Cet article date de plus d'onze ans.

Bill Frisell, un «guitar hero» très discret

Rencontre avec Bill Frisell, musicien américain considéré comme l’un des meilleurs guitaristes de jazz en activité. Il s’est forgé un son très personnel, il a joué avec les plus grands et enregistré des dizaines d’albums. Malgré les louanges et les honneurs, Bill Frisell est resté profondément humble et humain. Il nous a parlé de ses deux derniers albums, «All we are saying» et «Sign of life».
Article rédigé par franceinfo - Annie Yanbékian
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Bill Frisell au Cheltenham Jazz Festival, en Angleterre (4/5/2008)
 (Wenn / Sipa)

Le 28 novembre, Bill Frisell se produisait à Paris, au New Morning, avec son quartet 858, pour y présenter son dernier album «Sign of life». Le lendemain, l‘Académie Charles-Cros lui décernait un prix spécial dans les studios de France Musique. Remis durant l’émission Open Jazz, ce «coup de cœur» récompensait trois albums sortis dans les douze mois précédents sur le label Savoy Jazz (distribué par Naïve), dont les récents «All we are saying» (un touchant et joyeux hommage à John Lennon) et «Sign of life» (un splendide moment d’introspection), mais aussi «Beautiful dreamers», sorti quelques mois plus tôt. On aurait volontiers ajouté «Lágrimas mexicanas» (Naïve) réalisé avec le Brésilien Vinicius Cantuaria.

Bill Frisell, né le 18 mars 1951 à Baltimore, a entamé sa carrière au milieu des années 70. Musicien très productif, il a sorti une quarantaine d’albums à son nom depuis 1982, sans compter quelque 70 collaborations. Son jeu à la guitare, puisant tant dans le jazz que la country, le blues ou le rock, révèle à la fois un lien profond avec la musique américaine et une ouverture à tous registres. Parmi les associations musicales les plus marquantes de sa carrière, figure le multi-instrumentiste John Zorn, mais aussi et surtout le batteur américain Paul Motian, disparu le 22 novembre.


Présentation officielle de «All we are saying» avec extraits musicaux (en anglais)

Rencontre avec Bill Frisell...................................................................................
Mardi 29 novembre 2011, salon de thé d’un hôtel parisien. Trente minutes et des poussières pour l’interviewer, avant qu'il ne file à la Maison de la Radio... D’un enthousiasme inaltérable pour la musique, Bill Frisell est bien moins volubile si on lui parle de politique américaine : «Tellement déprimant», tant il semble «difficile d’y réaliser quoi que ce soit…», soupirera-t-il. Malgré ses cheveux argentés, le guitariste, grand, élégant, ne fait pas du tout ses 60 ans. Il est souriant, calme, réfléchi. Son incroyable gentillesse, la douceur de sa voix, vous font totalement oublier que vous discutez avec l’un des géants de la guitare mondiale. Inoubliable.

«All we are saying»
 (Savoy Jazz / Naïve)

- Commençons par «All we are saying», votre hommage à John Lennon. Vous êtes un fan des Beatles depuis l’enfance…
- J’avais déjà commencé à me passionner pour la musique, à 10, 12 ans... Un jour, j’ai vu ce groupe qui s’appelait les Beatles en Une de «Time Magazine». Puis ils sont passés à la télévision dans l’émission Ed Sullivan Show. C’était incroyable ! Je me souviens qu’à l’école, le lendemain, tout le monde ne parlait que de ça, tout le monde voulait s’acheter une guitare. Le monde entier a changé après ça. C’était tellement important pour moi. J’ai presque l’impression que cela a été le début des choses pour moi, pour la musique… Peu après, j’ai eu une guitare et j’ai commencé à jouer.

- Aviez-vous d’autres influences musicales à cette époque ?
- Aux Etats-Unis, il y a eu une telle explosion venue de Grande Bretagne… Presque d’un seul coup, il y avait tous ces groupes anglais comme les Rolling Stones, les Animals, Manfred Mann, qui arrivaient les uns après les autres. Nous les regardions à la télévision. C’était presque comme s’ils nous montraient l’Amérique ! Pourtant, cette musique venait initialement de l’Amérique, comme le blues, mais nous ne le savions pas… Les Rolling Stones avaient appris des chansons blues de Muddy Waters et de leurs prédécesseurs. Je pensais que ces musiques venaient d’Angleterre ! C’était comme une éducation que nous recevions de la part de ces groupes.

