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Eurovision 2021 : comment l'Australie est devenue accro au concours, suivi par des millions de fans en pyjama

Chaque année, de Sydney à Perth et de Melbourne à Darwin, plusieurs milliers d'habitants des antipodes règlent leurs réveils à des heures indues pour ne pas louper le concours de chansons européen.

Article rédigé par Marianne Chenou
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9min
La représentante australienne à l'Eurovision 2016, Dami Im, lors de la deuxième demi-finale du concours, à Stockholm (Suède), le 12 mai 2016. (MAJA SUSLIN/TT / TT NEWS AGENCY / AFP)

Il est 5 heures du matin à Melbourne. Nous sommes le dimanche 23 mai 2021, toute l'Australie dort encore. Enfin, pas tout à fait toute l'Australie : des milliers d'irréductibles sont déjà devant leur télévision pour suivre la grande finale de l'Eurovision, qui se déroule à  Rotterdam (Pays-Bas), à 17 000 kilomètres de là. Kyeema, une jeune femme de 19 ans, a invité des amis à dormir chez elle et les voilà sur son canapé, les yeux un peu embués. Ils enchaînent leur troisième réveil à l'aube de la semaine. Avant la finale, ils auront profité des deux demi-finales, mercredi et vendredi matin, décalage horaire oblige.

Cette scène, Kyeema peut d'ores et déjà la décrire, elle qui suit depuis dix ans l'Eurovision. "Personne ne se pose la question, quand ce sont les Jeux olympiques, de se lever en pleine nuit pour voir une épreuve. C'est l'équivalent en musique !" assume-t-elle, loin d'être une exception dans ce pays qui s'est curieusement pris de passion pour le célèbre concours de chansons européen.

Un concours diffusé depuis 1983

"Quand on me demande pourquoi l'Australie aime l'Eurovision, je réponds souvent que c'est parce que nous n'aimons pas manquer une fête", plaisante Josh Martin, chef de la délégation australienne à l'Eurovision et responsable des divertissements de SBS, l'un des deux groupes de l'audiovisuel public australiens. "Le moment des points, c'est si stressant ! Et c'est ce qui m'a vraiment cueillie", évoque Hayley, qui suit le concours depuis 2000. Ruth, 55 ans, s'empresse de répondre : "Où est la Moldavie sur une carte ? Quelle est la capitale de l'Azerbaïdjan ? Nous, on le sait !" rigole-t-elle.

Un constat approuvé par Jess Carniel, maîtresse de conférences en humanités à l'université du Southern Queensland (Australie) et spécialiste du concours : "Les fans le disent eux-mêmes, c'est du divertissement ! L'important est de se réunir et d'avoir le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand. Notre façon de participer est unique ! Vous, les Européens, vous pouvez faire une soirée. Nous, on met le réveil et on en profite en pyjama."

Cela fait presque quarante ans que l'Australie suit l'événement. Dès 1983, le réseau SBS diffuse le concours en différé, en reprenant les commentaires de la BBC.

"Au fil des ans, c'est devenu une tradition de regarder en famille ou entre amis."

Josh Martin, chef de la délégation australienne à l'Eurovision

à franceinfo

"Dans les années 1990, beaucoup d'étudiants regardaient SBS et c'est devenu un classique", raconte Jess Carniel. Jusqu'à en devenir un week-end de fête.

La participation en 1996 de la candidate britannique Gina G, de nationalité australienne, avait déjà suscité la curiosité des locaux. Depuis 2001, le pays dispose de ses propres commentateurs, qui se rendent chaque année sur place. "Faire partie d'un événement qui réunit autant de pays est très excitant. Il y a un sentiment de connexion, de partage, avec les autres téléspectateurs", évoque Jess Carniel.

La participation, un tournant dans le pays

En 2014, comme une reconnaissance de la fidélité du pays depuis des années, la star australienne Jessica Mauboy est invitée à Copenhague (Danemark) pour interpréter son dernier tube, Sea of flags, lors de l'entracte de la seconde demi-finale. L'occasion de faire la lumière sur la passion de l'Australie pour le concours et de séduire un nouveau public : "Ce moment, couplé à la victoire très médiatisée de Conchita Wurst, a été un tournant pour de nombreux téléspectateurs, assure Jess Carniel. Ils ont commencé à suivre plus assidûment le concours."

L'année suivante, pour la 60e édition, l'Union européenne de radio-télévision (UER), organisatrice de l'Eurovision, décide d'inviter l'Australie à titre exceptionnel pour concourir en finale, avec les 26 autres participants qualifiés. "On était ravis de cette invitation. Mais ça impliquait beaucoup de changements. Participer, voter, ça signifie diffuser en direct le show en pleine nuit", rappelle Josh Martin. "C'était un rêve devenu réalité", avoue Ruth.

