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Culte du secret, tank et sets sabotés : qui est Aphex Twin, gourou de l'électro et tête d'affiche de Rock en Seine ?

Article rédigé par Kocila Makdeche
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Aphex Twin, le 2 juin 2017, à Londres.  (RICHARD ISAAC / /SIPA)

Après 8 ans d'absence, le musicien britannique va de nouveau poser ses platines en France lors du festival Rock en Seine. Portrait d'un artiste aussi imprévisible que talentueux. 

"C’est une légende de la musique électronique qu’on va faire monter sur scène. On est super fiers.” Au bout du fil, Ruddy Aboab, programmateur à Rock en Seine, ne cache pas sa joie. Deux ans qu'il tentait de convaincre Aphex Twin de venir poser ses platines sur la pelouse du domaine de Saint-Cloud. Après huit ans d'absence sur le sol français, le musicien britannique a finalement accepté de figurer à l'affiche du festival parisien, qui se termine dimanche 25 août au soir. "C'était un vrai challenge, car c'est un artiste qui a toujours été à contre-courant de l'industrie musicale."

S'il reste peu connu du grand public, Aphex Twin traîne derrière lui 25 ans de carrière, une production des plus prolifiques, et une communauté de fans pour qui il fait figure de gourou. Parmi eux : Björk, Daft Punk ou Radiohead, pour qui il est une "influence majeure". Ruddy Aboab confesse tout de même "ne pas savoir à quoi [s]’attendre". A 47 ans, l'artiste est connu pour sa tendance à saboter ses sets sur les grandes scènes. "C'est un pari qu'on assume. Certains nous disent qu'on est un peu fous de le programmer, parce qu'on a aucune idée de ce qu'il va jouer sur scène."

"Mozart de la techno" et clips dérangés

Difficile, en effet, de savoir ce qu'Aphex Twin – Richard D. James à l'état-civil – prévoit pour les spectateurs de Rock-en-Seine tant sa discographie est éclectique. Pendant son adolescence dans les Cornouailles, région rurale du sud-ouest de l'Angleterre, il mixe dans les rave parties et compose ses premiers morceaux. De cette période, il tire un album, Selected Ambient Works 85-92, empruntant tantôt à l'ambient, tantôt à la technoLe succès est immédiat : le site Pitchfork qualifie l'album d'un des plus "intéressants jamais créés avec un clavier et un ordinateur". 

Les journalistes spécialisés le décrivent alors comme le "Mozart de la musique électronique" et lui attribuent un style : l'IDM, pour Intelligent Dance Music, en opposition à la musique dansante des clubs. Dès lors, Richard D. James transcende les frontières entre les genres et produit une multitude de disques. Dont, en 2001, le remarqué double album Drukqs où les titres imprononçables oscillent entre drum'n'bass arythmique, musique bruitiste et classique contemporain. On y retrouve le mélancolique Avril 14th, repris depuis dans une pub Orange

Au-delà de ses compositions, c'est toute son imagerie qui intrigue, interroge, inquiète. L'homme aux cheveux roux et longs fait de son visage une signature, qu'il déforme, appose sur des ours en peluche ou sur des corps de femme pour illustrer ses pochettes de disques. Génie de l'informatique, qu'il a étudié avant de se consacrer à la musique, Aphex Twin va jusqu'à faire apparaître son visage dans le spectrogramme d'un de ses morceaux, comme l'ont découvert des fans. 

 

Aphex Twin a poussé ce culte du visage à son paroxysme avec son complice d'alors, le cinéaste Chris Cunningham. Ensemble, les deux hommes signent deux clips aussi dérangeants que dérangés : Come to daddy et Windowlicker, tube fantasmagorique qui finit de le rendre célèbre en 1999. 

Un "garçon timide" dormant dans un coffre-fort

Mais qui se cache derrière cet étrange jeu de masques ? Sollicité par franceinfo, Aphex Twin n'a pas répondu à nos questions. Depuis le début de sa carrière, Richard D. James n'a fait que de rares apparitions médiatiques et a toujours pris un soin particulier à brouiller les pistes. Une grande partie de sa discographie a été pressée sous pseudos. C'est sous le nom AFX qu'il sort Bubble Bath en 1991son tout premier disque. Polygon Window, The Tuss, GAK... Il compte depuis plusieurs dizaines d'alias. 

"Aphex Twin est fidèle à l'esprit originel de la techno où les artistes restaient tous anonymes et où on ne voyait pas leur visage. C'était un moyen de s'opposer au star-system", explique Jean-Daniel Beauvallet, ex-rédacteur en chef musique des Inrocks. Le journaliste est l'un des rares à avoir réussi à l'interviewer"On est passé par différents canaux pour le contacter mais je n'y croyais pas du tout. Il a miraculeusement répondu et nous a donné rendez-vous le lendemain. On a foncé à Londres", se rappelle-t-il. La scène se passe en 2001 et la rencontre est fixée à Elephant and Castle, un quartier malfamé de Londres, dans "l'une des pires pizzeria de la ville, au milieu d’un centre commercial désert". Le journaliste est persuadé qu'il est au cœur "d'une supercherie machiavélique". Il n'en est rien.

