L'Eurovision, l'autre champ de bataille entre l'Ukraine et la Russie
Sans tambour ni trompette, mais à grand renfort de paillettes, les deux pays se livrent depuis des années une guerre sans merci sous les sunlights de la grand-messe européenne de la chanson. Cette année la finale a lieu à Turin, samedi soir.
"C'est comme si on avait gagné la Coupe du monde !" A peine le temps d'annoncer les résultats du vote du public ukrainien depuis Kiev, et le présentateur Pavlo Shylko ne peut se retenir d'exploser de joie, dans la petite fenêtre au milieu de l'écran des 100 millions de téléspectateurs de l'Eurovision 2004. "On était très inquiets de donner 12 points à la Serbie-et-Monténégro, clairement notre principal rival." Mais le vote ukrainien passe en dernier et les jeux sont déjà faits. C'est la chanteuse du cru, Ruslana, qui va l'emporter. "C'était l'euphorie générale dans le studio", se souvient l'animateur. Cette année-là, l'Ukraine se fait une place sur la carte de l'Europe, et entend bien continuer lors de la grande finale samedi 14 mai à Turin, en Italie, alors que le pays résiste à l'invasion russe depuis plus de deux mois.
Au pays, on adore quand un plan se déroule sans accroc. "L'Ukraine n'avait rejoint l'Eurovision qu'un an plus tôt, sur l'impulsion d'une agence de relations publiques mandatée par le ministère de la Culture, avec comme feuille de route que le grand public arrête de l'associer au communisme ou à Tchernobyl", souligne Paul Jordan, fin connaisseur du grand raout européen de la chanson. Mission réussie au-delà de toutes les espérances. La lauréate de 2004, la chanteuse Ruslana, a beau chanter avec une simili-fourrure sur le dos, le reste de son costume, très, très échancré, est raccord avec le dress code du concours. "C'est une image que Ruslana avait beaucoup travaillée, décrit Marko Pavlyshyn, responsable des études ukrainiennes à la Monash University de Melbourne (Australie). Elle voulait montrer une nouvelle facette de l'Ukraine, multiculturelle, associée à la culture pop mondialisée, avec la figure de la fille badass, sexualisée, puissante."
L'année suivante, les dirigeants ukrainiens ne font même pas semblant de ne pas se mêler du concours. Le show se déroule à Kiev quelques semaines après la fin de la "Révolution orange", qui a vu le président pro-européen Viktor Iouchtchenko remporter son bras de fer avec son adversaire prorusse. "On avait choisi comme slogan 'the awakening'* [le réveil, en bon français], détaille Pavlo Shylko, tête pensante et présentateur du show de 2005. La couleur dominante était le vert, symbole de fraîcheur." L'air de rien, c'est le plus gros événement international organisé en Ukraine depuis l'indépendance. "Ce qui m'avait frappé, c'était la fierté des habitants de Kiev. Ils baragouinaient trois mots d'anglais, mais ils étaient tellement heureux d'accueillir des étrangers", se remémore Paul Jordan. Signe d'ouverture : les touristes peuvent pour l'occasion entrer dans le pays sans visa. Près de vingt ans plus tard, la mesure est toujours en vigueur, en temps de paix.
Viktor Iouchtchenko, 12 points
Entre deux chansons, on peut voir un reportage sur la "Révolution orange", des animations menées par des célébrités locales comme les frères Klitschko et Ruslana (élue députée l'année suivante*) et, à la fin du concours, le président Iouchtchenko qui monte sur scène pour remettre un prix à la gagnante. "C'était une erreur. Le diffuseur, l'UER, a mis son veto ensuite, y compris quand Vladimir Poutine a voulu faire de même, en 2009", souligne Paul Jordan. Sans oublier le choix de la chanson pour représenter le pays hôte, Razom Nas Bahato, du groupe GreenJolly, hymne de la révolution. "Je suis dans le milieu du show-business depuis plus de vingt ans, je savais que c'était une bourde monumentale, soupire Pavlo Shylko. Ça aurait cartonné pour un concours national. Mais à l'Eurovision, les gens attendent du fun ! Nos politiciens fraîchement arrivés au pouvoir ont voulu faire de la politique…" En effet, les rappeurs brisent leurs chaînes sur scène mais s'enferrent dans les profondeurs du tableau, récoltant le pire classement de l'histoire du pays*.
C'est le début des piques politiques à l'adresse de la Russie. En 2007, le comédien Andriï Danylko, grimé en vieille dame pour son personnage de Verka Serduchka, qui crève l'écran. Le Guardian érige* son titre Dancing Lasha Tumbai comme "la meilleure chanson à n'avoir jamais gagné l'Eurovision". Derrière l'enchaînement de formules absconses dans une demi-douzaine de langues pointe une critique plus fine qu'il n'y paraît. "A première vue, on dirait qu'il se moque de l'Ukrainien typique, décrypte Marko Pavlyshyn. Pour le spectateur ukrainien, c'est de l'autodérision ; pour le Russe, ça le renforce dans son complexe de supériorité. Jusqu'à ce fameux 'Russia goodbye'." Au cours de la chanson, Andriï-Verka balance en effet un "lasha tumbaï", qui signifie littéralement "crème fouettée" en mongol. A vitesse réelle, en direct, l'Europe entière entend plutôt un "Russia goodbye" grommelé. Pavlo Shylko, coauteur de la chanson, s'accroche à la version officielle, la même depuis quinze ans. "Ça n'a jamais été 'Russia goodbye'. On a juste balancé des bouts de phrases qui sonnaient de manière amusante", se défend-il encore aujourd'hui. Mouais…
Côté russe, on joue la subtilité. Tantôt on rappelle à demi-mot qui est le patron dans ce coin de l'Europe, comme avec la chanson Mamo, interprétée en 2009 à Moscou par… la chanteuse ukrainienne Anastasia Prikhodko, d'abord dans sa langue, puis en russe. Beaucoup y ont vu une chanson prônant l'allégeance à la Mère Russie. Rebelote cinq ans plus tard, avec les jumelles Anastasia et Maria Tolmatchevy qui, sous leurs dehors poupons, chantent "un jour, tu seras à moi" dans leur chanson Shine, quelques semaines après l'annexion de la Crimée par la Russie. Vous avez dit "double langage" sous couvert de chanson sirupeuse ? Mariya Yaremchuk représentait l'Ukraine cette année-là et s'en étouffe encore : "Comme si la Russie était porteuse de paix dans le monde !"
