"Ersatz" ou "nouvelle forme d'expression" : ces concerts en streaming payant pour retrouver l'excitation de la musique en live
À l'ère du coronavirus, le livestream, ces concerts payants à regarder depuis son canapé, ont rencontré un certain succès. Mais une fois que les spectateurs auront retrouvé les salles de concert, la pratique va-t-elle vraiment perdurer ?
Le bourdonnement de la foule, la chaleur de la fosse, et les lumières qui s'éteignent doucement, avant d'entendre les cris et les applaudissements chaleureux... En temps normal, c'est ce qu'aurait dû entendre Rodolphe Burger, avant de saluer son public. Mais depuis sa scène, installée dans la chapelle de Saint-Pierre-sur-l'Hâte, à Sainte-Marie-aux-Mines (Haut-Rhin), seules des caméras lui font face. Le 14 novembre dernier, l'ancien leader du groupe de rock Kat Onoma s'est lancé dans une expérience inédite : le concert en streaming payant, ou livestream. Pas de public, juste son équipe réduite à cause du Covid-19, présente pour l'événement inédit.
"C'est un double stress, cette espèce de vide", se souvient le sexagénaire au regard bleu, qui nous reçoit dans les locaux de son label situé dans le 11e arrondissement parisien, là où il crée, invente, compose. Pour Rodolphe Burger, le livestream, c'était un "pari", un risque financier. "C'était un vrai risque parce qu'au moment où je l'ai fait, tout le monde me déconseillait de le faire. On me disait : 'Non, le payant ça ne marche pas, ça ne marchera pas, les gens sont trop habitués au gratuit'." L'artiste décide quand même de monter sa propre production en livestream : "On a mis de gros moyens en œuvre pour assurer une grande qualité de son et d'image. À travers ça, j'essaye aussi de tester un modèle qui soit un peu créatif."
Au final, 400 personnes achètent une place virtuelle, et assistent au concert de l'autre côté d'un écran via la plateforme Dice. Un premier prix fixé à 15 euros. Pour dix euros de plus, les spectateurs pouvaient télécharger le concert après sa diffusion. "Ce n'est pas simplement la retranscription d'un concert normal, mais on filme quelque chose d'exceptionnel qui a lieu dans un endroit exceptionnel qui peut-être n'a lieu qu'une fois, qui n'est pas forcément destiné à tourner et qui est susceptible d'intéresser, explique Rodolphe Burger. Là, en l'occurrence, il y a eu suffisamment de gens prêts à payer pour ça, pour que ce soit possible."
"Evidemment que je regrette le concert avec du public et je me réjouis de le retrouver, mais parallèlement aux tournées que je vais continuer de faire, on pourrait proposer quelque chose d'unique."
Rodolphe Burgerà franceinfo
Le chanteur n'hésitera pas à retenter l'expérience, ne voyant pas le livestream comme "un ersatz", un pansement pour les artistes durant la crise. "L'économie globale de la musique est gravement en danger du point de vue des artistes, s'alarme Rodolphe Burger. Il y a aussi à travers ça quelque chose, je ne sais pas s'il faut dire militant, mais en tout cas une manière de rappeler tout simplement que concrètement, on ne peut pas faire des choses de qualité sans des moyens humains et financiers. Si on fait appel à un réalisateur plutôt qu'à une caméra automatisée, cela a un coût."
Proposer un show à la hauteur
Depuis bientôt un an, le "coma" du live, l'impossibilité de rencontrer le public, se prolonge à travers la planète. Lors du premier confinement, les artistes n'ont pas hésité à se filmer dans leur cuisine, guitare à la main, bricolant tant bien que mal des concerts faits-maison. Des instants mémorables, qui ont fini par être humoristiques malgré eux. "Bah ouais, mais c'est pas une heure, tu es dans la cuisine, je veux faire à bouffer !", lançait en avril 2020 Mélanie Thierry à son compagnon Raphaël, gêné, interrompu en plein direct sur Facebook.
