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Avishai Cohen, le silence transcendé

Faire son travail de deuil en musique. C'est ce qu'a réalisé le trompettiste Avishai Cohen dans les mois qui ont suivi la disparition de son père. Le silence de l'absence, il l'a transcendé dans la composition d'une musique pétrie d'émotion contenue, de lumière et de grâce que l'on retrouve sur son album "Into the Silence" sorti mi-février chez ECM. Rencontre.
Article rédigé par Annie Yanbekian
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 14min
Le trompettiste israélien Avishai Cohen
 (Caterina Di Perri / ECM Records)

Né le 23 mai 1978 à Tel-Aviv, le trompettiste Avishai Cohen - à ne pas confondre avec son homonyme contrebassiste - a grandi dans une fratrie d'artistes. Son grand-frère Yuval et sa sœur Anat sont également musiciens. Parti aux États-Unis en 1997, il a fait des études musicales à l'école de Berklee, à Boston, puis s'est installé à New York en 1999.

Il a enregistré plusieurs albums en leader, des collaborations avec son frère et sa sœur ("3 Cohens"), ainsi qu'avec le contrebassiste Omer Avital. Avec ce dernier et le batteur new-yorkais Nasheet Waits, il a formé le trio Triveni et a enregistré trois disques entre 2010 et 2014.

Cette même année 2014, alors qu'il est sideman sur l'album "Lathe of Heaven" de l'excellent saxophoniste Mark Turner, paru chez ECM, Avishai Cohen fait forte impression auprès de Manfred Eicher, fondateur et patron du label allemand. Séduit par "son phrasé, son énergie et la pureté de sa sonorité", Eicher invite le trompettiste à rejoindre ECM et à y enregistrer un album.

Avishai Cohen, qui a perdu son père en novembre 2014, décide de lui rendre hommage dans ce disque. "Into the Silence", méditation profonde et mélancolique ponctuée de splendides parties solo, a été enregistré par un quartet dans lequel on retrouve, autour du trompettiste, le formidable pianiste Yonathan Avishai, ami d'enfance de Cohen, le batteur Nasheet Waits et le contrebassiste Eric Revis. Le saxophoniste Bill McHenry intervient sur certains morceaux. Après un concert à guichets fermés le 1er mars au New Morning, Avishai Cohen revient à Paris le 16 avril pour une soirée dédiée à la trompette à la Philharmonie.


- Culturebox :  Vous avez composé la musique de votre nouveau disque dans les six mois qui ont suivi la disparition de votre père. Avez-vous ressenti une forme d'urgence à exprimer vos sentiments en musique ?
- Avishai Cohen : Bonne question... Il se trouve que je devais de toute façon écrire de la musique à cette période. Un album était programmé (pour ECM, ndlr) même si je ne savais pas à quelle date exacte il sortirait. Peut-être que sans cette échéance, je me serais assis de toute façon pour composer. Parfois, vous composez beaucoup mais vous ne menez pas ce travail à son achèvement. Je pense qu'il y a eu une connexion entre les deux. D'abord, j'ai ressenti en effet l'urgence d'extérioriser quelque chose. Ensuite, l'échéance de l'album m'a aidé à aller au bout de ce travail et de le concrétiser dans un vrai projet d'album.

- Votre père a-t-il joué un grand rôle dans le fait que vous, votre sœur et votre frère soyez devenus des musiciens professionnels ?
- Absolument. C'est venu de lui, ainsi que de notre mère. Ils nous ont inculqué la passion, l'appréciation de la musique et de la façon dont elle peut vous inspirer. Ils nous ont fait comprendre que c'était un véritable univers dans lequel on pouvait se plonger. Mon père, passionné de musique, aimait principalement le jazz et le classique, mais aussi plein d'autres choses.

- Enfant, pourquoi avez-vous choisi la trompette ? Était-ce pour vous démarquer de votre frère et de votre sœur qui jouaient d'autres instruments (Yuval est saxophoniste, Anat est clarinettiste, ndlr) ?
- Mon frère aîné, qui faisait déjà de la musique, invitait parfois un ami trompettiste à la maison. Ils jouaient ensemble et leurs deux instruments me paraissaient très proches et me fascinaient. Quand je suis entré au conservatoire, j'avais envie de jouer de la batterie. Mais on m'a orienté vers les cors, alors j'ai joué du cor et de la trompette.

