Le duo électronique Justice nous embarque avec "Hyperdrama" dans un grand huit musical aussi fou que maîtrisé
Quatre albums en vingt ans, c'est peu. Mais Justice a toujours pris son temps, refusant de se plier à l'agenda hyperactif de l'industrie du disque. Une lenteur relative, qui va de pair avec l'exigence du tandem parisien et son obsession bien connue du détail – régler un souci de demi-décibel peut leur prendre des semaines. Cette fois, il s'est écoulé huit ans, une éternité, entre le dernier album, Woman (2016), et le nouveau, Hyperdrama, qui sort vendredi 26 avril. Et ça valait le coup d'attendre.
Dès les premières mesures de cette collection de 13 morceaux, on reconnaît instantanément Justice. Pourtant, cette impression de retrouvailles est trompeuse : si l'agression et les distorsions sont toujours présentes, Xavier de Rosnay et Gaspard Augé ont actualisé leur formule et leur son. Il suffit pour s'en convaincre de réécouter leur premier album Cross (2007), auquel ils lancent ici quelques clins d'œil appuyés – Generator par exemple, c'est un peu Genesis version 2024, en plus riche, plus ample, plus intense, plus épique, plus tout.
De fait, Hyperdrama, ce n'est pas du drame et des larmes. C'est l'hyper dramatisation des sensations et des sentiments, où tout est exacerbé, de l'euphorie au malaise. Avec cet album qu'ils ont mis plus de trois ans à réaliser, les deux musiciens, DJ et producteurs vont plus loin que jamais, mêlant intimement durant 50 minutes pop et expérimentations sonores.
À bord de ce grand huit musical, le duo semble prendre un malin plaisir à faire perdre ses repères à l'auditeur : organique ou digital ? Agressif ou festif ? Suis-je au début ou à la fin du morceau ? Ce faisant, Justice explore une grande variété d'ambiances, souvent au sein même des morceaux. Les titres sont incroyablement versatiles, tumultueux, accidentés, mixant sans vergogne la brutalité du gabber au sucre du disco, et enchaînant crochets du droit et caresses cotonneuses.
Pas moins de six invités au micro, que des voix d'anges
La variété des climats s'explique aussi par la grande nouveauté de ce quatrième album, qui affiche un nombre d'invités record au micro. On en compte six au total, à commencer par Kevin Parker, la tête pensante de Tame Impala, dont la voix divine orne deux titres, Neverender (en ouverture) et One Night/All Night (single parti en éclaireur), classiques instantanés taillés pour le dancefloor.
Si Gaspard et Xavier forment depuis leurs débuts une entité quasi gémellaire et travaillent en autarcie dans le studio installé chez Xavier à Paris, ils ne se sont pas contentés d'un banal et désormais trop courant travail à distance avec leurs hôtes. L'idée était de se retrouver ensemble dans la même pièce et de constituer, de façon éphémère, un groupe en trio avec chacun de leurs invités. Que des voix d'anges.
Ainsi Rimon, une chanteuse néerlandaise encore inconnue que leur a présentée Pedro Winter, le patron de leur label Ed Banger, illumine Afterimage, un morceau bien dosé de disco synthétique, entre grâce et menace. The Flints, deux jumeaux britanniques, eux aussi méconnus, chuchotent sur le psychédélique Mannequin Love. Le bassiste prodige Thundercat, dont Justice adore la voix (et nous aussi), a été privé de son instrument de prédilection pour donner chair au final obsédant The End. Seul Connan Mockasin, en mode spoken word sur la mélancolie galactique d'Explorer, a travaillé à distance depuis la Nouvelle-Zélande, avec des images de Pierre La Police et de Moebius pour seules guides.
Notre coup de cœur absolu va au falsetto ultra-princier de l'Américain Miguel. Conjugué à la puissance de feu de Justice, il fait du R&B futuriste Saturnine, d'une lenteur déroutante, comme s'il était constamment entravé dans sa progression, l'un des sommets de ce disque. Sa voix est brute de décoffrage, résultat d'une seule prise mono, sans reverb ni aucun effet, ce qui a un peu affolé le chanteur au départ. À l'arrivée, c'est justement le contraste entre cette voix nue, organique et sans apprêts, et les multiples zébrures sonores technologiques, qui fait tout le sel du morceau.
Gabber et italo-disco lancés à pleine vitesse
Les titres instrumentaux ménagent, eux aussi, de bonnes surprises. Le rouleau compresseur Generator, comme mentionné plus haut, voisine avec l'élégance ingénue et joyeuse de Dear Alan, un hommage à Alan Braxe, pionnier de la French Touch. Incognito, développé comme plusieurs autres morceaux "à partir d'une rythmique gabber déconstruite et ralentie", évite l'accident d'un bolide lancé à pleine vitesse en le tempérant de judicieux samples d'italo-disco. Et on trouve même sur ce disque un surprenant ovni jazz et mélancolique au saxophone baptisé Moonlight Rendez-vous.
Radical, excessif, en dents de scie, passant sans prévenir de l'anxiété à la pure allégresse, Hyperdrama bouscule et malmène de bout en bout, conjurant tout ennui. Cet album, peut-être bien leur meilleur à ce jour, en tout cas leur plus abouti, ne se laisse apprivoiser qu'au bout de trois écoutes au minimum et vous gagne alors définitivement. La difficulté de départ devient addictive à l'arrivée. On le sait lorsque ce titre qui vous cassait les oreilles la première fois devient votre préféré. Et pour longtemps.
"Hyperdrama" de Justice (Ed Banger/Because Music) sort vendredi 26 avril 2024
Justice, qui a donné le coup d'envoi de sa tournée mondiale en avril au festival américain Coachella, entamera à We Love Green, le 1er juin, le volet français de la tournée. Ils seront ensuite aux Nuits de Fourvière le 17 juin, festival Beauregard le 4 juillet, Main Square Festival le 6 juillet, Les Déferlantes le 11 juillet, Musilac le 13 juillet, Terres du Son le 14 juillet, Dour Festival (Belgique) le 21 juillet. La tournée se terminera par deux Accor Arena à Paris, les 17 (complet) et 18 décembre 2024.
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