Quand Jean Rondeau dévoile la fragilité et la poésie de Rameau et de Royer
Il est l’une des belles révélations de ces dernières années, bien au-delà de son strict univers instrumental dans lequel il excelle pourtant, le clavecin. Il troque d’ailleurs volontiers son clavecin pour un piano lorsqu’il aborde le répertoire jazz. Une Victoire de la musique classique en 2015 a sûrement donné un coup d’accélérateur à la carrière et à la notoriété de Jean Rondeau.
Lui reste imperturbable, très libre. Et laboure patiemment son territoire baroque : après un premier disque Bach sorti l’année dernière, Jean Rondeau associe pour son deuxième, Jean-Philippe Rameau et Pancrace Royer : de grands inventeurs, « deux magiciens, deux architectes magistraux », écrit-il dans le livret, dans un très joli texte (à ne pas rater, pour ceux qui consomment encore les disques à l’ancienne) où il raconte son voyage à la première personne. Deux compositeurs contemporains (milieu du 18e siècle) qui « ont aussi tenté de saisir dans la palette de leur clavier les échos du grand théâtre », poursuit-il.
Composé d’airs de différents opéras, réarticulés à sa sauce, ce disque se veut comme une balade présentant les deux aspects : la scène et l’intime, la « géniale mascarade baroque » et « l’imaginaire infini de dix doigts et de quelques sautereaux ». Mèche ébouriffée, voix grave de baryton, Jean Rondeau est calme, particulièrement zen. Ses propos sont posés parce qu’il aime prendre son temps pour éviter l’à-peu-près. Et mieux dévoiler son monde : musical, philosophique, poétique.
Dans le texte de présentation de votre disque « Vertigo » (Erato), vous évoquez le clavecin comme de « fragiles cordes pincées » : est-ce là un nouveau plaidoyer pour le clavecin et son répertoire ?
Non, cette fois ce n’était pas mon objectif premier. La défense du clavecin, c’est vrai, je souhaite l’avoir sous le coude pendant tout mon chemin, parce que je constate parfois un décalage entre la vision que certains peuvent avoir de cet instrument et la réalité. Mais quand je parlais de « fragiles cordes pincées », je pensais à l’intime, qui est l’une des idées clé du disque. C’est une fragilité très positive, une vulnérabilité, ou si vous préférez une sensibilité extrême qu’a le clavecin et qui d’ailleurs, sied bien à une sensibilité d’enfant.
D’enfant ?
Oui, j’y pense souvent, il y a une relation intime avec cette sensibilité. D’ailleurs certaines pièces de Louis et de François Couperin, et même de Rameau, où le niveau technique est légèrement amoindri, semblent destinées aux enfants. Cette fragilité évoque chez moi la manière dont j’ai appréhendé le clavecin en étant enfant et puis tout au long de mon parcours à chaque fois que je reviens dans ce lieu qu’est l’enfance. Brel a raison de parler de l’enfance comme d’un lieu géographique, qui dépend moins de l’âge que de ce que ça représente. J’aime cette image, et c’est l’une des raisons pour lesquelles je fais de la musique : cette poésie du va-et-vient entre l’adulte et l’enfant, ces différentes façons d’appréhender la vie, qui nous ont constitués et qui nous appartiennent. Je m’égare, revenons au disque : la poésie de cette extrême sensibilité dont peut faire preuve le clavecin, sa délicatesse, sa finesse, son élégance épousent à merveille la musique française de Rameau et de Royer. Et c’est là aussi que réside la difficulté d’interprétation : faire ressortir la simplicité d’une chanson pour enfant ou d’un chant d’inspiration populaire malgré ce sur-raffinement.
