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Ophélie Gaillard fait (re)découvrir le fils de Bach, Carl Philipp Emanuel

A l'occasion de la sortie de son disque Carl Philipp Emanuel Bach, rencontre avec la violoncelliste franco-suisse Ophélie Gaillard. Elle évoque la force de la musique qu'elle a choisi ; elle se révèle aussi, toujours aussi fascinée par son instrument, viscéralement attachée à la transmission, et passionnée de danse.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6min
  (LCA/Culturebox)
Vous consacrez votre dernier disque à Carl Philipp Bach, l'un des fils de Johann Sebastian Bach, grand musicien également. Comment s'inscrit-il dans votre parcours ?
Cela fait près de six ans que nous jouons son répertoire en concert avec l'Ensemble Pulcinella (que j'ai créé il y a dix ans). Il fallait attendre une certaine maturation avant d'enregistrer. C'est une musique avec une haute technicité et qui exige beaucoup de fluidité et un seul souffle ; d'où la nécessité de bien se connaître entre membres de l'ensemble. Il y a, en effet, des contrastes radicaux, en termes de nuances, de couleurs, de caractères et de sentiments, qui sont l'enjeu même de cette musique et qui imposent aux interprètes d'être dans une même longueur d'ondes.  
Qu'apporte la musique de Carl Philipp Bach en termes de sensibilité ?
Une liberté d'expression phénoménale. Carl Philipp Emanuel Bach a laissé beaucoup d'écrits. Il y dit qu'il faut se laisser guider par le sentiment et le faire vivre ensuite à l'auditeur. Après l'époque baroque, c'est une fenêtre ouverte sur le classicisme et le romantisme. L'interprète a l'impression que son propre monde intérieur peut nourrir chaque émotion musicale, chaque nuance, qui peut aller de l'extrême violence à l'extrême douceur.

Comment dirigez-vous l'ensemble Pulcinella, depuis votre violoncelle ?
Je ne suis pas dans l'esprit d'une direction verticale. La légitimité vient du geste musical : le geste physique doit être harmonieux par rapport à celui-ci.
Avec Thibault Noally, premier violon dans l'ensemble Pulcinella
 (LCA/Culturebox)
Quel geste ? Des messages que vous envoyez à vos collègues de l'ensemble ?
Oui. C'est très simple, ce sont des respirations, beaucoup d'énergie rythmique. Evidemment, en amont, il y a un très gros travail collégial au moment des répétitions. Il faut que la pensée musicale soit commune. Il faut expliquer, discuter, vivre et "chanter" ensemble. C'est un chant intérieur, ce que j'appelle souvent le "sous-texte", entendant ce qui est derrière les notes.

Vous venez d'être nommée professeure à la Haute Ecole de Musique de Genève, vous avez également enseigné en France, vous intervenez, dans le cadre de résidences d'artiste, dans les collèges et lycées notamment en Seine-Saint-Denis, sans parler des master-classes que vous donnez régulièrement. Pourquoi un tel investissement dans la transmission, est-ce pour vous le prolongement ou une partie de votre art ?
Notre travail n'est pas de faire de l'art, mais de le faire partager, et ce avec la plus grande exigence. C'est donc de la transmission, qu'on soit pédagogue ou interprète. Les moyens sont différents, mais la fin est la même. C'est un des rares arts qui, avec son propre langage, et par delà les frontières, puisse toucher directement quelqu'un sans aucune préparation de sa part.
Enseigner ou intervenir dans les classes m'apporte beaucoup. J'ai beaucoup travaillé dans le 93 où je vis, j'ai eu affaire à des populations très différentes mais ma démarche est la même : elle vise à apprendre aux élèves à partager leur savoir et surtout leur ressenti musical. C'est, pour moi, beaucoup plus humain et plus riche dans l'échange que lorsqu'on est sur scène, face à un public où c'est une grande béance sombre. Le violoncelliste Janos Starker disait qu'à la fin d'un concert, même s'il y a une standing ovation, les gens finissent toujours par se rassoir et rentrer. Le travail avec un étudiant, même lors d'un stage, est porteur d'un échange à plus long terme, plus noble.

Il y a un autre échange, celui avec les compositeurs d'aujourd'hui. Vous vous y êtes déjà impliquée. Allez-vous développer votre répertoire de musique contemporaine ?
J'ai encore sollicité hier soir un compositeur dont je tairai le nom ! C'est notre travail aussi. Mstislav Rostropovitch a donné l'exemple, en sollicitant un nombre impressionnant de créations ! Quand on pense au temps que l'on passe à rechercher les conditions de création d'œuvres anciennes, c'est une chance de pouvoir avoir affaire à un auteur vivant. On peut lui poser mille questions et, éventuellement, faire évoluer un texte musical. Et ce travail avec les compositeurs contemporains, malgré les différences, éclaire aussi le rapport aux textes anciens : ça devrait faire évoluer les positions trop orthodoxes, nous rendre moins rigides.
Quel est votre rapport à l'instrument ? Qu'en est-il notamment de la dimension corporelle suggérée par vos expériences chorégraphiques, et notamment celle avec le danseur de hip hop Ibrahima Sissoko ?
Ma fascination pour l'instrument est née à un âge, 4 ans, où on ne met pas de mots pour la décrire. Quand je fais ressentir aux enfants les vibrations de la caisse de résonnance du violoncelle c'est toujours une expérience impressionnante. C'est un instrument qui impose, par ses dimensions – il est encombrant, physiquement et émotionnellement – et par sa capacité à couvrir tous les registres de la voix humaine, depuis la basse jusqu'à la soprane. Je me suis demandée ce qui se jouait avec corps-là sur scène. Puis, ça m'a intéressé de me confronter à des corps dansants. Le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui par exemple m'a dit, m'écoutant près de lui sur scène, ressentir "du souffle, de la vie, du mouvement, ce qui n'a rien à voir avec ce qu'on entend dans un enregistrement". Il a joué sur cette présence physique du musicien. Or quand on est interprète classique, on oublie parfois qu'on est un corps, habité par la musique. Dans mes cours, j'évoque souvent la nécessité que cette présence soit éloquente.
Ophélie Gaillard avec son violoncelle, un Goffriiller de 1737, manipulé par son luthier, Guy Coquoz 
 (Lorenzo Ciavarini Azzi/Culturebox)
Diriez-vous que le corps du violoncelliste sert aussi de caisse de résonnance ?
Oui, forcément. Mais il faut que cette mise en vibration soit harmonieuse. Et ça, ça s'apprivoise.

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