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Great Black Music : 7 questions au commissaire de l'exposition
L'exposition Great Black Music propose jusque fin août un vaste panorama des musiques noires, considérées comme "la plus grande aventure artistique du XXe siècle". Mais où commence et où s'arrête la musique noire ? Et quel message l'expo porte-t-elle ? Nous avons sondé son commissaire d'exposition, Marc Benaïche, qui est aussi le fondateur de Mondomix, le magazine des musiques du monde.
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Où commence et où s'arrête la Great black music ?
Marc Benaïche, commissaire l'exposition Great Black Music : on peut distinguer deux commencements. L'un, pragmatique, débute au milieu du 19e siècle avec l'invention de la musique enregistrée et des premiers rouleaux de cire. Mais, dans une perception fantasmée, on peut la faire remonter à l'Empire Mandingue au 13e siècle, ou même, encore plus loin, aux pharaons d'Egypte. C'est le genre d'interprétation et de réappropriation de l'histoire que l'on a pu voir chez le musicien (de free jazz) Sun Ra par exemple (qui a créé l'Afrofuturisme et disait être un pharaon venu de la planète Saturne). L'Afrique, ou Mama Africa comme nous l'avons appelée dans le parcours en référence au titre d'une chanson de Miriam Makeba, est à la fois la source et le réceptacle. Car la Great Black Music est surtout le fruit des allers et retours entre les rives africaine, américaine et caribéenne. Quant à savoir où s'arrête la musique noire ? Elle ne s'arrête jamais, elle continue d'avancer. Dans le parcours, une salle est consacrée aux rythmes et rites sacrés vaudous. Peut-on aussi faire remonter la musique à ces rites ?
Marc Benaïche : Les musiques sacrées, les musiques de rituels, sont matricielles au plan rythmique dans les musiques américaines et caribéennes. Les esclaves amenés sur ces rives ont réinventé les cérémonies vaudous à partir de leur mémoire traumatisée. Le fait de devoir se cacher de l'oppresseur a conduit à des syncrétismes entre les figures chrétiennes des dominants et celles des dominés, c'est-à-dire les orishas, divinités africaines issues des traditions religieuses yoruba. Ce syncrétisme assimilateur a notamment donné naissance au gospel nord américain : les orishas vaudous ont disparu, et ne reste que la rythmique et la transe. C'est ce que j'ai voulu montrer avec cette salle, qui ne comporte pas trop d'explications. Je voulais lui conserver son mystère car elle a trait au sacré. A chacun de faire sa quête spirituelle dans ce qu'il ressent. L'idée c'était aussi de montrer que la religion yoruba et ses dérivés, qui font souvent peur, n'est pas plus "sale" que les autres. De la même façon que la musique noire, qui a longtemps été considérée comme la musique du diable…
La musique noire peut-elle être faite par des blancs ?
Bien sûr ! Tous les musiciens peuvent s'en revendiquer et la réinterpréter. Tout le monde connaît la chanson de Nougaro "Armstrong" (un hymne anti-raciste dans laquelle il dit notamment "Armstrong, je ne suis pas noir/Je suis blanc de peau/Quand on veut chanter l'espoir/Quel manque de pot (...) Noir et blanc sont ressemblants/Comme deux gouttes d'eau). Mais sans aller jusque là, je mets au défi n'importe quel musicien sur la planète de n'avoir jamais écouté de musique noire. La musique noire n'est pas raciale, elle n'a pas de couleur de peau. Elle est un vecteur de rassemblement et de résistance et c'est la raison pour laquelle on termine le parcours de l'exposition avec le rap des récentes révolutions dans les pays arabes.
Quel message voulez-vous faire passer avec cette exposition ?
J'ai surtout eu envie de rendre hommage à ces musiques, et au fond, de rendre hommage à une culture musicale qui m'a forgé, qui m'a fait danser, qui est capable de rassembler et que je peux partager avec quelqu'un vivant à des milliers de kilomètres de chez moi. Je voulais montrer aussi à quel point ces musiques se rattachent à des histoires et à la Grande histoire, à l'heure où un président français ose dire que "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire" (discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy le 26 juillet 2007). Les musiques noires sont porteuses de liberté alors qu'elles ont été bannies de la société, notamment durant la ségrégation. Et ultimement, mon message c'est de dire que s'il y a une musique classique américaine aujourd'hui, c'est celle-là.
Quel a été pour vous le plus gros challenge ?
Le plus difficile ça a été de résister à la tentation de l'exhaustivité. Il a fallu construire une narration subjective et ce faisant faire des choix. Puis les assumer. On m'a par exemple reproché de ne pas avoir mis Stevie Wonder dans les 21 légendes de la première salle. Ou d'avoir omis "What's Going On" de Marvin Gaye. Ce voyage en six chapitres est fragmenté et kaleïdoscopique, à chacun de faire sa propre plongée.
