King Crimson : l'hommage royal de Médéric Collignon désormais en disque
Nous avions rencontré Médéric Collignon il y a un an, quelques jours avant un concert exaltant au New Morning, le 7 décembre 2011, lors duquel le cornettiste-vocaliste, son groupe Jus de Bocse et deux quatuors à cordes avaient vaillamment défendu une audacieuse réappropriation des oeuvres de King Crimson, l'un des plus grands groupes de rock progressif. Le pari fou du jazzman : remplacer les guitares par des cordes, du cornet, des sons travaillés sur ordinateur, de la voix... Nombre de ses pairs avaient exprimé leur scepticisme, voire pire. Ce qui avait démultiplié sa détermination.
À peu près 360 jours après cet entretien, lundi 26 novembre, retrouvailles dans un café de l'est parisien. En un an, le musicien a eu "deux bébés", d'abord son fiston né en juin, et ensuite ce disque fascinant sorti dans la première semaine de novembre, quatre ans après que l'idée en ait germé dans l'esprit bouillonnant de "Médo". Dans l'intervalle, le musicien a écouté et visionné sur le web tout ce qu'il a pu dénicher de versions, notamment live, des musiques du Roi Cramoisi. Il a sélectionné les morceaux à réinventer, travaillé comme un forcené sur les arrangements. Une partie du boulot a été réalisée alors que Médéric Collignon était immobilisé, durant six mois, par une hernie discale.
Petit instantané de folie au New Morning, le 7 décembre 2011... (vidéo amateur)
Au final, l'album "À la recherche du Roi Frippé" ("Roi" pour King, "Frippé" pour Fripp... ou flippé) renferme des reprises de morceaux de King Crimson survolant les années 1969-2003. Jouer du rock avec des musiciens classiques et un quartet jazz, en y glissant de l'électro, des solos de guitare entièrement repiqués sur ordinateur (écoutez "Lark's Tongues in Aspic III"), il fallait oser. Le plus (sciemment) déjanté des électrons libres du jazz a fracassé les barrières des genres avec une folle créativité. Chaque nouvelle écoute du disque dévoile un peu plus la richesse des arrangements, les trésors d'inventivité, les instants de composition insérés discrètement dans la musique de Fripp.
Hélas, ce disque fabuleux marque aussi la fin d'une époque pour le Jus de Bocse. Après dix ans d'existence, le quartet de Médéric Collignon a enregistré cet été les départs de deux membres, le claviériste Frank Woeste et le contrebassiste Frédéric Chiffoleau. Conséquences d'aspirations personnelles et de tensions nées durant une longue tournée en Afrique, au printemps.
La rencontre...
- Culturebox : il y a un an, tu nous expliquais que tu aimais jouer un nouveau répertoire plusieurs fois sur scène avant de rentrer en studio pour l'enregistrer. Or le projet King Crimson n'a été présenté que quatre fois en concert (deux Tritons, un New Morning, une date à Romainville). Pourquoi avoir changé d'avis ?
- Médéric Collignon : Impossible. Impossible... Il n'y a pas de thune, les gens s'en fichent... On a aussi joué ce programme à Soissons, à quatre, sans les cordes, c'était de la merde... Finalement, j'ai décidé d'entrer en studio parce qu'on a trouvé la personne idéale pour faire le son, Manu Guiot, qui a travaillé, je crois, sur le premier disque de Sid Vicious et je ne sais plus quelles autres tronches... Motivation multipliée par douze ! Grâce à lui, je gagne du temps. Je ne vais pas attendre quinze concerts, j'attendrais quinze ans ! Quatre premiers jours avec lui pour le Jus de Bocse, ça se passe de manière géniale. Deux jours avec le premier quatuor à cordes, un jour avec le deuxième quatuor, puis quinze jours de mix avec lui, grâce à lui. Je me suis surpris à vivre plus de temps à la production qu'à l'enregistrement, et qu'en concert aussi. Avec Manu, c'était génial, il m'a appris à parler et chanter anglais, parce je suis nul. Il m'a fait corriger la façon de prononcer certains mots, avec le bon accent, dans la chanson de Nick Drake qui figure à la fin du disque.