Ce répertoire français évoque aussi bien le théâtre d’opéra, la scène donc, que la musique vécue dans l’intimité, expliquez-vous dans le livret du disque. Ce dernier sentiment, l’intime, est important…
Oui, c’est pourquoi je parlais de fragilité. Ajoutons que le sentiment d’intimité, dans ce disque, vient également d’autres choses. Et notamment des conditions dans lesquelles il a été enregistré, dans un espace hors du temps, le Château d’Assas, dans l’Hérault (là où a beaucoup enregistré le claveciniste américain Scott Ross). J’ai voulu approcher les conditions intimistes de l’époque : un clavecin 18e, dans un château 18e, avec une acoustique de salon de musique. Donc bien loin des grandes salles de concert d’aujourd’hui, construites après le 18e siècle et extrêmement liées au style. Quand le disque est sorti, j’ai eu une pensée nostalgique en pensant à l’atmosphère de cet enregistrement si particulier… Enfin, le sentiment d’intimité vient également, cela va de soi, mais c’est important, des conditions d’écoute de cette musique enregistrée : quand on est chez soi, dans son propre univers, la musique n’est pas reçue de la même manière, elle est intime, elle n’est pas partagée avec d’autres comme dans un concert.
D’où vient le sentiment de liberté que l’on perçoit dès le Prélude, tiré de la Suite en la mineure de Rameau ?
Pas facile d’expliquer ce sentiment. L’exemple du Prélude est intéressant : Rameau introduit ses pièces par un prélude qui est d’abord « non mesuré », puis « mesuré », donc on a deux types d’écritures différentes. Non mesuré, ça veut dire que la contrainte du rythme est abandonnée, donc la pulsation n’est pas donnée. C’est très inspiré de Louis Couperin, et même de Froberger, ça s’est très peu fait dans l’histoire de la musique. Pour l’interprète, ça soulève une question fondamentale : comment aborder cette liberté ? Quand je joue je me demande toujours si j’essaie de jouer comme si j’improvisais ou si j’essaie d’improviser comme si c’était de la musique écrite. Je pense que c’est impossible d’avoir le même geste, exactement le même geste, lorsqu’on joue de la musique écrite ou lorsqu’on improvise. En revanche, c’est intéressant pour ce type de prélude non mesuré (qui est à priori une « improvisation écrite ») de tendre au maximum vers le geste qu’on pourrait avoir quand on improvise.
Ce n’est pas facile, vous avez raison (rires)…
Oui, je n’en parle pas de manière concise, parce que je n’ai pas non plus une réponse par rapport à ça, mais ce sont des questions qu’un musicien ne doit pas mettre de côté. Par exemple, et ça, ça m’est vraiment personnel, j’ai des phases de travail actuellement, où j’essaie de m’approcher d’un geste improvisateur lorsque je joue de la musique écrite. Pourquoi ? Parce que c’est un geste qui tend à une sorte de naturel lié à l’origine de la musique : le chant, la danse, le cri, quelque chose de très instinctif, de très direct…
Pour moi il y a une sorte de vérité là-dedans.
Tout le disque, dans l’articulation des pièces de Jean-Philippe Rameau et celles de Pancrace Royer respire le contraste...
Toutes les pièces du disque, sauf celle de Vertigo, sont tirées d'opéras de Rameau et de Royer. Le contraste que vous ressentez est lié, je pense, au théâtre : il naît du rapport qu’ont ces deux compositeurs à l’opéra, de leur appréhension de l’écriture et de la composition. Mais d’ailleurs, la dramaturgie, c’est le sens du contraste : pour procurer des émotions, qui seront liées à l’histoire, au chant, à la danse, au texte, au décor, etc. Et dans les opéras de Rameau ou de Royer on est subjugués par le contraste : par la présence au sein d’un même morceau ou d’un même acte à la fois du feu et du rossignol, de l’eau qui coule et de la folie, de la sagesse et de la mort, de la douleur et de l’amour… De plus, dans la trame du disque, le contraste tient aussi évidemment à la manière dont j’ai agencé les pièces entre elles. J’ai essayé de faire une sorte de simulation d’opéra ou d’opéra ballet, mais ça, ça se passe vraiment au niveau des idées, ce n’est pas un sentiment que j’avais en enregistrant chaque pièce séparément. D’où le besoin d’expliquer ensuite, en détail ce que j’ai fait dans le livret, un livret d’ailleurs pensé de manière poétique pour épouser la poésie de la musique de Rameau et de Royer.
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