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Une intégrale discographique et une BD pour entretenir le mythe Glenn Gould

Soixante ans après le premier enregistrement des "Variations Goldberg", l'œuvre de Glenn Gould est à nouveau d'actualité grâce à la sortie d'une intégrale discographique, "remastérisée" à partir des bandes d'origine. S'ajoutent un livre intégré au coffret, des CD d'interviews de l'époque… Et une BD, signée Sandrine Revel, regard poétique posé sur un pianiste pas comme les autres.
Article rédigé par Lorenzo Ciavarini Azzi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Glenn Gould dans les années 1950.
 (Sony Masterworks)

Le mythe Glenn Gould est encore bien vivant. Plus de 30 ans après sa mort, on reste fasciné par l'œuvre du pianiste canadien, autant que par son personnage. Il faut dire que le destin de cet homme si singulier, mort d'un AVC à tout juste cinquante ans en 1982, s'y prête : un physique à la James Dean, lorsqu'il apparaît à ses débuts dans les années 1950, et un comportement que certains ont qualifié d'excentrique, conjonction en réalité de ce qu'on sait être une forme d'autisme (le syndrome d'Asperger) et d'un perfectionnisme artistique poussé à l'extrême. La publication chez Sony (héritier du catalogue Columbia chez qui était édité Glenn Gould), de l'intégrale discographique remastérisée, soixante ans après le premier enregistrement, offre une nouvelle occasion de saisir l'œuvre et l'homme. Les deux sont inséparables : le coffret, contenant les 78 albums gravés, est d'ailleurs vendu avec un très riche livre de 400 pages, comprenant photos, documents, explications et une longue fiche par disque ainsi que trois CD d'interviews ou d'émission particulièrement instructifs.

Le coffret Glenn Gould disponible chez Sony Classical.
 (Sony Masterworks)

Esthétique de l'enregistrement de Glenn Gould

Nous avons pour guide devant ce vaste matériau Michael Stegemann, compositeur de formation, ancien élève d'Olivier Messiaen, reconverti en musicologue et grand spécialiste de Gould. Trente ans qu'il se consacre à son œuvre ! "J'avais peur, initialement, qu'avec un énième coffret, on presse trop le citron", avoue aujourd'hui Stegemann qui n'est pas le maître d'œuvre de la nouvelle version. "En réalité, d'un côté il y avait une demande, la dernière intégrale était épuisée. Et de l'autre, surtout, l'éditeur a utilisé les moyens techniques les plus sophistiqués pour "remastériser" en développant un système de "direct streaming" c'est-à-dire en recourant aux bandes d'origine, ce qui permet d'être au près de l'idée que Gould avait non seulement du montage de ses enregistrements, mais aussi de la sonorité". Car là réside l'une des particularités du célèbre pianiste : dès 1964, Gould refuse de jouer sur scène pour ne se consacrer qu'aux enregistrements studio et, en homme de technique et des médias, il a une idée précise de ce qu'il cherche. "Or, cette vision de l'enregistrement, Gould lui-même n'a pas pu la réaliser faute de moyens technologiques, même avec les débuts du digital, rappelons qu'il est mort en 1981 !", explique le musicologue. "Aujourd'hui, on le peut, ce qui nous donne une pureté, une netteté acoustiques inédites, la forme idéale voulue par Gould".
Le musicologue Michael Stegemann.
 (Sony Masterworks)

Par le miracle de la technologie, on a accès à une "esthétique de l'enregistrement" de Gould qui est vraiment étonnante. Presque abstraite. "Lui-même le disait : un piano ne doit pas forcément toujours sonner comme un piano", rappelle Stegemann : "c'est une esthétique de clarté, une approche intellectuelle qui offre sa vision d'une œuvre, loin de l'authenticité de la sonorité du piano comme on la trouve chez Horowitz ou chez Rubinstein". Glenn Gould, dans les studios d'enregistrement où il est le patron (vers la fin il possède son propre studio), s'en donne à cœur joie : il change le positionnement des micros, manipule son piano (il rapproche notamment le marteau des cordes pour accélérer l'arrivée du son), crée des montages "dont on a parlé comme des monstres de Frankenstein : des bouts de bandes collés, donnant naissance à un être musical qui n'existe pas, qui ne peut pas exister", dit Stegemann. Bref, l'œuvre de studio de Gould est une "recréation" de l'œuvre de Bach, Mozart ou Schönberg… "pour un public imaginaire, idéal", ajoute le musicologue.

A chacun son Gould préféré

Aujourd'hui, "l'écouteur" comme ce dernier appelle le public, choisira ses inconditionnels : de Bach, omniprésent, à Schönberg (que Gould aimait particulièrement et dont il livre un magistral Concerto pour piano opus 42), en passant par les sonatines de Sibelius, les morceaux de Scriabine... et évidemment Mozart et Beethoven, très présents dans le coffret, malgré les réticences du pianiste. Dans une notice biographique sur Gould pour la presse datée de 1956, reproduite dans le livre, ni l'un ni l'autre ne figurent parmi les compositeurs préférés. "Gould avait des problèmes avec ces deux écritures et il a lutté contre ces réserves en les enregistrant", explique Stegemann. Lui, le musicologue, conseille en particulier trois disques : l'album "élisabethain" avec les œuvres de William Byrd et du "préféré" de Gould Orlando Gibbons ; la 5e symphonie de Beethoven dans la transcription pour piano de Liszt (pour la virtuosité pianistique) et enfin les Intermezzos de Brahms, pour lesquels Gould aurait dit, non sans humour : vous savez bien que je suis un incurable romantique…
Glenn Gould en mars 1963.
 (Sony Masterworks)

Pour le grand public, le toucher de Glenn Gould est inséparable des "Variations Goldberg" de Bach. D'une interprétation particulièrement ardue (prévues pour clavecin à deux claviers), elles sont surtout symboliques parce qu'elles font l'objet du premier et du dernier enregistrement publiés par Gould (donc de son vivant), respectivement en 1955 et 1981.

