Cet article date de plus de dix ans.
L’éblouissement Mozart réunit une dernière fois Martha Argerich et Abbado
La Deutsche Grammophon, la maison de disques de Claudio Abbado pendant près de cinquante ans, nous fait un bien beau cadeau: avant les hommages et les rééditions, un CD d’un concert Mozart capté en mars 2013. Avec l’amie de toujours, la grande Martha Argerich.
Publié
Mis à jour
Temps de lecture : 6min
Mozart, pour Abbado, c’était l’essentiel
Abbado émacié, épuisé mais souriant, dirige cet orchestre Mozart, qu’il contribua à créer à Bologne en 2004 pour, disait-il, humblement « faire de la musique ensemble ». Et de Mozart d’abord, comme un compagnon nécessaire. Les plus grands interprètes, quand ils se sentent en sursis, réduisent le répertoire qu’ils jouent à leurs œuvres, leurs musiciens préférés. A l’essentiel. Mozart, pour Abbado, c’était l’essentiel.
Sa complice, son amie, sa sœur de musique, Martha Argerich
Mais dans ce concert de Lucerne, moins d’un an avant sa disparition, il n’est pas seul face à Mozart. Il a entraîné sa complice, son amie, sa sœur de musique, Martha Argerich. Ou bien –dans quel sens cela s’est-il passé ?- c’est elle qui peut-être a décidé de le rejoindre, parce qu’il n’y aurait, devinait-elle, plus beaucoup d’occasions. Dans Mozart, qu’il aime tant, qu’elle n’a, elle, pas beaucoup joué. Les photos du CD racontent un miracle et deux vies: la main d’Abbado tenant celle d’Argerich comme un remerciement, un sourire illuminant le visage maigre du chef, un sourire semblable chez Argerich qui détourne la tête. Et puis, tant d’années plus tôt, Argerich au piano, crinière noire, mini-jupe, l’éclat boudeur de ses 25 ans, Abbado debout près d’elle, beau comme un prince florentin de 30 ans à peine. C’était en 1968 ou 1969 et les mélomanes de ce temps-là thésaurisent ce microsillon : Argerich, cheveux dans les yeux, improbable robe de laine chocolat, sur un 33 Tours inoubliable du 3e concerto de Prokofiev, la fièvre, la puissance, la beauté sonore, la force indomptable, si, domptée par Abbado. Abbado dirigeait le Philarmonique de Berlin, à lui prêté par un Karajan qui ne savait évidemment pas que ce jeune Italien lui succéderait un jour. Argerich-Abbado : on se disait, une rencontre, une légende, en marche.
Depuis ils s’étaient moins croisés qu’on l’espérait. Abbado avait accompagné d’autres stars du piano, Serkin, Pires, Pollini. Argerich, fantasque, ne se montrait plus en solo, était dirigé par des chefs de moindre rang, Elle jouait avec d’autres, avec des plus jeunes, qu’elle encourageait, protégeait. Son répertoire de concertos se réduisait à une dizaine –son cher Schumann en tête-, toujours les mêmes, sublimes (forcément) mais rabâchés. Mozart n’en faisait guère partie. Abbado seul l’avait –l’aura- convaincue d’élargir. Au (seul) 3e de Beethoven il y a quelques années.
