Pierre Henry, pape de la musique électro-acoustique, ovationné à la Philharmonie
Grande salle de la Philharmonie 2, ex-Cité de la musique, samedi soir, 9 janvier. Le concert est attendu. D'une certaine manière, il est même historique : Pierre Henry, 88 ans, le pionnier (avec Pierre Schaeffer) de la musique électro-acoustique, vient non seulement présenter sa dernière création "Continuo", mais offre aussi un come back avec la reprise de son tube, "Messe pour le temps présent", composée en 1967 pour Maurice Béjart et prolongée cette fois-ci par un "Grand Remix", les deux chorégraphiés cette fois par Hervé Robbe.
A quelques jours de la disparition de Pierre Boulez, autre grand commandeur, l'écoute de cette musique contemporaine, de recherche, sonne comme un rendez-vous privilégié.
Pas de partition, pas d'interprètes, pas d'instruments
L'homme est accueilli en star, très applaudi par la salle avant de prendre place à sa table, face à la scène. Installé avec ses machines électroniques, en hauteur, sa silhouette est repérable de loin, et sa tignasse blanche surgit par moments, effleurée par la lumière des projecteurs. La musique de Pierre Henry part de là, de sa table, sans partition, sans interprètes ni instruments, manipulée par lui et livrée par d'immenses enceintes placées sur la scène. Elles sont une trentaine en tout, de taille et de couleur différente, érigées comme des statues."Continuo" est une musique "composée d'associations d'idées préfigurant l'avenir", explique le compositeur dans le livret du disque qui sort ces jours-ci chez Decca. Une continuité de sons partagée en deux moments distincts : une montée par paliers, marquant "l'épanouissement", et une descente, chute vers une mort inéluctable.
Cadence en évolution et myriade de sons
Départ donc, subite, dans une semi obscurité, à peine nuancée par des projecteurs à dominante bleue, puis orange. Cette première partie du concert a quelque chose de magique : une salle entière va écouter, une heure durant, les sons de Pierre Henry, sans voix, sans images, attentivement. Le public semble médusé. Embarqué dans un voyage "vers le futur" très organisé malgré les apparences cahotiques. Reprenons les propos du compositeur : "Il y a dans Continuo, une écriture très contrapunctique où la rigueur des fondus s'associe avec la basse chiffrée, rythme/battement, aussi présente que dans l'art baroque, qui règle sans faille, la nouvelle pulsion du monde futur".Décodons, selon ce que nous percevons : sur une cadence qui continuellement évolue (comme le mouvement d'un train, le battement d'une percussion, ou le rythme imposé par une machine industrielle) viennent se poser une myriade de sons, telles des mélodies insaisissables. Ici et là, quelques-uns nous semblent familiers : des bribes de voix, des éclats de verre, des explosions et même, des sons d'instruments de musique, guitare, xylophones, tambours. Détrompez-vous, tous ces sons sont la création ex nihilo des machines de Pierre Henry.
Le mouvement s'accélère, ralentit, semble s'arrêter, puis non, un nouveau vrombissement, comme un décollage, nous rappelle l'inexorable cinétique des sons. Le spectateur goûte à l'expérience, à la fois heureux de se laisser porter et désireux de se repérer. Quelques univers émergent bien de cette mosaïque de sons. Celui du voyage, sûrement : du bruit sourd de la salle des machines d'un navire au crissement des roues des trains sur les rails, en passant par la cadence du mouvement des trams comme le "Dodes'kaden" de Kurosawa. Univers de la nature, avec ses chants d'oiseaux et l'évocation de végétations exotiques. Univers industriel, marqué par l'infernale cadence des machines. Le "Continuo" de Pierre Henry est mystérieux, tendu. Danger ? Explosions. Guerre ? Le bruit des pales d'hélicoptères renvoie inexorablement aux raids "d'Apocalypse Now".
"On est, on vit par la musique"
La cadence folle de la première phase de "Continuo" s'arrête net, un instant, pour reprendre aussitôt et entamer sa descente, comme un avion qui prépare son atterrissage. Un autre flux de sons tout aussi riche : même alternance de moments de gaîté soudaine, comme avec les sons d'un défilé du Carnaval de Rio, accélérando enthousiaste et puis déflagrations, tirs, laissant libre cours à l'évocation de accidents, conflits, difficultés, maladie. Pierre Schaeffer a raison quand il écrit, en 1968, que la musique de Pierre Henry n'est "ni particulièrement sentimentale, ni particulièrement dramatique, mais quand (on l'écoute), on sent quelque chose, on est pris par l'angoisse, par la peur, par l'émotion, par l'attente, on est, on vit par la musique". Le voyage s'achève. C'est la fin ultime, l'énergie créatrice de sons s'arrête, brusquement.De l'ombre à la lumière : après l'entracte, la deuxième partie du spectacle marque un joyeux retour peace and love aux sixties. Reprise de "Messe pour le temps présent", la version originelle, de 1967, commandée à Pierre Henry (avec Michel Colombier) par Maurice Béjart, prolongée par une suite imaginée par le compositeur aujourd'hui, le "Grand Remix". La "Messe pour le temps présent", ce sont les célèbres "jerks électroniques", premier mariage des sons électroniques et de rythmes de musique de variété.
"Psyché Rock"
Une étape importante dans l'histoire de la musique parce qu'il contribue, à l'époque, à l'éclatement des barrières entre les chapelles si cloisonnées du contemporain, du jazz, de la variété. Ce morceau est surtout un immense tube, que sifflotent encore les jeunes aujourd'hui, surtout son mouvement appelé "Psyché Rock", jeu de cloches sur trois notes et une multitude de variations électroniques.On ne boude pas son plaisir à retrouver une musique efficace autant qu'englobante, et génialement chorégraphiée. Les jerks de Béjart sont une savante organisation de l'anarchie corporelle de cette danse des années 60 qui mettait en mouvement simultanément hanches, bras et jambes. Entraînants, les cercles concentriques, joyeux et drôles les mouvements de bras tels des battements d'ailes de grands oiseaux ou… de poule. Course effrénée, mouvements individuels et collectifs, liaison à deux, trois, ou plus. Liberté et insouciance, très bien incarnées aujourd'hui sur scène par les jeunes danseurs de l'Ecole supérieure du Centre national de danse contemporaine d'Angers en blue jean et T-shirt, menés par Hervé Robbe, chorégraphe formé à l'école de Maurice Béjart à Bruxelles (Mudra).
Le "Grand Remix" créé aujourd'hui par Pierre Henry est le prolongement de "Messe pour le temps présent", mais dans une rupture facilement perceptible. Changement de ton, de perception, une version qui se fait plus aride et lourde de la thématique initiale, même si les trois notes planent, et les sons de cloche sont esquissés. Mais en tension, dans une marche lente et progressive vers une atmosphère techno, que traduit l'interrogation chorégraphique subtilement évoquée par Hervé Robb. Les danseurs se couvrent, d'abord le torse puis même la tête avec leur capuche et leurs mouvements se font parfois hiératiques, parfois ralentis (comme les images de télévision). La place de l'individu dans le groupe évolue, entre les mouvements d'électrons libres, les mêlées façon pow wow et une marche façon défilé de mode… ou militaire. Et Hervé Robbe de conclure sur cette œuvre : "Une forme plus labyrinthique que circulaire. Plus qu'une messe, la musique du Grand Remix m'évoque un autre type de rassemblement ou de rituel collectif : la rave party".
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