Ambrose Akinmusire, trompettiste lyrique
Né le 1er mai 1982 à Oakland, en Californie, d'un père nigérian et d'une mère originaire du Mississippi, Ambrose Akinmusire a fait ses armes auprès d'éminents jazzmen comme le saxophoniste Steve Coleman ou, plus tard, le pianiste Vijay Iyer. Lauréat du fameux concours Thelonious Monk en 2007, il a sorti la même année un premier album en leader, "Prelude (to Cora)", avant de rejoindre le label Blue Note et d'y sortir deux disques, "When the Heart emerges glistening" (2011), puis, récemment, "The Imagined savior is far easier to paint".
Les titres courts, ce n'est pas sa tasse de thé, pas plus que les albums succincts. Le troisième opus frôle, avec ses 78 minutes, la durée maximale pour un CD. Ambrose Akinmusire a signé douze des treize morceaux et a produit lui-même son disque. Il y est beaucoup question des maux de la société américaine. Par ailleurs, le trompettiste y exprime sa passion pour la voix humaine, trois chanteurs ayant participé à l'enregistrement. Son quintette bénéficie aussi des renforts d'un quatuor à cordes et du guitariste Charles Altura. Somptueuse fresque musicale aux multiples couleurs et atmosphères, le disque vogue entre jazz, folk et musique contemporaine.
- Vous savez, j'ai une famille fantastique. Une mère et un père formidables. Ils ne m'auraient pas laissé sortir du droit chemin. J'ai grandi dans une communauté où beaucoup de mes amis ont été confrontés à la violence, aux gangs, au trafic de drogue. Je ne pense pas que ma famille m'aurait laissé suivre cette voie. Mais j'ai beaucoup de chance d'avoir trouvé la musique. J'en fais depuis que j'ai quatre ans. Toute ma vie, j'ai été quelqu'un de très studieux !
- Avez-vous des héros parmi les trompettistes, dans le jazz ou ailleurs ?
- J'ai des héros en général. Mon héroïne numéro un, c'est ma mère, pour des raisons évidentes et pour d'autres raisons, personnelles. Mes plus grands héros en musique sont Joni Mitchell, ensuite peut-être John Coltrane. Côté trompettistes, je dirais Booker Little, un musicien qui est mort à 23 ans, Clifford Brown, Louis Armstrong.
- Êtes-vous un admirateur de Miles Davis ?
- Certainement. Quiconque joue sa musique ne peut que l'être. Ce que j'adore chez lui, c'est le fait qu'il ait été capable de changer si souvent, au cours de sa carrière, et d'incarner réellement ce changement. Dans n'importe quelle forme d'art, vous êtes un génie si vous êtes capable d'innover une fois. Il a innové trois, quatre, cinq fois. C'est vraiment fascinant. Un grand artiste a la capacité de dire : "Ce que je croyais hier, je n'y crois plus aujourd'hui."
- Se remettre en question tout le temps, est-ce aussi la façon dont vous fonctionnez ?
- Oui. Chaque jour, je me demande : "Est-ce ce que je crois toujours ce que je croyais hier ? Pourquoi est-ce que je crois ces choses aujourd'hui ?" Je suis toujours en train de me pousser à examiner, réévaluer les choses.
- Vous vivez à Los Angeles. Est-ce difficile de vivre loin de New York, le temple du jazz ?
- C'est le temple du jazz, mais peut-être que j'ai quitté New York afin de travailler à mon tempo personnel. J'ai besoin de le faire dans une ville qui ne soit pas aussi chaotique que New York. Je pense que New York est formidable pour le jazz parce que cette musique est une forme d'art collaborative. Vous avez donc besoin d'énergie, de rencontrer les gens... J'ai besoin de me concentrer sur quelque chose de plus solitaire, comme la composition. Quand vous êtes assis dans une pièce et qu'il n'y a que vous. L'environnement de Los Angeles s'y prête plus. J'avais besoin de me débarrasser de certaines choses que je ne pouvais pas faire à New York.
- Et à Los Angeles, vous êtes proche de votre famille.
- Exactement.
- Combien d'heures de vol entre Los Angeles et New York ?
- Six heures. Mais c'est facile ! Je suis très heureux, je vis la période la plus heureuse de ma vie.