Les concertos pour piano de Mozart
Les concertos pour piano sont pour Mozart comme les 32 sonates pour Beethoven ou les cantates pour Bach : un monde à part à l’intérieur de l’œuvre même. Les deux retenus ici –et qu’Argerich a déjà (rarement) joués- sont aussi différents que possible : le 25e, dans la tonalité solaire d’ut majeur, rayonnant, remplie d’une force qui va. Le 20e, en ré mineur (l’un des deux seuls en mineur), sombre, hanté, brûlant de terreur et de révolte. Le plus beau de tous. Le 25e démarre : on s’attend à un clavier impérial, respirant large. Surprise : le piano d’Argerich est épuré, cristallin et pudique. Presque trop sage. Comme si l’interprète s’obligeait à retenir les rênes. En tout cas d’une justesse de toucher, d’une clarté de jeu, magnifiques. Mais ce n’est plus un arc de triomphe, c’est la porte dépouillée d’un monastère. Dans le 20e, où l’on redoutait trop de romantisme, on est tout aussi surpris. Abbado signe une introduction superbe de respiration, de relance, malgré des cordes compactes et pas toujours très belles. Argerich entre et c’est très curieux : elle joue à mi-voix, presqu’en murmure. Il faut que l’orchestre commence à dialoguer avec elle pour qu’elle donne de la voix, trouve alors ses marques, avec, là encore, une beauté de toucher, une poésie, qui, enfin, nous rassurent. Le 2e mouvement est éblouissant, magnifique le passage central avec ses montées et descentes en arpège. Le 3e est du même niveau : la véhémence, la détresse, le sens admirable du dialogue de ces deux amis bientôt séparés dont l’écoute mutuelle est à son comble dans la conclusion de ce bijou noir qu’est le 20e concerto.
Lequel a fait le plus beau cadeau à l’autre ?
Belle intuition : Abbado et Argerich ne tentent jamais de faire du Beethoven dans ces chefs-d’oeuvre où son ombre se profile si nettement. Il y a d’ailleurs deux moments étonnants, les cadences du 20e : les cadences, ces variations, en forme d’improvisation, du piano tout seul, avant la conclusion du mouvement. Argerich utilise celles que Beethoven a composées pour ce concerto de Mozart. Et en passant ainsi de Mozart à Beethoven (quel contraste entre les deux!), la pianiste s’ébroue comme un cheval en liberté, racée mais déchaînée, éblouissante mais « dans son jus ». Je ne vais pas jusqu’à dire qu’elle n’y était pas chez Mozart (sinon pourquoi vous en avoir parlé si longuement?) mais en venant sur les terres d’Abbado, son ami, elle prenait un risque –elle qui, dans son répertoire, n’en prend plus guère- et l’on ne sait des deux, au final, lequel a fait le plus beau cadeau à l’autre. A nous, en tout cas: tous les deux.
Mozart- Claudio Abbado-Martha Argerich, Concerto pour piano n°25 et n°20 Deutsche Grammophon
L'hommage de Fance 2 à Claudio Abbado, jeudi 13 mars 2014 : un documentaire suivi d'un concert, "Requiem de Mozart" au festival de Lucerne 2012
Abbado émacié, épuisé mais souriant, dirige cet orchestre Mozart, qu’il contribua à créer à Bologne en 2004 pour, disait-il, humblement « faire de la musique ensemble ». Et de Mozart d’abord, comme un compagnon nécessaire. Les plus grands interprètes, quand ils se sentent en sursis, réduisent le répertoire qu’ils jouent à leurs œuvres, leurs musiciens préférés. A l’essentiel. Mozart, pour Abbado, c’était l’essentiel.
Sa complice, son amie, sa sœur de musique, Martha Argerich
Mais dans ce concert de Lucerne, moins d’un an avant sa disparition, il n’est pas seul face à Mozart. Il a entraîné sa complice, son amie, sa sœur de musique, Martha Argerich. Ou bien –dans quel sens cela s’est-il passé ?- c’est elle qui peut-être a décidé de le rejoindre, parce qu’il n’y aurait, devinait-elle, plus beaucoup d’occasions. Dans Mozart, qu’il aime tant, qu’elle n’a, elle, pas beaucoup joué. Les photos du CD racontent un miracle et deux vies: la main d’Abbado tenant celle d’Argerich comme un remerciement, un sourire illuminant le visage maigre du chef, un sourire semblable chez Argerich qui détourne la tête. Et puis, tant d’années plus tôt, Argerich au piano, crinière noire, mini-jupe, l’éclat boudeur de ses 25 ans, Abbado debout près d’elle, beau comme un prince florentin de 30 ans à peine. C’était en 1968 ou 1969 et les mélomanes de ce temps-là thésaurisent ce microsillon : Argerich, cheveux dans les yeux, improbable robe de laine chocolat, sur un 33 Tours inoubliable du 3e concerto de Prokofiev, la fièvre, la puissance, la beauté sonore, la force indomptable, si, domptée par Abbado. Abbado dirigeait le Philarmonique de Berlin, à lui prêté par un Karajan qui ne savait évidemment pas que ce jeune Italien lui succéderait un jour. Argerich-Abbado : on se disait, une rencontre, une légende, en marche.
