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1995 : l'interview hip-hop

Sur la scène rap, ces six jeunes Parisiens se sont taillés en quelques années une réputation de bêtes de scène et de terreurs du micro. Farouchement indépendants, hyperactifs sur les réseaux sociaux, ils gèrent tout eux mêmes : disques, clips, concerts, dialogue avec les fans. Courtisés par les majors, ils ont finalement cédé le volet distribution à Polydor. Poule aux oeufs d'or ? Chacun de leurs clips et chacune de leurs sorties depuis « La Source » en juin 2011, enflamme en tout cas la Toile et fait des scores à quatre ou cinq zéros sur Youtube. Le 14 novembre dernier, ils remplissaient le Bataclan sans la moindre publicité. Le 23 avril, ils seront au Zénith de Paris avec Method Man du Wu-Tang Clan. Un vrai challenge. Eux, c’est 1995 (un-double-neuf-cinq pour les intimes), le collectif hip-hop français à suivre. A la veille de la sortie de leur second disque, « La Suite », attendu pour le 5 mars, le groupe nous explique comment, en 2012, six gars à la langue bien pendue s’apprêtent à faire taire la concurrence. En ravivant au passage la flamme d’un âge d’or du rap qu’ils n’ont pas vécu.
Article rédigé par franceinfo - Laure Narlian
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Publié
Temps de lecture : 14min
1995 remet les pendules à l'heure: (de gauche à droite) Nekfeu, Alpha Wann, Areno Jaz, Dj Lo, Sneazzy et Fonky Flav'
 (Jonathan Mannion)

Quelles sont les valeurs du hip-hop qui vous sont les plus chères ?
Fonky Flav : C’est difficile à définir. C’est faire ce qu’on veut, quand on veut, il n’y a pas de règles.
Dj Lo : C’est une vraie question. A laquelle Areno Jaz répond que le hip hop est un truc que tu vis,  pas un truc que tu définis.
Alpha Wann : L’authenticité et l’honnêteté sont quand même des valeurs importantes dans le hip-hop. Faire ses propres choses tout en sachant rendre hommage aux gens qui ont créé cette culture. Savoir innover mais sans copier.
La solidarité ça compte aussi ?
FF : Oui bien sûr,  mais ce ne sont pas des valeurs propres au hip-hop. Si on ne faisait pas de rap, on essayerait autant d’être solidaires, ce sont juste des valeurs humaines.
Le  hip hop s’est-il un peu perdu ?
AW : C’est l’association hip-hop et rap qui s’est perdue. Le hip-hop, lui, se porte très bien : il y a toujours des activistes, le graffiti cartonne, les gens innovent, les dj sont toujours là, ils organisent des soirées, les gens dansent encore, il y a des compétitions de haut niveau partout.  Le mc’ing évolue aussi beaucoup. C’est juste que certains rappeurs d’aujourd’hui ne connaissent pas la vraie relation entre rap et hip-hop. A un moment, le rap était devenu un business tellement gros que les médias eux-mêmes ont été obligés de faire la différence entre rap et hip-hop.

"La Suite", premier extrait du second EP de 1995

Qu’est qu’un bon morceau de rap, les ingrédients essentiels ?
AW : Le rap ça peut être aussi vaste que la gastronomie. Il n’y a pas vraiment de recette. Un Big Mac, ce n’est pas forcément de la nourriture de haute qualité, ça n’est pas super luxueux mais ça peut combler ton appétit sur le moment si c’est ce que tu voulais. Donc, tu peux avoir quelque chose de très léger ou de très lourd, de très spontané ou de plus travaillé. Au final, tant qu’un morceau est bien rappé ou qu’il a des concepts intéressants, il sera bien. Par exemple, on peut rapper sur le téléphone qui se trouve sur la table ; si c’est bien fait ce sera plus intéressant que tous les morceaux contestataires.
FF : C’est d’autant plus difficile à définir que c’est un ressenti propre à chacun. C’est pour ca qu’on ne se braque pas quand des gens disent qu’ils n’aiment pas notre musique, parce qu’après tout ils ont le droit. Moi, il y a des morceaux considérés comme des classiques internationaux qui ne me parlent pas.
Lo : Il faut juste qu’il y ait une adéquation entre le rappeur et l’instru.
Mais le flow (le phrasé) par exemple ça ne vous parait pas essentiel dans un bon morceau de rap ?
FF : Non. Parce que quelqu’un qui a un fond exceptionnel et qui fait réfléchir ou qui transpire de vérité, je pardonne qu’il n’ait pas le flow de la décennie.