Des deux versions, la deuxième, beaucoup plus lente, laisserait croire qu'une vraie évolution les sépare : "il n'en est rien en réalité", dit Stegemann : "on a découvert le premier enregistrement que Gould a fait en 1954 pour la radio canadienne (non présent dans l'intégrale Sony), qui ressemble étonnamment à la version de 1981 : aussi lent, aussi intériorisé. Donc celle-ci n'est pas, comme on l'a beaucoup dit, une vision d'automne de l'artiste. Gould a simplement changé de point de vue sur l'œuvre à ce moment précis". On ne saurait trop vous conseiller dans le coffret, la conversation de 1981 entre Gould et le journaliste Tim Page autour des Goldberg, même si, nous prévient Stegemann, "on sait aujourd'hui que le pianiste écrivait lui-même les questions et les réponses de l'interview"…

1955-1981, une vie artistique

Comme le dit Gould dans cette "interview", entre 1955 et 1981, sa "mécanique" pianistique ne change pas : son jeu non legato, sa façon de toucher le clavier, sont ceux des débuts. L'homme, lui, n'est évidemment plus le même. "A 22 ans, Gould se prête au jeu des médias comme une pop star, le jeune miracle classique, châtain aux yeux bleus, ce qui à l'époque est aussi important que son jeu de piano. Le Glenn Gould de 1981 est un homme malade, retiré de la scène depuis plus de quinze ans, il ne joue plus pour le public, mais pour lui-même. Il traverse difficilement dans les années 1970 l'épreuve de la mort de sa mère et n'enregistre presque plus. C'est un homme qui décide d'arrêter le piano à 50 ans pour ne faire plus que diriger et composer".
  (Dargaud)

Cette évolution-là est très perceptible dans le livre de bande dessinée de Sandrine Revel, "Une vie à contretemps", chez Dargaud. Davantage qu'une véritable biographie, c'est une évocation de la vie du pianiste canadien qui invite à imaginer l'insaisissable chez Glenn Gould. Magique, cette page où l'homme est représenté un masque canin sur le visage. Extrêmement parlantes aussi, les séries de mains du pianiste suspendues en l'air ou, plus loin, posées sur le clavier. Et poignante cette double page imaginant l'artiste en smoking précipiter dans le vide avec le rideau rouge de la scène à son dos… Le livre est élégant, au trait simple, discret, ligne claire et joli rendu de crayon de couleurs dans la palette des années cinquante et soixante. Sandrine Revel dessine les contours d'un être à part, façonné dès l'enfance, par des singularités : les ennuis de santé qui le mettent au ban de la vie scolaire, puis l'hypocondrie qui, à l'âge adulte, sera plus qu'envahissante ; la passion immodérée pour la musique et le rapport identitaire à l'instrument – les pages sont troublantes où l'on apprend que Glenn Gould traverse une dépression suite à la destruction de son piano Steinway, tombé d'un camion pendant un déplacement !
Détail d'une plache de "Glenn Gould : une vie à contretemps" de Sandrine Revel. 
 (Dargaud)
Enfin, ces manies qui seront l'une des signatures de Glenn Gould, aussi gênantes que fascinantes : comme le positionnement au piano, assis très bas sur une chaise pliante spécialement conçue par son père, les mains très étonnamment accrochées au clavier ; ou l'habitude de s'habiller chaud, même en plein été ; ou enfin le célèbre chantonnement que l'on peut écouter distinctement dans de nombreux enregistrements… 

L'humour si méconnu de Gould

Revenons au coffret Sony pour une dernière dimension, rarement citée de Glenn Gould et pourtant très présente : l'humour. Une pièce radiophonique, enregistrée à l'occasion des 25 ans de carrière de Gould ("The Glenn Gould Silver Jubilee album") met en scène "The hysteric return", le retour sur scène du même Gould, mais sur une station de pétrole sur l'océan arctique où il joue entre autres un morceau de Weber et la Valse de  Maurice Ravel pour piano. Le pianiste y interprète avec des voix et des accents différents, avec des textes farfelus, plusieurs rôles : un chef d'orchestre britannique Sir Nigel Twitt-Thornwaite, un compositeur et musicologue allemand, Karl-Heinz Klopweisser, un critique à l'accent très populaire… C'est loufoque et très drôle. "Dans toute sa vie, il a eu jusqu'à 24 alias derrière lesquels il se cachait, le plus célèbre étant le chauffeur de taxi new-yorkais Thodore Sluts!", raconte Michael Stegemann. L'humour et la joie de vivre dont peut faire preuve Glenn Gould cohabitent avec l'homme malade, retiré…

"Le problème avec l'image de Glenn Gould", conclut Stegemann, "est qu'on ne retient que celle du pianiste : on élude le compositeur, le chef d'orchestre, l'organiste, le claveciniste, et enfin l'homme des médias. Et pourtant, son travail pour la radio et la télévision, tous ces écrits sont d'une grande importance, pour nuancer l'image. N'a-t-il pas dit un jour, dans une interview : je ne suis pas pianiste mais un homme des médias canadien qui joue du piano dans son temps libre ?".

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