- Parlons des arrangements musicaux. D'où est venue l'idée de faire sonner le fameux "21st Century Schizoid Man", le morceau d'ouverture de l'album "In the Court of the Crimson King", comme de la musique de chambre ?
- Pour mettre les cordes en évidence, il fallait que je prenne le tube des tubes, le premier morceau de l'histoire de King Crimson. Allez, je fais le con, je ne mets que la tête du thème ! Et je frustre tous ces gens qui ne s'intéressent qu'aux tubes. C'est l'idée de faire une oeuvre qui ne commence jamais, cela plairait philosophiquement à Fripp. Je ne mets que l'intro, ça part en sucette et ça s'écrase sur un clin d'oeil au compositeur Steve Reich. Je sais que les membres de King Crimson appréciaient ce genre de musique, avec ces systèmes de répétition de cellules rythmiques.
- Y a-t-il un arrangement, une trouvaille, dont tu sois particulièrement fier ?
- Peut-être cette manière assez personnelle d'harmoniser des thèmes serrés comme "Facts of Life". Au milieu, il y a un passage où toutes les voix se répondent (il chantonne une phase très rythmique), cela devient vraiment un lacet pour deux chaussures, ça ne tient à rien ! Si tu fais un faux mouvement, tout l'édifice se casse la gueule. C'est une écriture collective, il n'y a rien de vertical, c'est une horreur permanente pour chaque voix, et chaque doigt du Fender Rhodes joue un truc différent, il n'y a pas de mouvement parallèle. C'est extrêmement dangereux, violent, physique, un travail lisztien ! Yvan (Robilliard, le nouveau claviériste, ndlr) a bossé ce passage comme un trépané. Je suis assez content. Ça sonne rock, mais ça sonne "cerveau", intelligent. Un rock progressif, comme je l'entends et le respecte. Je n'ai pas envie de faire du rock pour les enfants. C'est à toi de te cultiver pour accéder à cette musique, et pas à la musique de se baisser pour changer tes couches. Et quand le passage se termine, il y a une sorte de compo cachée qui ne dure que quelques mesures, et là on part (il chantonne), on se lave la tête, solo, échos d'écriture classique... Je suis très fier de tous ces mouvements.
- Pourquoi finir ce répertoire crimsonien, tant sur scène que sur le disque, par une chanson de Nick Drake ?
- J'aime l'idée d'une tache noire sur une feuille blanche... Nick Drake, ça correspond juste à l'époque, les années 69, 71, 72. Le choix du morceau, "River Man", évidemment, c'est tellement beau, c'est un cadeau à ma chérie, c'est tout un truc, relié à l'affect. Voilà ma "tache", à la fin, je change tout, j'apaise les choses, avec ce morceau chanté en anglais. Même si ce n'est pas vraiment calme, puisque moi, je tremble, je tremble... C'est un challenge, c'est dur, c'est une autre façon de chanter pour moi, qui suis avant tout vocaliste et improvisateur. D'ailleurs je vais travailler dans ce sens-là dans le futur. Je vais travailler le chant en français, il faut que j'y aille doucement là-dessus...
- Dans le mensuel "Jazz Magazine" de novembre, Bill Bruford, le batteur de King Crimson, salue le "bon boulot" effectué sur ce disque, en détaillant ses très bonnes impressions. Comment as-tu réagi ?
- J'étais très fier ! Je suis un petit garçon, là, merci Papa ! Il dit des bons mots à Philou (Philippe Gleize, le batteur, ndlr), aux copains... Il parle de "balls", de c... Il dit : "Vous les Français, vous êtes peut-être capables de reprendre cette musique comme ça parce que vous n'êtes pas blasés, votre culture est différente, vous pouvez faire encore quelque chose d'inventif..." J'ai trouvé son analyse très intéressante. J'attends la même chose de Fripp.
- Est-ce que tu sais si Robert Fripp a écouté le disque ?