- Comment l’idée d’un hommage spécifique à John Lennon est-elle née ? On s’imagine qu’il était votre Beatle préféré ?
- Ce n’est pas vrai… J’avais presque peur que les gens pensent cela quand j’ai fait cet album ! Ce disque est arrivé presque par accident. Au début, nous avons joué cette musique à Paris, à l’occasion de l’exposition consacrée à John Lennon (en octobre 2005 à la Cité de la Musique, ndlr). On nous avait proposé de faire un concert à partir de sa musique. Tout le projet s’est développé à partir de là. Mais je tiens à dire que j’adore Paul McCartney et George Harrison. Et Ringo aussi !
 

Kenny Wollesen, Tony Scherr, Bill Frisell, Greg Leisz, Jenny Scheinman : l’équipe de «All we are saying»
 (Savoy Jazz / Naïve)

- Comment avez-vous choisi les chansons, dix des Beatles, et six de la période solo de Lennon ?
- En fait, nous pourrions enregistrer un autre album dès demain, il y a tellement de chansons ! Je voulais un échantillon de titres qui représenteraient toutes les périodes de la vie de John Lennon. Ceux que je connais le mieux viennent des Beatles.

- Avez-vous déjà vu les Beatles, ensemble ou en solo, sur scène ?
- Non, seulement à la télévision… J’ai un grand regret à ce sujet. Je me souviens avoir eu deux occasions de voir les Beatles sur scène. Ils sont venus jouer dans ma ville, à Denver. Je me suis dit : «Oh, il y aura trop de monde, je ne veux pas y aller…» C’est tellement stupide !

- Aviez-vous un objectif précis quand vous avez élaboré les arrangements des chansons, qui sonnent désormais assez américaines sur l’album ?
- Ce n’était pas quelque chose de prémédité. Le point principal, c’était que je jouais avec des amis très proches. Nous avions déjà une sorte de langage, une façon de nous écouter les uns les autres, de jouer ensemble. Je n’avais pas de consignes précises en tête. Chacun, dans le groupe, avait sa propre histoire avec cette musique. Moi-même, j’ai mes propres souvenirs et connexions avec elle. La musique est sortie au travers du filtre de toutes nos expériences.

«All we are saying» : version longue avec extraits musicaux (en anglais)

«Sign of life»
 (Savoy Jazz / Naïve)

- Venons-en maintenant à l’album «Sign of life», enregistré avec le quartet 858. Pouvez-vous nous parler de ce groupe ?
- Je connais certains musiciens, comme Hank Roberts, le violoncelliste, depuis 35 ans. Il est l’un de mes plus vieux amis. Ils sont tous des amis proches. Nous jouons ensemble, dans des contextes différents, depuis longtemps. Il y a quelques années, on m’a demandé d’écrire de la musique pour Gerhard Richter, un peintre allemand, en m’inspirant de ses peintures. Les tableaux s’appelaient 858 n°1, 858 n°2… Cela a été le commencement d’un travail de groupe. «Sign of life» est le premier enregistrement que nous ayons fait depuis, avec de toutes nouvelles compositions.

- Comment ce projet a-t-il pris forme ?
- Je me suis rendu dans ce village d’artistes dans le Vermont, appelé Vermont Studio Center, en pleine campagne. C’est un endroit où séjournent des peintres et des écrivains. Ma femme, peintre, a décidé de s’y rendre. Je l’ai accompagnée. Je n’avais qu’une chambre blanche, vide, avec juste une table, du papier et ma guitare... J’ai écrit de la musique, chaque jour, pendant trois semaines. Ensuite, le groupe est venu, nous avons joué la musique et nous l’avons enregistrée. Tout s’est passé en l’espace d’un mois, un lapse de temps très court, inhabituel pour moi. Cela s’est déroulé entre fin septembre et fin octobre 2010. Avant l'arrivée du groupe, j’étais le seul musicien là-bas, ce qui était formidable pour moi. Parce que c’était très calme ! Normalement, ma vie se déroule dans une sorte de chaos, fait de bruit, de voyages… Là-bas, chaque jour, je pouvais tranquillement me concentrer et écrire la musique.