- On vous compare parfois à Miles Davis. Est-il votre principale source d'inspiration, et quelles sont vos autres influences ?
- Miles est une énorme source d'inspiration. En plus d'être trompettiste, c'est un artiste, un penseur. Il m'a tellement inspiré, pour la "vibe" qu'il a apportée, la façon dont il a évolué, en ne restant jamais à la même place... Sur le fait qu'on me compare à lui, je dirais que les gens font des comparaisons par rapport à ce qu'ils ont l'habitude d'écouter, ça ne veut pas dire que c'est vrai. À mes débuts, on entendait beaucoup de Clifford Brown dans mon jeu. Or, j'écoutais plus Lee Morgan que Clifford, par exemple. J'ai été influencé, en tant que trompettiste, par tant de musiciens. Néanmoins, Miles est évidemment une figure très importante de mon développement.


- Votre nouvel album s'intitule "Into the Silence", et c'est aussi le titre d'un de ses morceaux-phare. J'imagine qu'il s'agit du silence de l'absence.
- Absolument. C'est ce que ça représente.

- Ce morceau débute avec des notes dissonantes au piano. Vous avez expliqué que cette musique vous était venue en tête juste après la mort de votre père.
- C'est le son qui m'a poursuivi pendant toute la période qui a suivi le décès de mon père. À chaque fois que je me mettais au piano, tout commençait par ce son, ces accords un peu inquiétants, et ça aboutissait à différentes compositions. Mais cette musique restait toujours présente quelque part, dans les fondations, d'une certaine façon.

- Composez-vous toujours au piano, ou était-ce particulièrement le cas pour ce disque ?
- Je compose très souvent au piano. Je peux aussi composer avec le cor, la trompette, la batterie ou tout instrument à portée de main, et souvent avec rien du tout, j'écris alors sur du papier.

- Pour ce disque, vous avez formé un nouveau groupe. Pourquoi ne pas l'avoir enregistré avec Triveni (même si on retrouve le batteur du trio), voire avec votre frère Yuval et votre sœur Anat ?
- J'aurais pu enregistrer avec Triveni, mais j'avais fait les trois derniers disques avec ce trio, et j'ai senti qu'il était temps... Cette période était aussi l'occasion de passer à autre chose. J'avais écrit beaucoup de choses pour le piano ou qui nécessitaient sa présence et je ne pouvais pas les utiliser (Triveni ne comptait pas de piano, ndlr). Je recherchais un nouveau projet auquel je pourrais apporter ces compositions. Ensuite, j'aime aller en studio avec le groupe avec lequel je ferai le concert de lancement et la tournée, et ce ne sera pas pour un seul album. C'est pourquoi je ne voulais pas de confusion.


J'aurais pu faire appel à mon frère et ma sœur, mais quand vous faites un disque, vous vous engagez dans un nouveau cycle, un nouveau groupe. Et ce projet m'est propre. Avec mon frère et ma sœur, nous partageons le même père, mais il s'agit de mon histoire personnelle avec lui. Chacun a la sienne et nous avons traversé cette épreuve ensemble, nous sommes toujours là les uns pour les autres. Ça nous a rapprochés, ça nous a fait voir à quel point nous étions unis, même indépendamment de la musique. Nous avons vécu cette année ensemble, tout en sachant que chacun avait sa propre façon de faire son deuil, d'accepter, de continuer... Un an après, nous avons organisé une nuit musicale pour mon père à Tel-Aviv. Nous avons loué une belle salle et nous avons juste invité des amis. Nous étions environ 300. Nous avons joué un programme conçu ensemble. J'ai joué des morceaux du nouvel album, Yuval a écrit des morceaux pour cette soirée, ma sœur a joué des musiques pour ma mère qui était présente. C'était notre façon de réaliser quelque chose ensemble.

- Quand les musiciens se sont réunis en studio pour l'enregistrement du disque, ils n'avaient pas encore répété, ni même découvert la musique. Était-ce un choix délibéré de votre part ?
- Oui. Cette musique a un aspect très expressionniste. Si je leur avais envoyé la musique en amont, elle aurait pu ne rien leur évoquer. En même temps, j'ai continué de travailler dessus, de la finaliser, très tard. ECM me demandait d'envoyer certaines choses mais je répondais : "Vous allez devoir attendre." Par chance, ils m'ont fait confiance et m'ont laissé faire à ma façon, mais je n'avais pas le choix, j'avais besoin de beaucoup de temps. Concernant le groupe, je ne voulais pas trop d'idées préconçues sur la meilleure façon de jouer cette musique, ni que les choses soient trop planifiées. Quand vous recevez une partition à l'avance, vous vous impliquez, vous l'apprenez au point de la maîtriser. J'avais besoin que le groupe apporte ce qui allait au-delà de l'écriture, que les musiciens puissent voir, ressentir et jouer cette musique. Comme elle est très écrite, je voulais entendre la surprise qu'elle occasionnerait en étant exécutée pour la première fois, aussi bien pour les autres musiciens que pour moi-même.

