ça rentre en moi'. Un filtre se met en marche, pour préserver son "jardin personnel" dès qu'il s'agit d'interprétation. Des bonnes étoiles, Khatia Buniatishvili en a eues. La pianiste argentine Martha Argerich est l'une d'elles, le courant est bien passé. Mais pour la cadette, "ce n'est même pas les interprétations qui étaient une référence, c'était son côté féministe au piano, le fait qu'une femme soit tellement libre, indépendante et dix fois plus forte que beaucoup d'hommes à l'instrument". Autre référence, son professeur entre tous, Oleg Maisenberg : "c'est sa fantaisie qui me fait rêver. Il peut imaginer une scène quotidienne autour d'un compositeur juste parce qu'il est inspiré par sa musique, et la raconter comme l'aurait fait Tchekov, en une phrase très courte. C'est littéraire et simple à la fois". Le violoniste israélien Ivry Gtlis aussi l'a beaucoup inspirée : "il a une liberté musicale et intellectuelle infinie. Avec ses phrasés ou avec ses mots il peut aller où il veut, ça reste son territoire et on a l'impression que c'est infini". Comme ces autres moments de la vie qui la nourrissent artistiquement : "une promenade dans la nature ou du temps passé à une terrasse d'un café pour observer les gens dans la rue".

Un homme d'Etat aussi l'a marquée. Grande figure de la "Révolution des roses", Mikheil Saakashvili a été président de Géorgie de 2004 à 2013. Khatia était encore adolescente quand elle l'a vu accéder au pouvoir. "Il a complètement changé la vision qu'on avait de l'avenir, parce qu'il a montré que certaines choses étaient possibles. Il a renversé le système et a été une motivation pour changer les choses. Beaucoup de gens sont trop conformistes ou ne croient pas à un avenir. Je me dis, moi, qu'il faut se forcer, parce que c'est vraiment ça qui nous fait bouger".

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