La salle ne s'y trompe pas et conspue les jumelles lors de la demi-finale.
"Ces deux gamines n'étaient coupables de rien, et c'était précisément ce que la Russie cherchait."
Mariya Yaremchuk, chanteuse ukrainienneà franceinfo
Celle qui se classe sixième cette année-là – devant... la Russie – insiste : "C'était une ruse de propagande d'utiliser ces images. Je n'avais rien contre ces deux filles. Mais j'ai compris les sifflets, adressés à leur pays." Une technologie anti-huées est installée dès l'édition 2015, pour éviter de nouveaux incidents. N'empêche. La rupture est consommée. Entre les deux pays, qui échangeaient beaucoup de points par vote du public interposé, commence une ère glaciaire. "J'évitais à tout prix de parler à la presse russe. Les journalistes voulaient me faire dire des choses pour polémiquer ensuite."
En dehors de la scène, le courant passe encore. "Philipp Kirkorov [le "Michael Jackson russe", grand manitou de l'Eurovision dans les pays de l'Est] m'a demandé de faire une photo avec les jumelles, entre deux portes. 'Ces deux filles n'ont rien fait de mal, elles veulent juste une photo avec toi'. Et j'ai dit oui." Même en 2016, quand l'Ukrainienne Jamala l'emporte avec la chanson 1944 sur la déportation des Tatars de Crimée – une façon détournée de parler de l'actualité, comme elle l'a reconnu elle-même par la suite – en coulisses, elle et Sergueï Lazarev, la superstar russe qui échoue sur le podium, n'échangent pas que des sourires de façade : "Elle venait de recevoir un prix informel, et elle ne s'est pas fait prier pour prendre la pose avec lui", raconte Paul Jordan, qui a assisté à la scène*. C'est entre les délégations que les regards en coin se font plus nombreux. "Quand Jamala l'a emporté, un membre de la délégation russe, les larmes aux yeux, m'a glissé : 'Amusez-vous avec les Ukrainiens !'"
Chantage russe à la chanson
Si, comme en 2005, organiser la compétition en Ukraine est un cauchemar logistique, du côté de l'UER (Union européenne de radio-télévision), l'organisateur, c'est un moindre mal. "Notre pire crainte, c'était que la Russie gagne, reconnaît sans ambages Guillaume Klossa, directeur de la communication de l'association des diffuseurs de 2013 à 2018. Qui poursuit en des termes plus choisis : "On n'aurait pas pu préparer le concours dans de bonnes conditions. Lors de mon mandat, j'avais mis au cœur de l'Eurovision la promotion d'une société diverse. Je suis loin d'être sûr qu'on aurait eu une grande qualité d'engagement de la part des autorités russes…"
Niveau roublardise, en revanche, les autorités russes se posent là. Pour l'édition 2017, qui se tient à Kiev, la Russie propose d'envoyer une chanteuse handicapée, qui a eu le malheur de se produire dans la Crimée annexée. Une condition qui vaut une interdiction du territoire ukrainien à plusieurs personnalités étrangères, de Gérard Depardieu à Steven Seagal*. "On leur a bien proposé une solution, raconte Paul Jordan, qui se souvient avoir été mis devant le fait accompli à la dernière minute. Que la chanteuse se produise en direct, depuis la Russie, mais par satellite. Ils n'ont rien voulu savoir. Forcément, les Ukrainiens sont tombés dans le piège." Point de Russie sur scène cette année-là, donc. Point de sifflets, par conséquent. "Je ne suis pas sûr qu'il y en aurait eu", veut croire Volodymyr Ostapchuk, présentateur du concours, encore capable cinq ans plus tard de réciter d'une traite les règles de vote en français, l'une des langues officielles de l'Eurovision.
Point de président ukrainien sur scène, non plus. Ce n'est pourtant pas l'envie qui manquait à Petro Porochenko – président du pays de 2014 à 2019 –, qui s'est tout de même incrusté à la réunion de débriefing, le lendemain de la cérémonie. "Je lui ai même appris à faire un selfie avec son téléphone", sourit Volodymyr Ostapchuk. "De toute façon, c'était moins nécessaire qu'il apparaisse à l'écran. Pour les téléspectateurs de l'Eurovision, l'Ukraine, c'est ce cousin éloigné qui est revenu à la maison il y a quelque temps déjà." Alors que la Russie, absente du concours en 2017, en 2021 et en 2022, se retrouve pointée du doigt, voire mise à l'écart. Ce n'est pas totalement un hasard si le rôle du méchant dans le téléfilm de Netflix sur l'Eurovision* est russe. L'Ukraine étant grandissime favorite des bookmakers pour l'édition 2022 avec le tube Stefania du groupe Kalush Orchestra, le problème de l'interférence entre politique et chansons pailletées pourrait se poser plus vite que prévu. Ou pas, s'amuse Volodymyr Ostapchuk. "Cette fois, l'UER va supplier Volodymyr Zelensky d'ouvrir le concours !"
* Les liens suivis d'un astérisque mènent vers des contenus en anglais.
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