- Qu'avez-vous ressenti quand vous avez entendu cette musique jouée pour la première fois en studio, par les musiciens et vous-même ?
- Je me suis senti très bien. Comme nous ne l'avions pas jouée auparavant, il n'y avait aucune base de comparaison. Du coup, nous n'avions pas à essayer de recréer quelque chose de spécial qui se serait passé sur scène deux mois plus tôt ou en répétition... Il s'agissait juste de créer à partir de rien. Je nous ai sentis très unis, soudés. La musique a une "vibe", ça ne veut pas dire que cette vibe est parfaite, ou qu'elle n'aurait pas pu être jouée différemment. Maintenant, nous la jouons sur scène et elle a sa propre vie, elle sonne différemment. Parfois vous avez la tentation de dire : "Si seulement nous pouvions l'enregistrer maintenant, car nous jouons encore mieux !" Mais nous n'aurions pas joué mieux si nous ne l'avions pas enregistrée parce que maintenant, nous en avons une référence et nous pouvons jouer au top. Aujourd'hui, cette musique a pris d'autres directions, elle a gagné en énergie. J'aime le fait que l'album ait été enregistré sur un mode plus calme, moins dynamique, mais je pense que ça représente bien la musique comme ça. J'aime la différence entre les deux.

- Avez-vous des souvenirs particuliers de l'enregistrement, liés au groupe ou à des émotions ressenties par rapport à votre père ?
- J'ai un souvenir par rapport à mon père. Je me souviens que c'est seulement quand j'ai réécouté tous les morceaux, et en particulier "Dream like a child", que j'ai ressenti soudainement le contrecoup des mois de travail. Ça a été un moment très émouvant d'entendre en studio ce qui représentait la somme de tous ces efforts réunis sur ce disque. C'était un moment difficile mais beau également.

- Comment les séances en studio se sont-elles passées à Pernes-Les-Fontaines (au studio de La Buissonne) ?
- Elles ont été très faciles. Pour chaque morceau, on a fait une ou deux prises. Pour "Life and Death", la version du disque est celle enregistrée en répétition. Nous n'avons pas beaucoup joué. On traînait, on parlait musique, on écoutait mais on ne faisait pas trop de prises. Nous avons passé autant de temps à l'intérieur du studio qu'à l'extérieur, à jouer à la pétanque, déguster de l'armagnac, à savourer de bons dîners ! L'ambiance était très relax. À certains moments, nous rentrions en studio pour jouer le morceau suivant. En trois jours, nous avons enregistré, mixé et masterisé la musique. Nous avons pu tout finir, c'était très rapide. C'était fascinant de repartir avec le produit fini, je n'arrivais pas à y croire. En général, on quitte le studio avec toutes les prises, puis on les écoute pour choisir les meilleures, apporter des changements éventuels, déterminer l'ordre des morceaux, de quoi parle l'album, comment il doit sonner... Il y a tant de travail ! Et là, tout était fait, ainsi que l'illustration. C'est la première fois que ça m'arrivait. Heureusement, Manfred (Eicher, producteur, patron d'ECM, ndlr) était là. Sinon, ça n'aurait certainement pas été possible.

- Pour finir, une petite question, anecdotique, à propos de votre homonyme contrebassiste, avec lequel vous êtes souvent confondu... Préférez-vous en rire ?
- Ah, sur l'autre Avishai Cohen... Je n'ai pas le choix. Que peut-on y faire ? Il y a souvent des erreurs. Je ne veux pas laisser ce genre de chose me gâcher la journée. Au moins, quand une confusion survient, des gens en parlent et ça attire l'attention sur le fait que nous sommes deux.


Avishai Cohen en concert dans le cadre du Trumpet Summit
Samedi 16 avril 2016 à la Philharmonie de Paris, 20h30
> L'agenda-concert d'Avishai Cohen

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