Flûte traversière, "body positivisme" et succès fou : qui est Lizzo, la favorite des Grammy Awards, la grand-messe de la musique américaine ?
Elle est l'artiste la plus nommée aux Grammy Awards. Pourtant, personne ou presque ne connaissait la chanteuse Lizzo il y a un an. Pour cette Américaine de 31 ans, la musique est une thérapie dont le discours inspirant sur l'acceptation de soi touche toutes les femmes.
"2009 était l'année où je vivais dans ma voiture. J'étais une fille de Houston, Texas, qui n'avait aucun plan, aucun espoir. 2019 est l'année où mon album est devenu n°1 et où j'ai dit à ma maman 'Je peux t'acheter une maison'. Tout peut arriver en une décennie." C'est avec ces mots destinés aux 7,3 millions d'abonnés de son compte Instagram que la chanteuse américaine Lizzo a tenu à marquer le passage dans la nouvelle année.
Un constat éloquent après une année 2019 décisive pour la jeune femme. Son troisième album, Cuz I Love You, sorti en avril dernier, lui offre huit nominations aux Grammy Awards qui seront remis le 27 janvier, devançant ainsi le rappeur Lil Nas X et la chanteuse Billie Eilish, avec six nominations chacun. Ce n'est pas vraiment une surprise puisque Lizzo a squatté tout au long de l'année le Billboard Hot 100 Chart (le classement hebdomadaire des chansons les plus populaires aux Etats-Unis) en enchaînant les tubes comme Truth Hurts, Boys, Juice ou encore Tempo.
Mais la success story tardive de Lizzo n'est pas qu'une histoire de morceaux bien produits. Si la chanteuse a fini par percer, c'est surtout en assumant enfin, et avec extravagance, son statut de femme noire et obèse dans une industrie musicale relativement normée. Après avoir posé nue sur la pochette de son album, elle a réitéré l'expérience en affichant fièrement ses vergetures dans le magazine Rolling Stone* et poste régulièrement sur les réseaux sociaux des vidéos où elle se met en scène en tenue très légère.
Quant à ses apparitions publiques et ses prestations scéniques, elles éclipsent tout et tout le monde. Du festival Coachella où, comme le note USA Today*, elle a assuré le show en dépit de problèmes techniques, à sa tenue arborée (et très commentée, comme le relève le magazine Time*) à l'occasion des American Music Awards, Lizzo fait constamment parler d'elle. Il n'en fallait pas plus pour que le Time lui décerne le titre d'"Entertainer de l'année 2019". Pourtant, si ce titre lui colle parfaitement, on ne peut résumer Lizzo, et comprendre son succès, qu'à travers ce prisme de show girl provocante et joviale.
Drôle, salace et engagée
Sur la scène des MTV Video Music Awards, le 27 août 2019, Lizzo, accompagnée de danseuses aux fessiers apparents (un clin d'œil à Prince avec qui elle a collaboré, comme l'explique le site Buzzfeed*), interprète deux de ses tubes devant un postérieur géant gonflable.
La prestation convainc non seulement le parterre de stars debout pour l'acclamer, mais également les spectateurs scotchés devant leurs écrans. Et si certains crient au mauvais goût, la plupart, comme le site Scary Mommy, saluent l'audace d'une prestation qui célèbre le corps. Sur son compte Instagram, la chanteuse s'explique :
Non seulement on nous a toujours expliqué que nous ne méritions pas les projecteurs, mais lorsque nous parvenons enfin à nous mettre en valeur, le monde essaie de nous faire taire. Mais pas cette fois.
Lizzosur Instagram
Pour Lizzo, montrer son corps est une façon, non pas d'attirer l'attention, mais de le banaliser. "Je fais ça pour moi, explique-t-elle au mensuel américain Essence*. J'adore créer des formes avec mon corps et j'adore normaliser les fossettes de mes fesses, les bosses dans mes cuisses, la graisse de mon dos ou mes vergetures. (...) Je pense que c'est beau."
Et c'est le message qu'elle entend partager à travers ses chansons et lors de ses prestations. Si ses paroles sont drôles et souvent salaces, elles n'en sont pas moins pertinentes, portant un message clair qu'elle ne cesse de matraquer : aime-toi, crois en toi et ne laisse personne te dire le contraire.