France Ô et Culturebox proposent les Nuits Great Black Music chaque vendredi, du 21 mars au 25 avril : L'exposition propose 11h de documents audio-visuels. C'est très riche pour une expo mais ce n'est rien comparé à ce qu'il y a à disposition sur internet sur la musique noire. Cette profusion d'internet vous a-t-elle découragé et y-a-t-il des documents audio-visuels rares dans l'exposition ?
Non, il n'y a là rien d'impossible à trouver sur internet. La force de l'exposition c'est davantage la façon dont on raconte les histoires, la façon dont on a digéré et malaxé le millier d'heures de documents dont nous sommes partis. L'idée n'est pas de concourir avec internet, cette immense encyclopédie actualisée en permanence mais où l'on finit par ne rechercher que ce qu'on connaît. La différence c'est que lorsqu'on se déplace pour voir une exposition, on est dans une démarche quasi physique avec le savoir. Le temps de visite moyen à l'expo est de 128 minutes, c'est-à-dire plus de 2 heures. Je suis toujours ébahi de voir les visiteurs s'intéresser à l'espace Mama Africa avec toutes les musiques de l'Afrique contemporaine, alors qu'ils ne se seraient jamais intéressés spontanément au sujet. C'est la force d'une exposition. Il y a une narration scénographiée qui permet de s'initier et d'approfondir.
L'exposition a d'abord été montrée au Sénégal, à la Réunion et en Afrique du Sud. Quelles sont les nouveautés de la partie parisienne ?
J'ai eu la grande chance de pouvoir produire cette exposition d'abord en Afrique et de l'amener en Europe. Ca a été extraordinaire à Dakar et émouvant à la Réunion et à Johannesbourg. A Paris, la collaboration avec la Cité de la Musique a apporté beaucoup. Il y a d'abord le fil historique réalisé avec l'anthropologue Emmanuel Parent. Et puis les deux vitrines d'instruments de musique proposées par Philippe Bruguière (conservateur au musée de la Musique) et venus de la collection Victor Schoelcher (1804-1893), qui a contribué à abolir l'escalavage en France. Il y a également le jukebox et les cabines de danse, parce que je voulais voir les Parisiens se bouger un peu (rires). Maintenant, nous allons essayer de traverser l'Atlantique avec l'exposition. Mais laisser des petits experts frenchy raconter aux Américains leur propre histoire, ce n'est pas gagné d'avance !
Exposition Great Black Music
Cité de la Musique (Parc de La Villette, Paris)
Du 11 mars au 24 août 2014
Du 21 mars au 25 avril 2014, chaque vendredi à partir de 20h45, retrouvez sur France Ô et Culturebox les Nuits Great Black Music !
Marc Benaïche, commissaire l'exposition Great Black Music : on peut distinguer deux commencements. L'un, pragmatique, débute au milieu du 19e siècle avec l'invention de la musique enregistrée et des premiers rouleaux de cire. Mais, dans une perception fantasmée, on peut la faire remonter à l'Empire Mandingue au 13e siècle, ou même, encore plus loin, aux pharaons d'Egypte. C'est le genre d'interprétation et de réappropriation de l'histoire que l'on a pu voir chez le musicien (de free jazz) Sun Ra par exemple (qui a créé l'Afrofuturisme et disait être un pharaon venu de la planète Saturne). L'Afrique, ou Mama Africa comme nous l'avons appelée dans le parcours en référence au titre d'une chanson de Miriam Makeba, est à la fois la source et le réceptacle. Car la Great Black Music est surtout le fruit des allers et retours entre les rives africaine, américaine et caribéenne. Quant à savoir où s'arrête la musique noire ? Elle ne s'arrête jamais, elle continue d'avancer. Dans le parcours, une salle est consacrée aux rythmes et rites sacrés vaudous. Peut-on aussi faire remonter la musique à ces rites ?
Marc Benaïche : Les musiques sacrées, les musiques de rituels, sont matricielles au plan rythmique dans les musiques américaines et caribéennes. Les esclaves amenés sur ces rives ont réinventé les cérémonies vaudous à partir de leur mémoire traumatisée. Le fait de devoir se cacher de l'oppresseur a conduit à des syncrétismes entre les figures chrétiennes des dominants et celles des dominés, c'est-à-dire les orishas, divinités africaines issues des traditions religieuses yoruba. Ce syncrétisme assimilateur a notamment donné naissance au gospel nord américain : les orishas vaudous ont disparu, et ne reste que la rythmique et la transe. C'est ce que j'ai voulu montrer avec cette salle, qui ne comporte pas trop d'explications. Je voulais lui conserver son mystère car elle a trait au sacré. A chacun de faire sa quête spirituelle dans ce qu'il ressent. L'idée c'était aussi de montrer que la religion yoruba et ses dérivés, qui font souvent peur, n'est pas plus "sale" que les autres. De la même façon que la musique noire, qui a longtemps été considérée comme la musique du diable…
La musique noire peut-elle être faite par des blancs ?
