Avishai Cohen : "Des ténèbres, surgit la lumière"
- Culturebox : Pourquoi le titre « From Darkness » ?
- Avishai Cohen : Pourquoi pas ! C’est difficile à expliquer, il n’y a pas vraiment de grande histoire derrière tout ça. Je me rappelle de ce qu'un ami m’a dit après que je lui avais confié des choses qui me préoccupaient : « Tu sais, de l’obscurité, émergera une formidable lumière. » Ça m’a bien plu. J’aime l’idée que cela ne vienne que de l’obscurité. Beaucoup de choses viennent de là. Nous sortons du ventre maternel, de l’obscurité à la lumière. La lumière surgit des ténèbres ! L’obscurité ne doit pas forcément impliquer quelque chose de mauvais. Après la nuit, vient le jour, et ainsi de suite. C’est une évolution continue, incessante, importante, ça participe de la saveur de la vie. Et puis, j’aime la mise en scène, j’aime créer une dramaturgie, ça contribue à me faire apprécier la vie.
- Vous avez raison. Le trio ne s’est jamais arrêté. Même quand je travaille avec des groupes plus élargis, avec des cordes par exemple, le trio est toujours au chœur de ces structures. Ces dernières années, Nitai (Hershkovits, le pianiste, ndlr), Daniel (Dor, le batteur) et moi-même avons joué suffisamment pour comprendre que nous possédions quelque chose de précieux, de très fort, et que je n’avais pas ressenti pour un trio jusqu’à maintenant. « Gently disturbed », mon premier disque en trio, est aussi celui qui a le mieux marché et marqué les esprits, je pense. Donc, réenregistrer en trio n’était pas une décision facile à prendre jusqu’à ce que je ressente que je pourrais offrir quelque chose de comparable.
- Pourriez-vous décrire ce que vous ressentez quand vous jouez en trio ?
- C’est quelque chose qui me semble très naturel. Je me tiens au milieu, le piano d’un côté, la batterie de l’autre, et je me suis complètement familiarisé avec cette façon de faire. Jouer en trio est devenu pour moi l’environnement le plus naturel en tant que musicien. Ça va vite, et avec mon trio, on ne fait qu’un.
- Quelles sont vos grandes références parmi les célèbres trios de jazz de l’histoire ? J'en profite pour vous demander qui est le bassiste qui vous a le plus marqué.
- Pour les trios, je dirais Ahmad Jamal, le trio d’Oscar Peterson avec Ray Brown et Ed Thigpen, celui de Bill Evans avec Scott LaFaro et Paul Motian qui est probablement mon préféré, et celui de Keith Jarrett. Pour les bassistes, Jaco Pastorius est celui qui a été le plus important pour moi. - Le disque comporte un morceau émouvant, "Abie", qui évoque une histoire vraie, une agression dont un de vos amis a été victime. Aimez-vous vous inspirer d'événements précis pour composer ?
- Pas particulièrement, car tout m'inspire, les gens, la nature, une conversation... Ici, il s’agit d’un hommage spécifique à un musicien que j’adore, un percussionniste latino (Abie Rodriguez, ndlr). Je tenais simplement à lui dédier cet air parce que j’ai appris énormément de lui à New York, c'est quelqu'un d'important pour moi. Il y a deux ans, il s'est trouvé dans un état critique, il a failli mourir. Il s'en est sorti. Il est passé de cette période sombre à la lumière. Dieu merci, il va bien.
- Au fil des ans, avez-vous ressenti de gros changements dans votre façon de composer ?
- D'une certaine manière, je ressens une évolution dans ma façon d'écrire. Et d'une autre, je sonne toujours... comme moi-même, à ce que je peux entendre ! Quelqu'un a dit un jour, je ne sais plus qui : "Nous n'avons qu'une seule chanson en nous. Et elle sort en différentes versions." D'un côté, il y a une forte identité sonore qui revient, comme une marque déposée dans la musique, et de l'autre, il y a moi, influencé par les musiciens avec qui je joue, les musiques que j’écoute, le monde qui change, les gens… C’est une combinaison des deux choses.
- La composition est-elle un processus facile pour vous ?
- C'est variable. Ce que je préfère, c’est composer au piano. Parfois, ça vient facilement, à n'importe quel moment du jour ou du soir, il y a comme une connexion... Parfois, c’est un travail très obsédant, frustrant, long et répétitif. C’est comme creuser quelque chose. Cela nécessite beaucoup de patience et une réflexion au long cours afin d’être capable de façonner quelque chose. Ça peut prendre dix minutes comme dix mois. - Dans « From Darkness », vous avez repris un de vos anciens morceaux, « Ballad for an unborn ». Une envie de l’expérimenter avec la couleur de votre trio ?
- Oui. Dans l’album « Duende » (sorti en 2012, ndlr), je le joue juste au piano. Quand on a commencé à le travailler en trio, ça a commencé à dépeindre quelque chose qui n’était pas là auparavant, grâce aux parties en solo. D’une manière générale, sur ce thème, le son du trio était irrésistible. Il a apporté des développements qui sont allés bien au-delà de ce qu’offrait la version au piano. Donc ça a donné du sens.
- Y a-t-il un morceau de votre album qui compte particulièrement pour vous ?
- Je n’ai pas de préférence mais je dirais que « Halelyah » est un morceau spécial. - Vous êtes passionné par les musiques latinos… Comment les avez-vous découvertes ?