L'acceptation par la musique
Même ses concerts prennent l'allure de prêche prônant l'acceptation de soi comme au festival de Glastonbury, en juin 2019, où elle s'adresse au public avec ces mots : "Je veux que vous sachiez que si vous pouvez m'aimer, alors vous pouvez vous aimer", avant d'entonner un mantra qu'elle demande aux spectateurs, parfois émus aux larmes, de répéter en s'adressant à la personne à leur côté : "Je t'aime, tu es beau et tu peux faire ce que tu veux."
Comme elle l'explique au magazine Essence*, Lizzo a compris très vite "qu'il n'existe pas de mot pour parler de 'body negativity' puisque c'est la norme". En prônant constamment le "body positive" (un mouvement qui œuvre pour l'acceptation et l'appréciation de tous les types de corps) et le "self-care" (la capacité à prendre soin de soi et des autres), Lizzo est devenue la meilleure des ambassadrices auprès des minorités, considérée désormais par certains comme plus efficace que n'importe quel bouquin de développement personnel, ou même qu'une psychothérapie.
I canceled a therapy appointment after @lizzo’s VMA performance
— ali hart (@alison_hart48) 27 août 2019
Lizzo’s VMA performance solved every problem in my life.
— [brittanyxbloodshed] (@sicksicksickx) 27 août 2019
Mais si aujourd'hui, la chanteuse est capable d'écrire fièrement sur Twitter "Répétez après moi : 'Je le mérite !'", elle n'a pas toujours débordé de confiance en elle.
Des nuits à dormir dans sa voiture à ses débuts
Il faut dire que Lizzo revient de très loin. Née en 1988 à Detroit (Michigan), Melissa Viviane Jefferson grandit dans une famille pentecôtiste où la musique est très présente, entre sa sœur (plutôt branchée Björk et Radiohead), son père (plutôt Elton John et Queen) et le gospel et la soul apportés par l'église. Après un déménagement à Houston, au Texas, à l'âge de 10 ans, elle se met à la flûte traversière – un cadeau de son père – et intègre une fanfare. Et si la plupart de ses camarades abandonnent rapidement, elle s'accroche tout en cédant en parallèle aux sirènes du rap, plus populaire pour une adolescente au début des années 2000. C'est à ce moment qu'elle devient Lizzo (un pseudo inspiré de son surnom, Lissa, et de la chanson de Jay-Z, Izzo) et fonde son premier groupe, Cornrow Clique, avant de partir étudier la musique à l'université.
Mais en 2009, elle tombe en dépression après la mort de son père. Lizzo a alors 21 ans et est contrainte de vivre dans sa voiture. Elle a alors deux obsessions : perdre du poids et percer dans la musique. On lui conseille de tenter sa chance à Minneapolis. Dans le Minnesota, elle se fait un nom en se produisant, avec The Chalice et GRRRL PRTY, des groupes de rap féminins, mais aussi avec Lizzo & The Larva Ink, un duo plus orienté électro-soul.
Si Lizzo n'a toujours pas trouvé le style musical qui lui correspond, elle s'affirme peu à peu. Après s'être cachée pendant des années derrière des groupes pour compenser son manque de confiance en elle, Lizzo publie tour à tour, en 2013 et en 2015, Lizzobangers et Big Grrrl Small World, ses deux premiers albums solo. Orientés très rap, et peut-être trop classiques dans le style, ils passent inaperçus du grand public.
Mais en 2014, elle fait un featuring sur Boytrouble, morceau de Plectrumelectrum, le 36e album de Prince. Cette rencontre avec le Kid de Minneapolis est décisive. "Il aimait autant ma façon de rapper que de chanter, ce qui m'a donné confiance en moi pour faire les deux, se souvient Lizzo dans une interview au Los Angeles Times*. Et à l'époque, j'étais une rappeuse qui faisait semblant d'être une chanteuse."
Un tube grâce à Netflix
En 2017, épuisée par des années à se produire sans relâche dans tous les Etats-Unis, elle sort le single Truth Hurts, très différent de ses anciennes productions. Un morceau de rap aux accents très pop porté par une boucle de piano et dans lequel elle scande des paroles qui taclent gentiment les hommes. Pourtant, une fois encore, le titre reste confidentiel. "J'avais l'impression de jeter au monde de la musique sans même faire une éclaboussure, raconte Lizzo dans Elle*. Je pleurais toute la journée et je me disais que si j'arrêtais de faire de la musique, personne n'en aurait rien à faire." Heureusement, son producteur la dissuade de baisser les bras. Il ne le sait pas encore, mais dans quelques mois, Truth Hurts sera en tête des morceaux les plus écoutés aux Etats-Unis.