Mais force est de constater que ça ne paie pas le loyer. Et la crise s'éternisant, le format du livestream séduit. Sur la scène internationale, l'industrie musicale a de l'avance sur nous. En octobre dernier, le groupe de K-pop sud-coréen BTS a joué en livestream sur deux dates, réunissant 900 000 fans à travers le monde. C'est un jackpot : 44 millions de dollars récoltés. Dans un autre genre, le groupe britannique Gorillaz, un des groupes de Damon Albarn (ex-Blur), a joué en décembre dernier sur la plateforme Livenow, calé sur trois fuseaux horaires différents. Et quand la star anglaise Dua Lipa réunit cinq millions de spectateurs connectés dans le monde pour un livestream à 1,5 millions de dollars, l'Américaine Billie Eilish propose un show à la limite du flippant en réalité immersive. Prix du billet : 30 dollars (25,55 euros), avec accès au streaming et replay possible durant 24 heures, ainsi qu'un accès exclusif au merchandising (les produits dérivés à son nom) à prix réduit.
Accompagner les artistes durant la crise
En France, Matt Pokora a donné un concert en streaming depuis la Seine musicale de Boulogne-Billancourt devant plus de 40 000 spectateurs. Gims, Jenifer, Patrick Fiori ont aussi tenté leur chance... Le groupe de rock Dionysos donne rendez-vous le 4 mars pour "un voyage dans le temps qui transcende leur répertoire" sur la plateforme Dice, plateforme qui s'est mise au livestream en mars dernier. En bientôt un an, elle a passé la barre des 5 000 livestreams opérés depuis 30 pays, achetés dans 174 pays. "On a très vite compris qu'on pouvait accompagner les artistes pendant cette crise, qu'on pouvait les aider à rester connectés avec leurs fans et surtout à être payés, explique Alba Gautier, directrice France de Dice. Parmi les gros succès de la plateforme : le livestream de la légende australienne du rock indé Nick Cave, seul au piano, dans le hall de la prestigieuse salle londonienne Alexandra Palace. "Ce show était très intéressant parce qu'il a montré qu'on pouvait faire des choses différentes grâce au livestream", poursuit la directrice France de Dice.
"Il a vendu 35 000 tickets dans plus de 100 pays, se réjouit Alba Gautier, et surtout, ce qui est très intéressant pour nous, c'est que ça a été un show pivot, un show qui a montré à l'industrie que le livestream n'était pas là pour remplacer les concerts, ce n'est pas du tout l'objet. L'idée, c'est plutôt de proposer une nouvelle forme d'expression."
L'idée n'était absolument pas de remplacer l'expérience du live qui est irremplaçable. C'est vraiment l'opportunité de développer quelque chose de différent pour les artistes, d'être créatif."
Alba Gautier, directrice France de Diceà franceinfo
Le livestream va-t-il s'installer durablement après la pandémie ? Alba Gautier acquiesce, sans hésiter. "Pour nous, le livestream va perdurer parce que c'est une nouvelle forme d'expression, parce que les usages changent et parce que ça permet d'avoir accès à une audience plus large et plus diverse que sur une tournée traditionnelle, explique-t-elle. C'est une forme complémentaire d'expression et une ligne de revenus complémentaires, mais ça ne viendra pas remplacer le live qui reste une expérience unique et exceptionnelle, et qu'on a hâte de retrouver, évidemment."
"On disait il y a 40 ans que quand les télévisions allaient rentrer dans les stades et que les chaînes allaient diffuser les matchs, les stades seraient vides, ce qui n'a pas été le cas puisque les stades ont continué à être remplis, remarque Angelo Gopee, directeur général de Live Nation France. Selon une étude britannique de l'opérateur O2, la sensation de bien-être augmente de 21% en moyenne chez les spectateurs au bout de 20 minutes d'un concert. Deux ans plus tôt, une autre étude, cette fois de chercheurs de l'université australienne de Deakin, affirmait qu'une expérience musicale collective amènerait un sentiment de bonheur. "Ce bonheur, cette sensation que vous ressentez quand vous êtes en concert, on ne la retrouve pas en livestream, il faut être honnête, il faut être réaliste, ajoute Angelo Gopee. Ça ne peut être que complémentaire."