A ma grande surprise, je suis tombé sur un garçon qui semblait sincère, timide et extrêmement pudique. Surtout, il donnait l'impression d'être terrifié par la routine et l'ennui, ce qui explique en grande partie sa musique.

Jean-Daniel Beauvallet, ancien journaliste aux "Inrocks"

à franceinfo

L'entretien dure trois heures, jusqu'à ce que le pizzaiolo les pousse dehors. "Comme tout le monde, il ne l'a pas reconnu. Peu de gens connaissent son visage. C'est l'avantage quand on reste discret", s'amuse encore aujourd'hui le journaliste.

Pour vivre heureux, vivons cachés. Comme une métaphore, le musicien avait à l'époque élu résidence dans une ancienne banque et installé sa chambre dans le coffre-fort. Farfelu, il confiait la même année au Guardian (en anglais) avoir acheté un sous-marin militaire pour 40 000 livres (43 300 euros), ainsi qu'un tank laissé dans le jardin de ses parents, au Pays de Galles. "J'ai pensé à acheter des missiles", avant de renoncer, explique-t-il. "Quand même, des milliers de livres juste pour appuyer sur un bouton..." 

Un anti-marketing qui fait son succès 

Aphex Twin compose seul, chez lui, et affirme avoir refusé de très nombreuses propositions. Selon ses dires, Madonna se serait pliée en quatre pour collaborer avec lui. Il lui propose pendant un temps d'enregistrer des bruits d'animaux pour un morceau, puis éconduit la chanteuse. Même chose pour Björk. Vraie histoire ou bobards lancés aux journalistes ? Les intéressées n'ont, en tout cas, jamais démenti. "Je pense qu'il faut être fou pour être célèbre, expliquait-il en 2014 au magazine spécialisé Q (en anglais). Moi, je ne suis qu'à moitié fou, parce que je ne suis qu'à moitié célèbre. Mais si tu es comme Madonna, alors tu as vraiment un problème mental." 

J'ai côtoyé assez de gens célèbres pour savoir qu'ils souffrent tous d'un sérieux manque de confiance en eux.

Aphex Twin

au magazine Q

Richard D. James souffre-t-il, à l'inverse, d'un sérieux excès d'ego ? "Ce côté intraitable, totalement indépendant, parfois à la limite du méprisant, a fait sa légende, analyse un connaisseur du milieu qui souhaite rester anonyme. Du coup, tous les clubs et festivals sont prêts à débourser des sommes faramineuses pour le programmer. Financièrement, il n'a pas besoin d'aller s'acoquiner avec des stars de la pop."

Qu'il soit minutieusement réfléchi ou non, cet anti-marketing porte ses fruits. En 2014, après sept ans d'inactivité, Aphex Twin refait surface en envoyant un ballon dirigeable avec son logo – une sorte de "A" déformé – au dessus de Londres. Des pochoirs sont aussi photographiés sur les murs de New York. Aphex Twin rompt le silence quelques jours plus tard en postant un lien sur Twitter, renvoyant vers une page sur le dark net accessible depuis le navigateur anonyme Tor. Au bout de ce jeu de piste, les fans découvrent des visuels et une tracklist annonçant la sortie de son prochain album : Syro.

Le succès est au rendez-vous et le disque remporte le Grammy Award du meilleur album de musique électronique. Depuis, l'artiste sort régulièrement des EP et publie gratuitement des centaines de morceaux sur la plateforme Soundcloud via différents comptes anonymes. La raison ? "J'ai toute cette musique de côté et je me suis demandé ce que feraient mes enfants si je mourais ? Et ma femme ? Ils ne sauraient pas quoi faire avec tout cela, expliquait-il dans une récente interview à Crack Magazine (en anglais). Alors j'ai juste pensé à la donner. Comme ça, ils n'auront pas à y penser."

"Ça m'a vraiment fait peur"

A côté de sa vie de famille, Aphex Twin monte de temps à autre sur scène, pour des lives tout autant imprévisibles. En avril, lors de la dernière édition du festival californien Coachella, il a pétrifié les fans avec un mix mêlant techno industrielle et cris de bébés. "Ça m'a vraiment fait peur (...). Je me suis sentie souillée, comme si on avait souillé mon âme", raconte une youtubeuse américaine.

Jean-Philippe, qui a assisté à la dernière performance d'Aphex Twin sur le sol français en 2011, en garde aussi un mauvais souvenir"Musicalement, c’était assez vite décevant. Ça donnait l’impression d’un mec sur son laptop en train de diffuser une playlist pendant qu’il faisait une partie d’Age of Empire [un jeu vidéo de stratégie]", se rappelle ce fan de la première heure.

Je me rappelle d'un Américain qui disait : 'c'était mon idole, mais maintenant je réalise que c'est juste un connard'.

Jean-Philippe, fan d'Aphex Twin

à franceinfo

Pas de quoi inquiéter Anna, qui se rendra à Rock en Seine spécialement pour le show d'Aphex Twin. "Je n’ai pas du tout peur d’être déçue. Ça fait partie de la chose de ne pas du tout savoir à quelle sauce on va être mangé", explique la jeune femme, fan depuis toujours de cet "artiste qui brille par son éclectisme et sa radicalité sans concession".

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