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Le sifflement charmeur et mystérieux d’Elena Somaré
Oubliez l’image des siffleurs de performance, imitateurs de sons d’oiseaux, virtuoses de cabaret. Chez l’Italienne Elena Somaré, le sifflement est un art, au service du répertoire classique ou de la chanson napolitaine si importante outre-Alpes. Les notes sont tour à tour cristallines, charnelles ou boisées, le son enchanteur et mystérieux, comme venu de l’intérieur… Rencontre.
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Il suffit d’écouter les toutes premières notes du morceau "Scetate", tiré du disque "Incanto" ("Enchantement"), pour s’en rendre compte : ce son-là a un vibrato singulier, une puissance inédite, mystérieuse et chaleureuse à la fois. C’est le sifflement d’Elena Somaré. Troublant, comme venu d’on ne sait où.
Un son borderline
"Mais de l’intérieur !", s’exclame la principale intéressée. "Le sifflement est un son interne qui n’est pas anobli par le prisme de la voix. Il est particulièrement émouvant parce que notre corps est aussi la caisse de résonance". Encore faut-il savoir le maîtriser. "C’est comme marcher sur une corde raide", poursuit-elle. "Comme il a très peu de fréquences, il est à la charnière entre quelque chose d’harmonieux et un son agaçant. C’est un son borderline C’est peut-être pour ça qu’on a longtemps dit qu’il était la voix du diable. D’ailleurs celui-ci ne s’exprime-t-il pas en sifflant dans l’opéra « Méphistophélès » d’Arrigo Boito ?".Elena Somaré se souvient d’avoir toujours sifflé. Un don sans doute hérité d’un père bon siffleur mais qu’elle n’a pas beaucoup connu. Amusée et fière de cet art inné d’Elena, sa mère l’invitait, enfant, à siffler devant les amis l’air Casta Diva (tiré de "Norma", de Bellini) admiration familiale de la Callas oblige. Mais ça s’arrêtait là. Pas de velléité d’en faire quoi que ce soit. "En même temps, cette pratique a toujours eu mauvaise réputation : trop populaire, vulgaire, inconvenant de la bouche d’une femme…", raconte-t-elle. Elena Somaré est devenue photographe et réalisatrice. "C’est au contact de musiciens de jazz croisés pour mes documentaires que l’occasion s’est présentée de siffler à nouveau, d’abord par jeu, puis réellement sur scène", poursuit-elle.
Répéter sans cesse pour « effacer la pensée rationnelle »
Autre rencontre déterminante : celle de Lincoln Almada, un musicien paraguayen installé en Italie. C’est lui, ce harpiste venu notamment du baroque, ancien collaborateur de l’ensemble L’Arpeggiata de Christina Pluhar, qui croit à la possibilité de faire de ce don un véritable instrument, digne de tous les répertoires. Et parvient à en convaincre Elena Somaré. Pendant cinq ans, avec lui, elle parfait sa formation musicale, fréquente les bibliothèques, découvre toutes sortes de mélodies.Aujourd’hui, devant chaque nouvelle partition, la siffleuse procède en musicienne : découverte du rythme, puis de l’harmonie qu’elle étudie en chantant. Le sifflement proprement dit vient naturellement : "je cherche mon son interne, puis je l’émets". Comme par magie, pas de technique pour ça. L’interprétation, elle, requiert un gros investissement, basé sur la répétition. "J’ai besoin de répéter pour effacer la pensée rationnelle et arriver à sortir mon propre son", explique-t-elle, "Il peut m’arriver de répéter cent fois un même morceau dans une journée. Puis le quitter et le retrouver quelques jours après avec une plus grande liberté".
L’esprit retrouvé des chansons napolitaines d’autrefois
Selon le répertoire, le son d’Elena Somaré est tantôt cristallin, comme dans "Augellin", pièce baroque de Stefano Landi décrivant le chant d’un oiseau, tantôt riche et boisé, rappelant celui de la flûte, comme dans "Fenesta c’a lucive". Le sifflement donne d’ailleurs à cette très ancienne chanson napolitaine, déjà empruntée par Pasolini à deux reprises, une belle couleur cinématographique. Naples est partout dans "Incanto", ce premier disque réalisé sous la direction musicale de Lincoln Almada et avec sept autres musiciens classiques. Pas seulement pour célébrer une ville où on siffle traditionnellement dans la rue, depuis toujours. "Mais surtout pour rendre hommage à la grande mélodie italienne qui vient de là, de Naples !", explique Elena Somaré. "Même Monteverdi, pourtant homme du Nord, s’est inspiré de ces chansons napolitaines appelées villanelles !".On reconnaîtra d’ailleurs une pièce du musicien baroque, "Si dolce il tormento" (1624). Autres clins d’œil à la mélodie napolitaine, la célébrissime tarantelle rapide de Gioacchino Rossini (1835) ici dansée sur un rythme bien moins allant qu’à l’accoutumé (bonne idée) ou dans un tout autre registre, le "Caruso" de Lucio Dalla, sobrement accompagné au violoncelle, façon jazz. Surtout, dans ce disque, Elena Somaré parvient à retrouver, en sifflant, l’esprit des anciennes chansons napolitaines, populaires et savantes à la fois, ce qui n’est pas simple. Comme dans le déjà cité "Scetate", composé en 1887. Musique ô combien faite pourtant pour être chantée, voire susurrée. Mais qu’importe : la siffleuse restitue à merveille les nuances et le demi-ton arabisant si déstabilisant, qui offre toute sa tension à la sérénade. Remarquable.
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