Depuis ils s’étaient moins croisés qu’on l’espérait. Abbado avait accompagné d’autres stars du piano, Serkin, Pires, Pollini. Argerich, fantasque, ne se montrait plus en solo, était dirigé par des chefs de moindre rang, Elle jouait avec d’autres, avec des plus jeunes, qu’elle encourageait, protégeait. Son répertoire de concertos se réduisait à une dizaine –son cher Schumann en tête-, toujours les mêmes, sublimes (forcément) mais rabâchés. Mozart n’en faisait guère partie. Abbado seul l’avait –l’aura- convaincue d’élargir. Au (seul) 3e de Beethoven il y a quelques années.
Les concertos pour piano de Mozart
Les concertos pour piano sont pour Mozart comme les 32 sonates pour Beethoven ou les cantates pour Bach : un monde à part à l’intérieur de l’œuvre même. Les deux retenus ici –et qu’Argerich a déjà (rarement) joués- sont aussi différents que possible : le 25e, dans la tonalité solaire d’ut majeur, rayonnant, remplie d’une force qui va. Le 20e, en ré mineur (l’un des deux seuls en mineur), sombre, hanté, brûlant de terreur et de révolte. Le plus beau de tous. Le 25e démarre : on s’attend à un clavier impérial, respirant large. Surprise : le piano d’Argerich est épuré, cristallin et pudique. Presque trop sage. Comme si l’interprète s’obligeait à retenir les rênes. En tout cas d’une justesse de toucher, d’une clarté de jeu, magnifiques. Mais ce n’est plus un arc de triomphe, c’est la porte dépouillée d’un monastère. Dans le 20e, où l’on redoutait trop de romantisme, on est tout aussi surpris. Abbado signe une introduction superbe de respiration, de relance, malgré des cordes compactes et pas toujours très belles. Argerich entre et c’est très curieux : elle joue à mi-voix, presqu’en murmure. Il faut que l’orchestre commence à dialoguer avec elle pour qu’elle donne de la voix, trouve alors ses marques, avec, là encore, une beauté de toucher, une poésie, qui, enfin, nous rassurent. Le 2e mouvement est éblouissant, magnifique le passage central avec ses montées et descentes en arpège. Le 3e est du même niveau : la véhémence, la détresse, le sens admirable du dialogue de ces deux amis bientôt séparés dont l’écoute mutuelle est à son comble dans la conclusion de ce bijou noir qu’est le 20e concerto.
Lequel a fait le plus beau cadeau à l’autre ?
Belle intuition : Abbado et Argerich ne tentent jamais de faire du Beethoven dans ces chefs-d’oeuvre où son ombre se profile si nettement. Il y a d’ailleurs deux moments étonnants, les cadences du 20e : les cadences, ces variations, en forme d’improvisation, du piano tout seul, avant la conclusion du mouvement. Argerich utilise celles que Beethoven a composées pour ce concerto de Mozart. Et en passant ainsi de Mozart à Beethoven (quel contraste entre les deux!), la pianiste s’ébroue comme un cheval en liberté, racée mais déchaînée, éblouissante mais « dans son jus ». Je ne vais pas jusqu’à dire qu’elle n’y était pas chez Mozart (sinon pourquoi vous en avoir parlé si longuement?) mais en venant sur les terres d’Abbado, son ami, elle prenait un risque –elle qui, dans son répertoire, n’en prend plus guère- et l’on ne sait des deux, au final, lequel a fait le plus beau cadeau à l’autre. A nous, en tout cas: tous les deux.
Mozart- Claudio Abbado-Martha Argerich, Concerto pour piano n°25 et n°20 Deutsche Grammophon
L'hommage de Fance 2 à Claudio Abbado, jeudi 13 mars 2014 : un documentaire suivi d'un concert, "Requiem de Mozart" au festival de Lucerne 2012
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.