- Une question sur les titres de vos disques, assez longs ! Comment les choisissez-vous ? Vous évoquez l'idée de peinture dans le dernier titre...
- Je voulais un titre ouvert qui laisse de l'espace, pour laisser les gens l'interpréter à leur guise. Vous êtes la première à me parler de peinture, d'autres m'ont parlé de Jésus... Chacun a sa propre interprétation, comme pour un poème, c'est ce qui fait la beauté du truc. Vous pouvez relire un poème à différentes périodes de votre vie, il signifiera quelque chose de complètement différent à chaque fois. Avec un album qui pose quelque chose clairement, chaque fois que vous y reviendrez, ce sera toujours la même signification. Ça ne vous aide pas à grandir.
- Certains titres de vos chansons font penser à des concept-albums... Quand vous avez commencé à écrire ce disque, quelle était votre intention ?
- Chaque chanson a sa propre histoire. Et les histoires individuelles constituent l'album. Chacune est un chapitre. J'essaye juste de m'assurer que chaque chapitre ait ses personnages, que ces personnages aillent vers quelque chose d'émotionnel, qu'ils soient confrontés à différentes choses, à d'autres personnages. Quand je compose, j'écris une histoire avant d'écrire la première note. C'était le cas pour ce disque. J'adore cette façon de composer, même si j'expérimente aussi d'autres méthodes.
- Il y a de longues phases d'improvisation. L'improvisation est-elle l'essence du jazz ?
- Hum ! C'est une très bonne question... Peut-être que ça l'est. Mais ma vraie réponse serait : "La vie est l'essence du jazz." La vie est improvisation. Vous ne savez jamais ce qui va survenir. Vous pouvez essayer de le contrôler, mais le meilleur moyen est de se tenir prêt pour ce qui arrive. C'est la même chose avec le jazz. Le jazz est lié à la vie. La vie parle d'être dans l'improvisation, dans le moment, d'être aussi préparé que possible à ce qui surgit. C'est la même chose pour la musique, c'est pourquoi vous devez pratiquer énormément, travailler votre technique.
- Comment travaillez-vous à "être préparé", dans la vie, à affronter les moments inattendus ?
- (Il réfléchit) C'est quelque chose sur quoi je travaille toujours. Je pense que c'est en étant capable, autant que possible, d'honnêteté et de pardon. C'est ce dont il était question dans mon premier album. Être capable de présenter les côtés positifs et négatifs de vous-même. Nous vivons dans une société dans laquelle tout le monde veut se montrer sous son meilleur jour. Vous voyez cela avec Facebook, par exemple... Là, il s'agit de prendre juste une photo et de dire : "Voilà, c'est moi." S'accepter avec ce qu'on a de beau, mais aussi de laid, mettre tout ça sur la table. Pardonner aux gens, vraiment. Et être capable de dire : "Désolé." C'est le meilleur moyen.
- Vous êtes également l'arrangeur de vos morceaux. Êtes-vous très précis dans les demandes que vous formulez à l'attention des musiciens ?
- Donc, vous n'avez pas senti de pression ?
- Avez-vous eu peur de manquer d'inspiration ?
- Non, parce ce n'est pas moi. C'est quelque chose qui est au-dessus. Et ça, c'est toujours là. Je ne m'inquiète pas pour l'inspiration. La pression que j'ai ressentie, c'est celle de représenter ma génération. Il y a beaucoup de musiciens plus jeunes, et d'autres qui ont à peu près mon âge, qui me respectent. Je ne veux pas les décevoir. Je veux leur donner quelque chose de très positif. C'est ça, la pression que je ressens. Je suis très reconnaissant quand je reçois de bonnes critiques, des récompenses. Quand elles arrivent chez moi, j'ai une valise. Je l'ouvre et je mets tout dedans, même les magazines... Je lis les articles peut-être une fois, puis ils finissent dans la valise. Peut-être que quand j'aurai 70, 80, 90 ans, je les sortirai et les montrerai à mes petits-enfants !
- D'où vous est venue l'idée d'inviter trois chanteurs (Becca Stevens, qui signe la chanson "Our Basement", et Theo Bleckmann et Cold Specks (qui ont écrit les paroles du morceau qu'ils interprètent) ?