De nouvelles expériences au-delà du concert
S'il y en a un qui a flairé la bonne affaire, c'est bien Live Nation. Mi-janvier, le géant américain du spectacle annonçait devenir actionnaire majoritaire de Veeps, une plateforme créée en 2018 par Joel et Benji Madden, fondateurs du groupe de rock américain Good Charlotte, et dédiée aux livestream. Signe que l'avenir se passe aussi à l'ère numérique. Pour autant, il y a un distingo à faire aujourd'hui : d'un côté les États-Unis et les pays anglo-saxons et de l'autre la France et la francophonie. "Quand vous regardez ce qu'a fait l'année dernière Veeps en termes de billets, ils ont fait quasiment plus de 1 000 concerts sur leur plateforme, c'est quand même gigantesque, insiste Angelo Gopee. Ils font toutes sortes de concerts, ils font des petits, des grands et je pense que c'est une mentalité anglo-saxonne et américaine de pay-per-view [télévision à la carte] qu'ils entretiennent depuis des années (...) Aujourd'hui en France, quand on fait un livestream, on a majoritairement des gens qui regardent en France."
Si Live Nation a eu l'opportunité de s'associer avec la plateforme Veeps, c'est pour proposer de nouvelles expériences aux spectateurs : visite des coulisses, tchat avec les artistes, discussions avec les techniciens.... "Il y a une expérience au-delà même du concert que l'on n'a pas quand on va au concert, explique le directeur de Live Nation France. On doit réfléchir à savoir comment continuer à faire en sorte que le livestream, s'il est ponctuel et sans expérience, soit accessible avec un prix d'appel très bas, aux alentours de cinq ou six euros. Si on a quelque chose de grandiose, on peut augmenter le prix des places. C'est justifié et les gens auront envie d'y participer et paieront ce qu'il faudra payer."
"C'est quelque chose qui va rester parce que les gens vont connaître cet outil-là, mais ça ne deviendra pas la base de notre boulot."
Thierry Langlois, patron de UNI-Tà franceinfo
Mais tout le monde ne peut pas se vanter d'être Dua Lipa et de réunir cinq millions de spectateurs à travers la planète. Il faut des moyens techniques et financiers. Un modèle difficilement viable pour Thierry Langlois, patron de UNI-T, société de production de concerts en France et à l'export. "Pour nous, ce n'est pas une solution, c'est certain. Et pour faire quelque chose de sympa pour le public, il faudrait avoir beaucoup de moyens, ce que l'on n'est pas aujourd'hui capable de mettre à la disposition des artistes, confie-t-il. Et puis, une fois qu'on l'a fait, on le joue une fois... Le rapport pour nous, il n'est pas vraiment intéressant."
"Billie Eilish ou Dua Lipa, ce sont des artistes qui ont un terrain de jeu mondial, donc c'est beaucoup plus facile de mettre beaucoup de moyens et là ils peuvent se permettre de raconter une histoire, admet le tourneur. Les deux concerts qui ont marqué tout le monde, c'est ceux-là parce qu'il y avait des moyens de production qui étaient assez lourds. Il y avait moyen de raconter des choses intéressantes."
"Effectivement, il y a eu quelques belles opérations qui ont été des gros succès, reconnaît Julien Labrousse, l'un des propriétaires de l'Elysée Montmartre et du Trianon, mais malgré tout, c'est assez dur à appliquer pour des groupes moins connus." Il met en avant la complexité technique de ce genre d'opérations à monter. "On y a pensé, mais c'est vrai qu'on était un peu frileux, reconnaît-il. Le problème, c'est qu'on n'a pas réellement d'intérêt parce que ça ne serait pas suffisant. Il faudrait des lieux encore plus spectaculaires, plus inattendus, avec une offre inattendue. Sincèrement, on ne s'est pas sentis de le faire."
Si pour certains artistes déjà reconnus, le streaming payant est une piste intéressante pour l'avenir, tout le secteur de la musique attend de pouvoir reprendre les "vrais" concerts. De se déconfiner. Dans un soupir, Julien Labrousse reconnaît : "Il n'y a pas de doute, tout le monde est prêt à reprendre sur scène dès que les conditions le permettront."
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