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Pierre Boulez le chef d'orchestre : l'art, la rigueur mais pas de baguette

Si Pierre Boulez est avant tout le compositeur d'une œuvre importante et reconnue, sa carrière de chef d'orchestre a pris une telle place qu'elle a manqué de prendre le dessus. Dans le cadre du "Domaine musical", à la tête du Philharmonic de New York, ou de l'Ensemble intercontemporain qu'il a créé, Boulez n'a cessé de convaincre. Retour sur le Boulez chef d'orchestre, à l'occasion de ses 90 ans.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Pierre Boulez en 1966.
 (akg-images)

Un peu d'histoire. Juste de quoi remonter aux sources et comprendre comment naît le Pierre Boulez chef d'orchestre, interprète de ses œuvres mais aussi de celles des autres.

Pierre Boulez en 1953 au Théâtre Marigny.
 (akg-images / Daniel Frasnay)
C'est un peu par hasard que la chose advient quand, entre vingt et trente ans, ce Lyonnais monté à Paris, qui se destine à une activité de compositeur, donne naissance à ce qui va devenir le "Domaine musical".

L'avant-garde au "Domaine musical"

"Le Domaine musical" est une programmation de concerts, une sorte de festival qu'anime Boulez à Paris entre 1954 et 1967 environ, qui se tient d'abord au Petit Marigny, puis Salle Gaveau et enfin à l'Odéon, en suivant les pérégrinations de Jean-Louis Barrault, qui lui met une salle à disposition.
Pierre Boulez et Jean-Louis Barrault en 1959 au Théâtre de l'Odéon
 (Lipnitzki / Roger-Viollet)
Car Pierre Boulez est un proche de l'homme de théâtre depuis que ce dernier l'a embauché à sa sortie du conservatoire en 1945. Boulez a étudié la composition, il est lauréat du premier prix d'Harmonie, mais il faut bien se nourrir : il est nommé directeur de la musique de scène de la Compagnie Renaud-Barrault. Quand l'envie lui prend d'organiser des concerts de musique contemporaine, l'appui des Barrault s'avère précieux. A cette époque, à Paris, du Conservatoire à la radio, les "académiques" règnent en maîtres et voient d'un mauvais œil l'arrivée des avant-gardistes comme Boulez et les partitions qu'ils veulent défendre. Grâce à cet appui et des mécènes privés peut naître le Domaine musical. Pierre Boulez n'y est pas seulement "directeur artistique" comme on dirait aujourd'hui, mais aussi chef d'orchestre car les chefs à même de diriger la musique qu'il propose ne sont pas légion.
Le coffret "Le domaine musical" de Pierre Boulez paru récemment.
 (Deutsche Grammophon)
Au programme : un répertoire allant de Debussy et Stravinsky à Messiaen, Nono, Webern et Stockhausen. "Nous avons voulu faire participer l'auditeur à une sorte de "musicologie comparée" (ce terme tout à fait entre guillemets), sans que le pédantisme didactique prenne part à des concerts qui sombreraient sûrement dans l'ennui léthargique", raconte Boulez en 1954, cité dans le livre que lui consacrent les éditions Actes Sud avec la Philharmonie de Paris. De ces concerts naît un esprit de rencontre entre musiciens, artistes, écrivains, qui les nourrit mutuellement et qui restera célèbre. L'exposition Pierre Boulez à la Philharmonie (jusqu'au 28 juin 2015) donne à voir, œuvres à l'appui, cette dimension.

"Le Sacre du printemps", "Parsifal" et la "Tétralogie"

C'est en 1956, au Vénézuela, lors d'une tournée de la Compagnie Renaud-Barrault, que Boulez dirige pour la première fois une grande formation symphonique.

Et en 1963 qu'il dirige le "Sacre du printemps" de Stravinsky au Théâtre des Champs Elysées pour les 50 ans de sa création. "C'est une date marquante : pour Boulez, il y a eu un avant et un après "Le Sacre", explique Yann Ollivier, directeur du label Decca Records France qui édite Boulez (via Deutsche Grammophon) : "Et pour "Le Sacre" lui-même il y a eu un avant et un après Boulez. Quelle puissance, quelle violence !". Même année féconde, 1963, Boulez dirige "Wozzeck" de Berg à l'Opéra Garnier.
L'expérience lyrique se poursuit avec un "Parsifal" (Wagner) fondateur en 1966, à Bayreuth, où se fera entre 1976 et 1980 la "Tétralogie" mise en scène par Patrice Chéreau, grand scandale et en même temps l'un des plus grands succès de l'histoire du festival allemand.

