Xavier Phillips, dans le sillage du grand Rostropovitch, célèbre Chostakovitch
Lorsque l’on rencontre le violoncelliste Xavier Phillips, il est deux sujets qui ne manquent pas de surgir assez vite dans la conversation : d’un côté, le souvenir de Mstislav Rostropovitch, qui fut pendant 17 ans son mentor et son ami, et de l’autre sa propre activité d’enseignant, qu’il exerce aujourd’hui à la Haute Ecole de Musique de Lausanne. Comme si le maître mot de sa vie était la transmission : celle qui permet de transformer sur scène les conseils du maître et qui oblige à passer à son tour le savoir hérité, à travers Rostropovitch, d’autres grands musiciens, de Prokofiev à Chostakovitch. Depuis plus de vingt ans, Xavier Phillips poursuit une brillante carrière de soliste international aux côtés des plus grands chefs (de Muti à Gergiev) et de grands compositeurs, comme Henri Dutilleux. Depuis 2011 il participe aux projets de l’ensemble Les Dissonances créé par David Grimal. C’est avec cette formation qu’il a enregistré un disque Chostakovitch, qui est assorti d’un livre d’explications et de souvenirs où il évoque largement Rostropovitch qui fut l’ami, l’élève et le grand interprète de Chostakovitch.
Vous avez choisi pour ce disque Chostakovitch, la 5e symphonie (de 1937) et le 1er concerto (de 1959). Leur particularité : l’ironie, la forte dimension politique, l’atmosphère si singulière…
Oui, c’est tout ça à la fois. Le contexte politique est essentiel (en 1937, le musicien est mis à l’index par Staline, avant la disgrâce officielle entre la fin des années 1940 et le début les années 1950, puis la réhabilitation sous Khrouchtchev, NDLR) : Chostakovitch aurait probablement écrit une musique totalement différente s’il n’avait pas été brimé par un gouvernement aberrant d’inhumanité, par des gens incultes qui n’avaient aucune idée de son art. Il était extrêmement sensible, il vivait dans la peur, et il a retranscrit tout ça dans sa musique. D’où la puissance d’un discours musical qui vient d’une forme de réclusion à l’intérieur de sa propre personnalité. D’où aussi l’ironie. D’où enfin, des morceaux (notamment ses symphonies), truffés de messages.
Des messages… codés ?
Parfaitement. Vous connaissez sans doute le « procédé BACH », c’est une sorte de code des musiciens : on forme le nom de quelqu’un en utilisant les lettres selon l’écriture anglo-saxonne des notes. L’exemple le plus cité est celui qui en a donné le nom, B-A-C-H. Il correspond à : si bémol, la, do, si bécarre. C’est un thème utilisé par nombre de compositeurs qui voulaient faire un petit clin d’œil à Bach qui les a inspirés. Revenons à Chostakovitch : lui a, par exemple, caché dans la 10ème symphonie, le prénom d’une personne dont il était secrètement amoureux, qui apparaît donc à plusieurs reprises. Autre exemple, il s’est lui-même cité. N’y voyez pas du narcissisme, mais l’obsession, le besoin d’exister. L’homme devait sûrement peu s’aimer, et comme l’admiration qui lui était montrée à l’extérieur était toujours parasitée par les brimades d’un gouvernement ignorant, il lui était très difficile de s’épanouir : il vivait dans l’anxiété, l’angoisse…
Et pourtant dans son œuvre on ne sent évidemment pas seulement ça…
Bien sûr que non ! Sa musique raconte tout à la fois le désespoir et l’espoir, l’horreur et le bonheur. Oui, elle parle des choses les plus abominables : écoutez la 11e symphonie, elle évoque l’insurrection et les massacres de civils par l’armée du tsar Nicolas. Ecoutez le Trio qui parle des camps, des trains qui emmenaient les juifs à la mort… L’horreur, la violence donc s’expriment dans la musique de Chostakovitch, mais celle-ci est transfigurée par la beauté de son trait, par son inspiration, par ces choses célestes qui arrivent parfois. Le pendant de la détresse, c’est tout ce qui va vers le ciel, vers la lumière, vers la félicité, mais aussi vers le repos, la consolation, peut-être la mort aussi. Tout ça rend la musique de Chostakovitch extrêmement puissante, et elle m’emmène très loin.
Le 1er concerto a un lien particulier avec Mstislav Rostropovitch, son premier interprète. Et revêt sûrement pour vous, son disciple, une signification de taille…
Il y avait entre Rostropovitch et Chostakovitch, qui était son professeur de composition, un rapport d’admiration, Rostro vouait une véritable vénération pour lui. Et inversement, après avoir demandé à Rostro de travailler le 1er concerto qu’il venait de composer, Chostakovitch a été tellement conquis par le résultat fourni à peine trois jours plus tard (un concerto pourtant d’une très grande difficulté) qu’il lui a dédié l’œuvre. Forcément, pour un interprète, quand une œuvre vous est dédiée, elle vous appartient plus qu’à n’importe qui d’autre.
Comme j’ai travaillé ce concerto avec Rostropovitch, comme tant d’autres concertos qui lui avaient dédiés, j’ai eu la sensation d’un rapport direct avec les compositeurs, parce que tout simplement lui était le lien, le médiateur.
Que vous a enseigné Rostro à travers ce 1er concerto ?