- Pour toutes les compositions de l'album, j'entends les mélodies d'une façon vocale. Je veux dire que je les chante. C'est naturel pour moi d'entendre une voix. Mon premier album comptait un chanteur d'opéra dans deux ou trois morceaux. C'est le second album, le plus instrumental, qui est le plus bizarre pour moi puisqu'il est dénué de voix. Si j'avais eu le choix, j'aurais engagé un vocaliste mais le budget ne le permettait pas.
- Aimeriez-vous chanter vous-même vos morceaux ?
- Je suis un horrible chanteur ! Vraiment ! Je ne sais ni jouer de la guitare, ni chanter. Si je pouvais, c'est les deux choses que je ferais ! J'écrirais juste des chansons, je jouerais de la guitare et je chanterais.
- Aimeriez-vous écrire juste pour la voix ?
- Oui, j'adorerais. Il y a une grande vocaliste danoise, Mette Juul, qui m'a demandé de produire son disque et de lui écrire quelques mélodies.
- Quelles sont vos voix féminines préférées ?
- Joni Mitchell, Oum Kalthoum, Anaïs Mitchell, une jeune chanteuse américaine qui est incroyable... Et Björk. Je l'ai contactée afin de travailler avec elle, mais elle était en tournée. Je vais réessayer.
- Certains morceaux ont un message social. Vous évoquez ainsi des personnes victimes de violences aux États-Unis. Il y a une chanson, "Rollcall for those absents", avec la voix d'une petite fille qui énumère des victimes...
- C'est la fille d'une de mes meilleures amies. Les victimes ont été abattues parfois par des policiers qui s'étaient trompés sur leur identité ou qui avaient ouvert le feu en pensant que les personnes étaient armées... Aux États-Unis, il existe une peur sous-jacente du jeune homme noir, qui pousse beaucoup de monde à commettre les pires actes. La situation est très compliquée. Parfois, les gens ne sont pas racistes, ils sont juste effrayés et ignorants. Moi-même, en tant que jeune homme noir, je suis confronté à ça. C'est important pour moi d'utiliser la tribune dont je dispose pour forcer le dialogue, pour parler de tout cela, répondre aux gens qui me demandent "Qui est Trayvon Martin ?" (un adolescent tué par balle en 2012, ndlr), éduquer les gens. Et surtout, m'assurer que je ne me sépare pas d'eux. Je suis eux. Je ne suis pas "une bonne version". Je suis le même que ces personnes dont vous avez peur. Vous savez, quand je n'ai pas ma trompette et que je porte des pantalons baggy...
- Avez-vous déjà eu peur pour votre vie ?
- Non, je n'ai peur de rien... à part des serpents. Je n'aime pas les serpents ! La mort, les gens, ça ne me fait pas peur. Mais je me suis déjà senti dans des situations inconfortables, parce que quelqu'un avait peur de moi. Ça arrive tous les jours, aux États-Unis et dans le reste du monde.
- Il est donc primordial pour vous, en tant qu'artiste, d'être porteur d'un message social.
- Bien sûr. Sinon, pourquoi je fais tout ça ? Juste pour moi ? Je pourrais aussi rester à la maison et jouer pour moi. C'est une grande tâche à tenir pour un artiste. J'ai signé pour ça. Je veux être considéré comme un grand artiste, pas comme un grand trompettiste. Les artistes libèrent les gens, leur montrent la voie, les poussent à remettre en question leurs croyances. Plus que jamais, je sais que c'est pour cela que je suis là.
> Vendredi 4 juillet 2014 au festival Jazz à La Défense
> Mercredi 16 juillet à Paris, au New Morning (festival All Stars)
> Jeudi 17 juillet à Mâcon, au Crescent Jazz Festival
> Vendredi 5 septembre à Jazz à La Villette
> Jeudi 16 octobre à Roques-sur-Garonne
L'album "The Imagined savior is far easier to paint" (sorti le 24 mars 2014 chez Blue Note / Universal) a été enregistré avec Ambrose Akinmusire (trompette), Walter Smith III (saxophone), Sam Harris (piano), Harish Raghavan (contrebasse), Justin Brown (batterie).
Invités : Charles Altura (guitare), Osso String Quartet, Becca Stevens (voix), Theo Bleckmann (voix), Cold Specks (voix)
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