Un succès d'audience

Guy Sebastian, très populaire sur l'île, est alors envoyé à Vienne (Autriche). Avec Tonight Again, il décroche une très belle cinquième place. Un succès qui convainc l'UER d'autoriser à nouveau les Australiens à envoyer un candidat en 2016. Mais cette fois, plus question de passe-droit : le pays doit, comme les autres concurrents, affronter l'étape des demi-finales. Jusqu'à maintenant, l'Australie est toujours parvenue à se qualifier pour la grande soirée du samedi.

Comme l'y oblige le règlement du concours, SBS se charge chaque année de retransmettre les trois soirées sur ses antennes, complétées par des programmes spéciaux. Et les audiences sont au rendez-vous.

"En 2019, au total, on a atteint 3 millions de téléspectateurs. Ce sont des chiffres dont nous sommes très satisfaits."

Josh Martin

à franceinfo

Ce chiffre est effectivement remarquable au vu des 25 millions d'habitants que compte le pays. Mais la télévision australienne voit plus grand. Alors que jusqu'en 2018, SBS choisissait en interne son représentant au concours, les succès d'audience ont amené le groupe à organiser une finale nationale, comme c'est le cas en France. "C'est aussi l'occasion d'élargir notre public", souligne Josh Martin. "Australia decides" ("L'Australie décide") est depuis organisée chaque année, à l'exception de 2021. Montaigne, gagnante en titre, a été choisie d'office, faute d'avoir pu représenter son pays l'an dernier.

"C'est un événement qui fédère, parce que c'est notre petit Eurovision, sans décalage horaire", relève Jess Carniel. Les fans acquiescent : "C'est un moyen de faire connaître le concours aux fans des autres artistes australiens qui participent. Ils se retrouvent à découvrir un autre univers", argumente Cooper, 20 ans, un fan qui habite Brisbane.

La diversité australienne représentée

Le succès du concours s'explique aussi par la diversité de la population australienne : "Un quart des Australiens sont nés à l'étranger et un quart sont des enfants de personnes nées à l'étranger. Donc la moitié des habitants sont d'origine étrangère. La diversité fait partie de notre identité, ça se retrouve logiquement chez nos représentants et nos fans", explique Jess Carniel. Preuve en est : parmi les fans australiens interrogés par franceinfo, Chris et Ruth, tous deux nés au Royaume-Uni, ont connu le concours dans leur enfance, avant d'émigrer. Les communautés croates, finnoises, grecques et italiennes sont également nombreuses sur l'île et ont constitué un vivier de spectateurs.

Les différents candidats du pays à l'Eurovision sont aussi représentatifs du multiculturalisme de la société : Isaiah en 2017 et Jessica Mauboy en 2018 sont d'origine aborigène, quand Dami Im, 2e en 2016, est fille d'immigrés sud-coréens. "SBS a été créé pour être un réseau multiculturel. Représenter la diversité de l'Australie, c'est quelque chose qui nous importe beaucoup, ça reflète nos valeurs. On ne peut pas rester sur le cliché de l'Australienne blonde aux yeux bleus", avance Josh Martin.

Montaigne, représentante du pays pour l'édition 2021, est une militante active des droits LGBT. Elle représentera le pays dès mardi 18 mai à Rotterdam (Pays-Bas), lors de la première demi-finale du concours. Avec sa chanson Technicolour, elle devra notamment faire face aux favoris : Malte, Chypre ou encore la Lituanie qui visent le top 10 selon les parieurs (en anglais).

Impossible de se rendre à Rotterdam

Mais la chanteuse de 25 ans suivra le concours depuis son île natale. L'Australie interdit à ses ressortissants de voyager en dehors du pays, afin de préserver la stricte "bulle sanitaire" mise en place pour lutter contre la pandémie de Covid-19. "C'est très dur, mais nous n'avons pas d'autre choix", se désole Josh Martin.

Pas de panique, l'Eurovision avait tout prévu. Pour assurer la tenue du concours malgré la pandémie, chaque participant a dû envoyer fin mars aux organisateurs une vidéo de sa prestation filmée dans les conditions du direct. Si un participant est dans l'impossibilité de se déplacer ou contracte le virus, il pourra tout de même participer à la compétition, grâce à cette vidéo. L'Australie conserve donc toutes ses chances de remporter le concours.

Pour autant, l'Eurovision à l'Opéra de Sydney, ce n'est pas pour tout de suite. Covid-19 ou non, la participation de l'Australie est soumise à une entorse à la tradition de l'Eurovision : si le pays gagne, il ne sera pas l'organisateur du concours l'année suivante. Trop cher, trop loin, trop compliqué : "Il faudrait tout organiser la nuit pour nous, ce serait compliqué, même si évidemment on aimerait gagner !" admet Josh Martin. En cas de victoire australienne, une concertation des équipes de SBS avec l'UER sera organisée pour choisir le nouveau pays organisateur.

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