- On est en train de travailler là-dessus. Fripp ne donne plus d'interview depuis X temps. Donc j'ai écrit une lettre, je vais essayer de la traduire rapidement en anglais avec ma douce qui parle très bien anglais. Je vais essayer de la donner à l'attachée de presse afin que le disque et le mot lui soient transmis... C'est une lettre qui parle de recherche, de réflexion autour de l'écriture, la mienne, la sienne, de choses qui ne concernent pas trop King Crimson directement, parce que pour lui, c'est le passé. Je lui parle d'aujourd'hui, de ses recherches, de l'époque où j'avais Windows Vista sur mon ancien ordinateur ! C'est lui qui en avait élaboré tous les sons ! J'explique ma motivation d'écriture, les cordes, un kilo de plumes, un kilo de plomb... Je lui dis que c'est un peu culotté de faire King Crimson sans guitare, mais être inventif, c'est se couper un bras ! J'espère que ça va lui plaire. Mais si je me goure, qu'il me le dise. Si ça arrivait, je répondrais : "Mais Bruford, lui, il aime ! Vous êtes en froid ?" (rires)
- Un petit détail m'interpelle sur le CD... Les pages du livret valorisent les musiciens des quatuors à cordes, joliment photographiés. L'absence de photo du Jus de Bocse est-elle liée au départ de deux de ses membres ?
- Tu as tout à fait raison. Le passé, c’est le passé, on continue autre chose. On est dans une communication intérieur-extérieur. Et moi, je dis tout. J'assume le fait que le Jus de Bocse n'est plus le même. Je ne vais pas utiliser les photos des prochains (membres du groupe, ndlr). Je ne vais pas non plus utiliser les photos des précédents, parce qu'on doit se revoir après cette période de crise et je ne veux pas mélanger les choses. Je ne veux pas mentir aux gens. Il y a eu un divorce difficile, du côté des deux musiciens qui sont partis, comme du mien. Donc pour la pochette, j'ai voulu mettre les cordes en avant parce qu'elles sont belles, il y a un effet de Cène. D'habitude, ces pupitres sont anonymes. Eh non, là il y a Youri, Anne, Widad... Il y a des noms ! Et ça marche bien, car dans ce fond noir il y a énormément de poésie...
- Es-tu en train de travailler sur de nouveaux projets de composition ou d'arrangements ?
- Oui. Des musiques de films des années 60-70. Ça s'appellera "Movies". J'ai déjà repiqué six morceaux. Il y a du Quincy Jones, du Lalo Schifrin, du David Shire... Il y aura des musiques de "L'Inspecteur Harry", "Brubaker", pour lequel Schifrin a écrit un morceau magnfique...
(propos recueillis par A.Y.)
Médéric Collignon en concert
La Nuit des Musiciens, vendredi 30 novembre à Paris
Espace Cardin, 20H30
1, avenue Gabriel
75008 Paris
Tarifs réduits encore disponibles ici
Avec, autour de Médéric Collignon :
Le Jus de Bocse
Philippe GLEIZES • Batterie
Emmanuel HARANG • Contrebasse
Yvan ROBILLIARD • Claviers
Le Quatuor à cordes QDS
Youri BESSIERES • Violon
Anne LE PAPE • Violon
Olivier BARTISSOL • Alto
Valentin CECCALDI • Violoncelle
Le Quatuor à cordes du CRR D’AUBERVILLIERS
Widad ABDESSEMED • Violon
Marius PIBAROT • Violon
Cécile PRUVOT • Alto
Matias RIQUELME • Violoncelle
Claude BARTHELEMY • Guitare
Axel BAUER • Guitare • Chant
DGIZ • Beatmaker • Remix • Chant
Andy EMLER • Claviers
Philippe LEGRIS • Tuba
David LINX • Chant
Sandra NKAKE • Chant
Pierrick PEDRON • Saxophone
Eutèpe
Thierry BONNEAUX • Percussions
Dominique COLLEMARE • Trompette
Patrick FABERT • Trompette
André FEYDY • Trompette
Pierre GILLET • Trompette
Luc ROUSSELLE • Trompette
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