1995 est l'année du dénominateur commun de vos goûts, pouvez-vous m'en dire davantage sur cet âge d'or ?
AW : On dit souvent que l’âge d’or du rap c’est les années 90, 1995 c’est l’année centrale. Personnellement, les deux années que je préfère en réalité, c’est 1994 et 1996. En France, 1995 c’est l’année charnière, Sages Poètes de la Rue, La Cliqua, « Paris sous les bombes » de NTM, le film « La Haine » de Kassovitz.
Lo : En fait, 1995 ça inclut toute la musicalité, tout ce grain des années 90 au sens large.
FF : Il est important de préciser qu’on n’a pas vécu cette époque. Mais à l’écoute des disques, on a l’impression qu’il y avait un autre état d’esprit, plus de liberté et de spontanéité. Il y avait moins d’interdits, moins d’autocensure, moins la volonté d’essayer de se glisser dans un moule. Aujourd’hui, beaucoup de rappeurs sont complexés, il y a des questions que tu ne peux pas poser, des thèmes qui ne sont jamais abordés, alors qu’en 1995 il y avait plein de raps sur des sujets délirants.
AW : aux Etats-Unis, en 1994, en terme de compétition c’était à un tournant, parce que pendant deux ans, Dr Dre et Snoop ont dominé le business et puis tout à coup il y a eu Nas, Wu-Tang, Biggie,  ca a été une nouvelle école à New York, berceau du rap. Il fallait être ultra compétitif mais dans le sens positif.

"Flava in Ya Ear" (Remixe d'après le classique de Craig Mack)

De La compétition, de l'émulation, y-en a-t-il dans le rap français ? On perçoit une certaine tension dans vos textes...
AW : Lorsqu’on est arrivés, on a été un peu montrés du doigt. Parce qu’il y a un certain type de rap auquel on n’appartenait pas. Pendant un temps, dans le rap français, il fallait être un mec dur, raconter des vraies choses, surtout ne pas être un mec drôle. Il y a toujours ce mythe en France du rappeur qui n’est pas là pour rigoler. Pourtant, certains rappeurs vraiment drôles sont bien meilleurs que d’autres. Au final, être un MC c’est savoir écrire et être drôle aussi.
FF : Tu dis ça mais quand on allait dans les « open mic » (micros ouverts NDLR), on ne nous disait jamais qu’on faisait de la merde…
Lo : Oui, mais il y a eu des dires…
AW : Ils étaient habitués à leur rap dit « de rue ». C’est pas notre délire.  Moi, en tant que fan de rap, j’aime tout type de rap, qu’il soit conscient ou capitaliste, tant que c’est bien fait, que c’est artistique. Nous, on fait des trucs en rigolant mais ce n’est pas rigolo. C’est fait dans les règles de l’art, tout est travaillé.
FF : En fait, on n’est pas vraiment les seuls à faire les choses de cette manière.  Quand on allait à Châtelet Les Halles avec un poste pour rapper entre nous, on était bien plus nombreux.

C’est de cette façon que vous avez aiguisé votre flow (phrasé) ?
FF : C’est surtout comme ça qu’on a appris à se connaître et à interagir entre nous. Aujourd’hui, la scène est notre terrain de jeu privilégié, il n’y a aucune contrainte. On sait qu’on va s’en sortir, même si on part à l’aveuglette. On sait comment dialoguer avec les gens même s’il y a beaucoup de monde. Quand Alpha Wann fait son couplet, je sais exactement à quel moment je peux intervenir, à quel moment il va me laisser la place et vice-versa. Dj Lo connait toutes nos rimes plus-que-par-cœur, il connaît nos flows, il sait quand il peut mettre un cut, c’est pour ca qu’on est vraiment fans de la scène.

Cet album a été composé quasiment en tournée ?
FF : C’est vrai, mais de toutes façons on ne s’enferme jamais en studio pour faire un disque. Comme on travaille de façon indépendante avec les moyens du bord, le studio c’est chez moi. Donc on ne va pas passer des semaines enfermés dans ma chambre, je crois que mes parents craqueraient (rires). On fonctionne en se donnant une deadline à laquelle on se se tient. Ensuite, on court un peu après le temps. C’est ce qui s’est passé pour les deux premiers disques. Cette fois, on a tout fait en dix jours, de la prise de voix au mixe. On avait déjà une idée des instrus et à un moment donné on a dit si on veut sortir le disque le 5 mars, on n’a plus que dix jours, faut y aller. Quand on annonce des choses aux gens qui nous suivent (sur Facebook , Twitter et ailleurs NDLR) on veut tenir parole, parce que c’est grâce à eux qu’on est là, on leur doit quelque chose.

"La Source", encore un clip signé Le Garage

Dans quel état d’esprit avez-vous fait « La Suite » ? Souhaitiez-vous  faire quelque chose de différent de « La Source » ?
AW : Entre « La Source » et aujourd’hui, on a pris du recul. Le premier disque était vraiment un test pour nous parce qu’on apprenait à faire des morceaux après des années à travailler le freestyle. Depuis, on a appris énormément de choses…
Pour un groupe qui devrait nager en pleine euphorie, les paroles du nouveau disque sont assez mélancoliques. Pourquoi ?
AW : On est en pleine euphorie mais on a été confrontés à des choses moins drôles aussi. Le rap c’est une guerre perpétuelle : on se bat contre tout. Tout le temps.
Lo : On est tous tombés d’accord à l’écoute de « La Suite » sur le fait que le disque sonne un peu revanchard. Le fait est que si nous avons de super bons retours sur La Source, il y en a eu aussi de mauvais et comme les mauvaises expériences marquent davantage que les bonnes…
Quelles mauvaises expériences ?
FF : Comme on est en indépendants, sans manager extérieur au groupe, on a vraiment goûté à tous les escrocs, dans tous les domaines, que ce soit sur le live, sur le disque, dans l’édition, dans le merchandising. On s’est rendus compte que le business c’est un truc de requin et que c’est à nous de nous en sortir. Il y a un peu de ça dans le disque. Mais il y a des choses joyeuses aussi, comme le morceau « La Suite ».