- Ma mère est d’origine juive sépharade, elle est de culture un peu latine, elle chante les chansons latines, ça a contribué à m’initier à ces musiques. Quand j’ai vécu à New York, j’ai adoré la salsa, Eddie Palmieri… Les rythmes afro-caribéens sont quelque chose de très fort en moi, c’est comme si j’étais de là-bas... D’aussi loin que je me souvienne, ils m'ont séduit. Ensuite, quand j’ai commencé à chanter, j’ai ressenti - et je ressens encore - que la langue espagnole était très naturelle pour moi, plus que l’anglais, parfois même plus que l’hébreu. C’est très intéressant. Je n’ai jamais étudié l’espagnol. Je l’ai appris grâce aux chansons et à force de jouer avec des musiciens hispanophones. Je ne le parle pas couramment mais j’adore le chanter et j’ai une bonne oreille pour les accents !
- Quand avez-vous commencé à chanter ?
- J’ai commencé assez tard, vers 30 ans. J’étais déjà établi en tant que musicien, compositeur, j'avais déjà enregistré de la musique instrumentale. J’ai eu une sollicitation de la part d’un groupe new-yorkais avec qui je jouais du rock et pour qui je faisais des chœurs. Une chose en a mené à une autre. Quand je me retrouvais chez moi, j’essayais de chanter, d’écrire des chansons, des paroles… Puis j’ai commencé à enregistrer des choses dans mes disques, comme « Alfonsina y el mar ». Les fans ont commencé à me demander de chanter. Aujourd’hui, je dois chanter à chacun de mes concerts, c’est très gratifiant. Je ne me considère pas comme un chanteur dans le sens où rien ne m’oblige à le faire, puisque la musique instrumentale est mon environnement de base. Mais je peux chanter si j’en ai envie. Peut-être que pour mon prochain disque, je chanterai sur la plupart des titres ! - Pouvez-vous nous parler de votre trio, et d'abord votre pianiste, Nitai Hershkovits ?
- Il a 27 ans. Il joue avec moi depuis cinq ans. Ce qui est fantastique, c’est qu’il est tout le temps en train de progresser, il ne se repose jamais sur ses acquis. Quand je vois comment il a évolué en cinq ans, je suis heureux de la façon dont je l’ai nourri, c’était comme arroser une plante... Le choix d’un pianiste est vital pour ma musique. Les pianistes dépeignent l’essentiel de ce que je façonne, et au-delà. Je suis quasiment mon propre pianiste parce que j’écris tout au piano, je suis très connecté avec cet instrument. Mais je ne suis pas réellement un pianiste si vous me comparez à Nitai. Devenir un vrai pianiste, ça prend une vie entière. Nitai a cette capacité de jouer la musique que j’écris, de l'élargir et de m’intéresser à ce qu’il en dit. Il est l’instrument dominant dans le trio en terme d’agilité ou de possibilité d’élargir la musique, de la transformer et la ramener. Le pianiste représente presque la moitié de moi-même. Nitai est quelqu’un de spécial, très profond et qui possède une très forte conscience de soi.
- Quelques mots sur Daniel Dor, votre batteur ?
- En quelques mots, "Dada" est magique ! C'est bon de s'entourer de gens comme lui. Il y a une bonne sensation à jouer avec lui. Il a cette passion complète, sincère, pour la musique. Il a un gros son sur la batterie, pas si courant chez les batteurs de jazz. Sa connaissance, sa façon de tourner autour de la musique sont celle d’un jazzman. Mais le son et la façon d’être vont au-delà. Pour moi il sonne comme John Bonham (ancien batteur légendaire de Led Zeppelin, ndlr), comme un batteur d’un gros groupe de rock, avec quelque chose de très masculin. Avec « From Darkness », c’est la première fois depuis longtemps qu'un batteur a une telle influence, apporte un gros changement, dans le cœur de ma musique.
- Vous êtes donc très heureux au sein de ce groupe !
- La beauté de ce disque, et je le dis sans souci, avec beaucoup d’amour, c’est que c’est le disque de Nitai et Daniel autant que le mien. Pour moi, c’est eux qui ont fait cet album. Bien sûr, je suis là, comme contrebassiste, compositeur et leader, Mais ce qu'ils font compte tellement que nous sommes complètement égaux. J’arrive à être intéressé et intrigué par quelque chose qui est si proche de moi, et que je doive garder à distance pour ne pas rentrer dans la vision de quelqu’un d’autre. Du coup, je n’éprouve ni ennui, ni trop d’implication avec moi-même. C’est comme avoir des enfants dont vous vous détachez pour devenir capable de vous ouvrir, de vous élever pour vous-même. L’autosatisfaction ne fonctionne que jusqu’à un certain point. Ensuite elle devient destructrice et mène à une impasse. Nitai et Daniel apportent la continuité de mes pensées, mes désirs, mes passions et rêves.
(Propos recueillis par A.Y.)
Avishai Cohen en concert en France
Mercredi 1er avril 2015 à Paris, à L'Olympia
Vendredi 3 avril au Voiron Jazz Festival
Mardi 14 avril à Ris-Orangis, au Plan
Lundi 20 avril à Paris, au Duc des Lombards
Mardi 19 mai à Chenôve, au Cèdre
Vendredi 22 mai à Seignosse, aux Bourdaines
Samedi 23 mai à Alfortville, au festival Jazz For Ville
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