Je parle dans le livre justement d’une leçon qui a été déterminante pour moi. Rostropovitch était un immense pédagogue, surtout parce qu’il savait décrypter l’être humain. On s’aimait beaucoup, et il a dû percevoir le moment charnière où, étant moi à cette époque-là engoncé dans une recherche quasi-obsessionnelle de perfection instrumentale, mon travail n’aurait débouché sur rien sans un déclic de musique, de recherche et d’apprentissage de l’écoute. Ce n’est pas en termes d’interprétation, que Rostropovitch s’est illustré ce jour-là, mais dans l’incitation à revenir aux bases, et donc à la question : comment est structurée une œuvre ? Apprendre à lire ça, et à le dire ensuite de manière à ce que ce soit intelligible par tous. Vous pouvez vous imaginer ma frustration : moi qui croyais être complimenté pour l’interprétation d’une œuvre qui m’accompagnait depuis l’adolescence, j’ai eu tout le contraire : dès les premières mesures il m’a stoppé brusquement pour parler de construction, mais aussi d’énonciation, de prononciation, là on était presque dans la linguistique musicale. Rostropovitch a ensuite passé un quart d’heure à écrire sur une portée qu’il a tracée sur une page blanche, ce qui était déjà sur la partition. C’était une façon symbolique de dire : tiens, je te le mets sur une page blanche pour que tu comprennes ce que tu n’es pas capable de voir.
De quoi s’agissait-il ?
C’était la ponctuation des trois premières notes : point trait, point trait, point trait, notation que je n’ai vu apparaître que chez Chostakovitch, et celui-ci avait écrit une lettre à Rostro pour insister sur ce point. Ce dernier venait de faire son travail d’interprète, c’est-à-dire de passeur : il me passait cette chose pour que je la comprenne et la transmette à mon tour. Et c’est vrai que cette ponctuation, on ne l’entend pas chez beaucoup de violoncellistes. Voici en résumé ce qu’a été sa leçon : d’abord une destruction pédagogique de tout ce que je faisais pour que je comprenne qu’il était temps de freiner, d’amorcer le virage et d’aller chercher ailleurs pour me développer. Ça a été peut-être la plus grande leçon que je n’ai jamais eue.
Ce mécanisme de transmission est essentiel : un artiste n'existe pas seul, mais avec la mémoire de ceux qui le précèdent.
C'est le sens de toute ma vie. J'avais ce sentiment déjà très jeune, mais il n'était pas conscient. Rostropovitch a mis un nom là-dessus en parlant du rôle de l’interprète : ce n'est pas un rôle narcissique, c'est pourquoi il est très important de s'ouvrir aux autres. On peut se nourrir, à la manière de l’Actor’s Studio, d’une expérience personnelle pour aider à l'interprétation, mais celle-ci ne doit pas être au premier plan. Ce qu'on veut, c'est le point de vue de l'auteur. « Tu dois être Schumann », me disait Rostropovitch : « Tu ne dois pas être l'interprète qui va jouer Schumann ». C'est difficile parce qu'il n'est plus là. Alors il faut se documenter, écouter, chercher. Mais lorsque vous avez connu Prokofiev, lorsque vous avez connu Britten, Chostakovitch, Dutilleux, Brotoslavski, Pendercki, etc, alors dans ce cas-là c'est différent. Rostropovitch a été très intimement connecté avec ces compositeurs et moi j'ai travaillé très intimement avec lui. Mais tout ce qu'il m'a dit, c'était un cadeau, mais qui n'était pas destiné à moi seul ! Et ça a été très clair dès le départ : il m'a toujours dit, lorsqu'il me voyait boire ses paroles, « tout ce que je te dis là tu dois le donner à tes élèves ». Et c'est vrai qu’il y a des choses que lui m'a dites, par exemple des modifications de partition dont il avait parlé directement avec Prokofiev et qui ne sont pas dans l'édition, que j’ai partagé avec mes élèves…
A propos de cadeau de Rostropovitch, parlons pour terminer de votre violoncelle : vous jouez actuellement sur un instrument italien qui vous est prêté (un Matteo Gofriller de 1710), mais celui que vous possédez (un Vuillaume du 19e siècle), qui est de facture française, vous l’avez acheté à Rostropovitch. Ou plutôt vous en avez payé la moitié car il vous a offert le reste…
Oui. En plus de sa valeur sentimentale, ce cadeau a une dimension symbolique : un bon et bel instrument est difficile à acquérir, il est cher, et il demande une recherche parfois longue et complexe. Et surtout, un bon instrument, ça se mérite. Car c’est une relation charnelle qu’on entretient avec l’instrument. Il faut le travailler : on donne son énergie, son amour, son obstination… Et l’instrument le rend. Quand vous délaissez un instrument, celui-ci vous punit. Rostropovitch, plus que quiconque, avait une notion très exacte de cela. Alors, oui je méritais cet instrument, la preuve en a été le cadeau de Rostropovitch, mais il était aussi important que je m’acquitte du maximum, qui était mon maximum à l’époque. J’y ai englouti la somme du prix du concours Paulo d’Helsinki, et tout ce que je pouvais avoir, je n’avais plus un sou de côté. Et il le savait.
CD-livre Chostakovitch
Concerto pour violoncelle n°1 et Symphonie n°5
Edité par Les Dissonances
Xavier Phillips avec Les Dissonances – David Grimal
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