1995 met le feu sur scène.
 (Paddy)

Dj Lo, à quoi ressemble ta discothèque ?
Lo : Il y a de tout. Beaucoup de soul et de jazz. Les seuls disques de rock sont ceux que mon père écoutait dans sa jeunesse. J’ai vite compris que dans les années 90, tout le monde dans le rap a tapé dans la soul et dans le jazz. J’ai envie d’avoir mon son à moi, donc j’essaye de voir ailleurs. Par exemple sur « Bienvenue », on peut penser que c’est un sample de jazz mais en fait c’est Joe Cocker. J’essaye de m’ouvrir vers d’autres choses,  en ce moment j’explore la variété française des années 70. (rires)

Tu travailles en parallèle avec d'autres groupes, dont Fixpen Sill et S Crew, l'autre groupe de Nekfeu. Comment fait-on pour se partager les bonnes instrus (le tapis musical sur lequel les mc posent leurs rimes NDLR) de Dj Lo ?
LO : On me paye très cher (rires). Ca se passe comme ça : dès que j’ai terminé une instru, je l’envoie à la personne à qui je pensais en la travaillant. S’il la prend tant mieux, mais en général il me dit « vas-y dégage » et il la met de côté pendant six mois (rires). Parfois ils fouillent dans mon iPod, ils tombent sur une vieille instru et ils me demandent si elle est libre. Ca se passe à la coule. Souvent ils viennent chez moi et ils repartent avec l’instru sur laquelle je bossais.

"La Flemme" , extrait de "La Source"

Tout ce fonctionnement indé, ça coûte un peu quand même. Vous  travaillez pour gagner de l’argent, vos parents vous aident ?
FF : Au début, on a investi toutes nos petites économies.
AW : C’est surtout Fonky Flav qui a investi…
FF : Pas besoin d’être millionnaire pour sortir un disque. Au début, j’ai acheté du matériel pour enregistrer chez moi. J’ai construit une cabine dans un placard en guise de studio. Ca roule, on n’a pas forcément besoin de plus. On nous a souvent reproché la qualité du mix de notre premier disque. C’est  quelque chose qu’on accepte parce que personne ne fera un disque de cette qualité avec les mêmes petits moyens. Pareil pour « La Suite », enregistré à nouveau chez moi.
Vos parents vous soutiennent ?
FF : Pas financièrement en tout cas. On ne demande rien à personne. A la sortie du premier disque, ils ne savaient pas trop ce qui se passait. Je le dis d’ailleurs dans La Source : « mes parents ne se doutent de rien ».  Après, quand on a eu un peu de visibilité médiatique, la couverture de "Rap Mag" notamment, j’étais fier, je leur ai montré.
Lo : Ma mère, quand elle ouvert le « Elle » cet été et qu’elle nous a vu, mon gars ! (rires)
FF : C’est sûr que quand on dit aux parents ‘je ne vais pas travailler, je vais faire une tournée’, il faut aussi argumenter un peu pour que ça passe.

Qui réalise vos clips ?
FF : Le Garage, un collectif d’artistes, de réalisateurs et de photographes. Ils nous ont fait « Flava», « La Source »,  « La Flemme » et maintenant « La Suite ». Comme nous, ils ont envie d’essayer des tas de nouvelles choses, ils nous apportent plein d’idées parce que notre travail leur parle.
Lo : Syrine Boulanouar, le réalisateur du Garage, dit que notre rencontre a totalement changé sa vision du travail. Il est signé dans une boite de production de cinéma qui lui apporte des projets publicitaires, mais maintenant il veut travailler en indépendant comme nous. Il prépare un long métrage et il veut le faire tout seul.

Prochain gros challenge : Le Zénith de Paris le 23 avril avec Method Man (du Wu-Tang Clan) ?
FF : Le Zénith c’est un vrai défi, on est à fond. Plein de gens nous ont dit ‘ne faites pas le Zénith, c’est trop tôt et patati et patata’. Plus on nous dit ça, plus on a envie de le faire. On est ambitieux, on aime faire des trucs un peu osés. Pour notre première scène à la Maroquinerie on nous avait dit exactement la même chose. Depuis, on a blindé un Bataclan sans pub.
Sneazzy (qui vient d’atterrir sur le canapé) : de toutes façons, le problème de la France c’est que personne ne veut prendre de risque. Si les gens qui te suivent sur Facebook sont déterminés, tu remplis le Zénith.

1995 rappent sur du velours avec "La Suite"
 (1995Posse)

Retrouvez 1995 en live sur France Ô 

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