La chance tourne enfin en avril 2019, lorsque Netflix sort la bande-annonce de Quelqu'un de bien (Someone Great en VO), dans laquelle on entend le morceau. Illustrant une des meilleures scènes du film, Truth Hurts se fait enfin remarquer. Ça tombe bien, Lizzo vient de juste de sortir son troisième album, Cuz I Love You, et le single est rapidement intégré à une version "deluxe". En juin, sur la scène des BET Awards, Lizzo, en body jarretière blanc, interprète le morceau devant un parterre de stars debout – dont Rihanna.
Au début du mois de septembre, le morceau caracole en tête du Billboard 100. Parallèlement, le single Juice, sorti en janvier 2019 et qui débute par "Miroir, mon beau miroir, ne me dis pas que je suis mignonne parce que je le sais", devient le tube de l'été dopé à l'empowerment. Plus rien ne peut arrêter Lizzo.
La voix de son époque
Après des années de galère, son troisième album solo qui s'ouvre sur un cri entonné a capella hurlant "I'm Crying, Cuz I love you" ("Je pleure parce que je t'aime") offre enfin à la chanteuse de 31 ans la notoriété et le succès. Plus sincère, plus entier, il contient des morceaux dans lesquels Lizzo s'affirme. Après s'être essayée tour à tour à différents styles musicaux, elle a fini par trouver sa voix, assume fièrement sa formation classique et son amour de la pop, du rap et du R'N'B et refuse d'être enfermée dans une seule case.
Chaque artiste a besoin d'écrire ses propres chansons. Je n'écris pas de chansons pop, de chansons R'N'B ou de rap. J'écris des chansons de Lizzo.
Lizzodans le "Los Angeles Times"
Sur scène, elle a intégré au spectacle sa flûte traversière, baptisée Sasha Flute (en hommage à l'alter ego de Beyoncé, Sasha Fierce). L'instrument possède son propre compte Instagram avec plus de 310 000 abonnés. Car si Lizzo cite volontiers les Français Claude Debussy ou Francis Poulenc parmi ses compositeurs préférés, comme le rappelle Libération, son académisme s'arrête là. La jeune femme s'est fait une spécialité de jouer de la flûte en twerkant, ou pour introduire un flamboyant "Suck My Dick" sur un air d'opéra.
C'est surtout le public et les évolutions de notre époque qui expliquent son énorme percée sur la scène musicale internationale en 2019. "Il y avait plein de choses qui existaient déjà sans être populaires, comme le mouvement 'body positive' qui était une façon de protester pour les gros et les femmes noires et qui est maintenant devenu tendance, analyse la chanteuse, interrogée par Time*. Et soudain, je suis devenue mainstream !"
Je fais toujours la même chose – je travaille dur, je suis constamment en tournée – mais aujourd'hui, tout le monde le remarque.
Lizzodans le "Los Angeles Times"
Aujourd'hui, Lizzo a dépassé son statut de chanteuse et les messages qu'elle véhicule ne se cantonnent pas à ses chansons. Le monde est enfin prêt pour Lizzo. Comme le révèle Glamour, la marque de maquillage Urban Decay l'a élevée au rang d'ambassadrice, une première pour une femme noire et obèse de près d'un 1,80 m qui adore se mettre en scène en tenue légère en lançant des "Bye Bitch" devenue son hilarante signature. Elle a même terminé l'année 2019 sur une des couvertures du traditionnel numéro spécial musique de l'édition britannique de Vogue, habillée pour l'occasion en Versace.
Désormais, Lizzo semble plus forte que jamais, même si elle sait que son combat pour s'accepter n'est pas totalement gagné. "Cette salope est toujours là, mec, confie-t-elle au Guardian*. J'ai commencé une thérapie et j'ai pensé qu'elle était partie, mais elle est revenue. Vous ne pouvez pas juste ignorer la personne que vous étiez. Vous devez l'accueillir." Preuve qu'elle n'est pas "100% That Bitch" comme elle l'affirme dans Truth Hurts, Lizzo a annoncé le 6 janvier qu'elle quittait Twitter jusqu'à nouvel ordre. Une façon pour elle de se protéger des attaques et moqueries incessantes sur son poids qu'elle subit sur les réseaux sociaux. Il reste encore du chemin pour qu'une femme noire et obèse puisse être à l'aise avec son corps. Mais Lizzo a ouvert la voie.
* Tous les liens suivis d'un astérisque sont en anglais.
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