Carrière internationale et création de l'Ensemble intercontemporain

Installé en grande partie en Allemagne dès 1958, Boulez dirige de plus en plus et c'est à l'étranger qu'il est demandé : à Cleveland (où il est le conseiller musical de l'Orchestre entre  1970 et 1971), puis à New York, où il dirige le Philharmonic jusqu'en 1978, et à Londres où il occupe en même temps le poste de chef principal du BBC Symphony Orchestra (1971-1976). Aucun orchestre français ne lui propose sa direction. Pierre Boulez ne rentre en France qu'en 1976 pour créer et diriger l'Ensemble intercontemporain, une formation exclusivement dédiée à la musique contemporaine. La spécificité de sa direction tient aussi à la composition et à la structure de l'orchestre qu'il a face à lui. En inventant ce nouveau type d'ensemble, Boulez se donne les moyens d'une formation sur mesure.
Maxime Pascal, un jeune chef qui monte, co-fondateur du Balcon, formation à géométrie variable jouant sur instruments sonorisés (en résidence au Théâtre de l'Athénée à Paris), a été profondément marqué par Boulez entre autres pour cela : "Il fait partie de ces chefs d'orchestre créateurs de l'orchestre du futur, comme le sont Herbert von Karajan ou Sir John Eliott Gardiner", explique-t-il, conscient que la génération actuelle jouit des avancées apportées par Boulez. "Son modèle d'orchestre – et en l'occurrence l'Ensemble intercontemporain, rompt avec toutes les hiérarchies acoustiques de l'orchestre symphonique. Il déconstruit puis reconstruit le langage de l'orchestre. Certes, il ne l'a pas inventé : ça vient de Schönberg et de Ravel, mais ça reste un geste incroyable. C'est grâce à ça que le Balcon peut réaliser la synthèse entre l'orchestre symphonique et ce modèle qui a créé la rupture. Nous, on embrasse ça comme une seule évolution".

Boulez, un chef froid et chirurgical ? Cliché !

Comment se caractérise la direction de Boulez ? Constatation première, déterminante : le compositeur et le chef se complètent et ne font plus qu'un, le premier apportant au second une connaissance approfondie des procédés d'écriture. "C'est une lecture volontairement littérale et extrêmement rigoureuse de la partition", explique Yann Ollivier, "une approche qui est aussi intellectuelle et réfléchie : Boulez a fait par exemple à Bayreuth le "Parsifal" le plus rapide de l'histoire du festival parce qu'il voulait "dépoussiérer" l'œuvre, lui retirer le côté mystique, sacral", poursuit l'éditeur musical. "Mais ce souci de la rigueur n'enlève rien à l'esthétique, à la beauté de l'œuvre, et surtout à sa capacité d'émotion : c'est ce que je ressens, par exemple, à chaque fois qu'il interprète sur scène "La mer" de Debussy ! Ou alors dans Bartok, la "Musique pour cordes, percussions et célesta" : c'était la plus belle version qui a été faite, son approche était extrêmement pensée et nourrie, mais quelle beauté !"

Au pupitre, Pierre Boulez fait, selon ses admirateurs, l'effet contraire de la rigueur qui lui est reconnue. "J'aime le voir diriger parce qu'il a une gestuelle tellement claire et fascinante, et sans baguette", dit Yann Ollivier. "Le cliché du Pierre Boulez froid et chirurgical m'étonne quand je vois plutôt souplesse et liberté", renchérit Maxime Pascal : ""Boulez est d'une génération de pensée extrêmement rigoureuse, qui a besoin de tout justifier et cette énergie déployée pour être irréprochable, il la met au service de la liberté de son langage. Qu'il dirige Debussy ou sa propre musique, on a l'impression que l'orchestre improvise. Il est capable de stimuler la créativité des interprètes.

"Une autre caractéristique de Boulez est la constance, malgré l'évolution naturelle de sa direction", poursuit Yann Ollivier : "quand on écoute diverses versions du "Sacre" ou de "Parsifal", on constate par exemple que les tempi sont très proches à plusieurs décennies d'intervalle !" A l'éditeur qui a publié très récemment deux coffrets de Deutsche Grammophon, l'un compilant ses œuvres complètes, l'autre se rapportant au "Domaine musical" (1956-1967), nous demandons si le "maître" est sévère avec à ses œuvres : "il a été sévère avec lui dès le début. Ce qui n'allait pas, il ne l'a pas fait et il est content, aujourd'hui, de ce qui reste".

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