Hank Roberts, Jenny Scheinman, Bill Frisell, Eyvind Kang : le quartet 858
 (Savoy Jazz / Naïve)

- On peut se demander s’il y a un message politique ou social dans ce disque, quand on pense à certaines citations (des musiciens John Cage et Fred McFeely Rogers) ajoutées dans la pochette du CD…
- Pas vraiment, mais parfois, j’ai l’impression que nous perdons le contact les uns avec les autres, que tout va de plus en plus vite… Spécialement avec les ordinateurs : les gens ne se parlent plus en face, les choses sont mal interprétées… En résumé, les citations veulent dire : «Et si vous vous arrêtiez une seconde, et réfléchissiez à ce qui est en train de se passer…»

- En tout cas, on a l’impression que chaque nouvelle expérience, ou chaque proposition, peut aboutir à un nouveau disque !
- Oh oui ! C’est si fascinant, j’ai tellement de chance avec la musique ! Je ne planifie rien, on me dit «Voudrais-tu faire ça ?» Je réponds «Ok !» C’est comme si la musique me transportait vers tous ces lieux.

- Pourquoi le titre «Sign of life» ?
- Les titres représentent la chose la plus difficile pour moi ! J’écris la musique et, en tout dernier lieu, j’essaie de réfléchir à des mots… Tout est enregistré, terminé, et quand la maison de disques réclame les titres pour la pochette de l’album, je me dis «Mince, alors…» (rires) Pour ce disque, j’ai trouvé les titres alors que je conduisais entre New York et Seattle avec ma fille. Le trajet en voiture doit représenter près de 3000 miles (environ 4.600 km, ndlr). J’avais enregistré tous les morceaux, mais je n’avais aucun titre. Nous roulions, roulions… J’écoutais les musiques dans la voiture. Puis j’écrivais des mots qui me venaient à l’esprit. Je n’aime pas les titres trop clairs, explicites. Je préfère qu’ils aient un peu de mystère et puissent signifier différentes choses.

Un très beau document sur l'enregistrement de «Sign of life» (en anglais)

- Un mot sur un sujet beaucoup plus triste. Il y a quelques jours (nous étions fin novembre, ndlr), nous apprenions la disparition de Paul Motian, avec qui vous avez joué en trio durant de nombreuses années.
- Oui… J’ai joué avec lui durant trente ans… C’est presque trop difficile pour moi d’en parler… Il est peut-être la personne la plus importante de ma vie, vraiment, pas seulement dans le domaine musical. C’est quelque chose d’énorme pour moi… Je ne sais même pas quoi dire, cela ne fait qu’une semaine qu’il est mort… La première fois que je l’ai entendu, j’avais 17 ans. Il est venu jouer à Denver. Quelques années plus tard, je ne pouvais imaginer le rencontrer, et commencer à jouer avec lui… Nous avons joué pendant trente ans. Il était comme un père, un frère, un professeur, un Maître, toutes ces choses à la fois. Il était resté jeune, si longtemps. Je pensais toujours qu’il vivrait plus longtemps que moi ! Il y a quelques mois, il courait encore autour du parc, il courait dans les escaliers, il donnait l’impression d’être indestructible. C’est arrivé très vite… Je me sens reconnaissant et chanceux de l’avoir connu.

- Vous avez déjà un brillant parcours musical derrière vous, et vous continuez de multiplier les projets. Ressentez-vous le même enthousiasme qu’à vos débuts ?
- Chaque jour, avec la musique, vous avez l’impression d’en être au tout début. Chaque jour, ce qu’il y a devant vous est infini, avec toutes ces opportunités qui se présentent... Je me sens juste très chanceux. Chaque jour, je me lève en me demandant «Qu’est-ce que je vais faire ?» Je me sens le même que lorsque j’ai débuté il y a cinquante ans… Avant, j’avais tendance à me dire que c’était trop dur, j’étais presque découragé… Aujourd’hui, je me sens de plus en plus à l’aise, heureux d’évoluer dans cet univers, d’y rester, de ressentir que je franchis un nouveau pas chaque jour, que je vais de l’avant.

Propos recueillis par A.Y.


- «All we are saying», hommage à John Lennon, album sorti le 10 novembre 2011 (Savoy Jazz/distribué par Naïve)
- «Sign of life», avec le 858 Quartet, album sorti le 13 octobre 2011 (Savoy Jazz/Naïve)


- Bill Frisell dans l'émission Open Jazz d'Alex Dutilh, sur France Musique (extraits)

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.