Bien sûr ! Tous les musiciens peuvent s'en revendiquer et la réinterpréter. Tout le monde connaît la chanson de Nougaro "Armstrong" (un hymne anti-raciste dans laquelle il dit notamment "Armstrong, je ne suis pas noir/Je suis blanc de peau/Quand on veut chanter l'espoir/Quel manque de pot (...) Noir et blanc sont ressemblants/Comme deux gouttes d'eau). Mais sans aller jusque là, je mets au défi n'importe quel musicien sur la planète de n'avoir jamais écouté de musique noire. La musique noire n'est pas raciale, elle n'a pas de couleur de peau. Elle est un vecteur de rassemblement et de résistance et c'est la raison pour laquelle on termine le parcours de l'exposition avec le rap des récentes révolutions dans les pays arabes.
Quel message voulez-vous faire passer avec cette exposition ?
J'ai surtout eu envie de rendre hommage à ces musiques, et au fond, de rendre hommage à une culture musicale qui m'a forgé, qui m'a fait danser, qui est capable de rassembler et que je peux partager avec quelqu'un vivant à des milliers de kilomètres de chez moi. Je voulais montrer aussi à quel point ces musiques se rattachent à des histoires et à la Grande histoire, à l'heure où un président français ose dire que "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire" (discours de Dakar prononcé par Nicolas Sarkozy le 26 juillet 2007). Les musiques noires sont porteuses de liberté alors qu'elles ont été bannies de la société, notamment durant la ségrégation. Et ultimement, mon message c'est de dire que s'il y a une musique classique américaine aujourd'hui, c'est celle-là.
Quel a été pour vous le plus gros challenge ?
Le plus difficile ça a été de résister à la tentation de l'exhaustivité. Il a fallu construire une narration subjective et ce faisant faire des choix. Puis les assumer. On m'a par exemple reproché de ne pas avoir mis Stevie Wonder dans les 21 légendes de la première salle. Ou d'avoir omis "What's Going On" de Marvin Gaye. Ce voyage en six chapitres est fragmenté et kaleïdoscopique, à chacun de faire sa propre plongée.
France Ô et Culturebox proposent les Nuits Great Black Music chaque vendredi, du 21 mars au 25 avril : L'exposition propose 11h de documents audio-visuels. C'est très riche pour une expo mais ce n'est rien comparé à ce qu'il y a à disposition sur internet sur la musique noire. Cette profusion d'internet vous a-t-elle découragé et y-a-t-il des documents audio-visuels rares dans l'exposition ?
Non, il n'y a là rien d'impossible à trouver sur internet. La force de l'exposition c'est davantage la façon dont on raconte les histoires, la façon dont on a digéré et malaxé le millier d'heures de documents dont nous sommes partis. L'idée n'est pas de concourir avec internet, cette immense encyclopédie actualisée en permanence mais où l'on finit par ne rechercher que ce qu'on connaît. La différence c'est que lorsqu'on se déplace pour voir une exposition, on est dans une démarche quasi physique avec le savoir. Le temps de visite moyen à l'expo est de 128 minutes, c'est-à-dire plus de 2 heures. Je suis toujours ébahi de voir les visiteurs s'intéresser à l'espace Mama Africa avec toutes les musiques de l'Afrique contemporaine, alors qu'ils ne se seraient jamais intéressés spontanément au sujet. C'est la force d'une exposition. Il y a une narration scénographiée qui permet de s'initier et d'approfondir.
L'exposition a d'abord été montrée au Sénégal, à la Réunion et en Afrique du Sud. Quelles sont les nouveautés de la partie parisienne ?
J'ai eu la grande chance de pouvoir produire cette exposition d'abord en Afrique et de l'amener en Europe. Ca a été extraordinaire à Dakar et émouvant à la Réunion et à Johannesbourg. A Paris, la collaboration avec la Cité de la Musique a apporté beaucoup. Il y a d'abord le fil historique réalisé avec l'anthropologue Emmanuel Parent. Et puis les deux vitrines d'instruments de musique proposées par Philippe Bruguière (conservateur au musée de la Musique) et venus de la collection Victor Schoelcher (1804-1893), qui a contribué à abolir l'escalavage en France. Il y a également le jukebox et les cabines de danse, parce que je voulais voir les Parisiens se bouger un peu (rires). Maintenant, nous allons essayer de traverser l'Atlantique avec l'exposition. Mais laisser des petits experts frenchy raconter aux Américains leur propre histoire, ce n'est pas gagné d'avance !
Exposition Great Black Music
Cité de la Musique (Parc de La Villette, Paris)
Du 11 mars au 24 août 2014
Du 21 mars au 25 avril 2014, chaque vendredi à partir de 20h45, retrouvez sur France Ô et Culturebox les Nuits Great Black Music !
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