"C'est génial de sentir le chemin parcouru" : pianiste et chanteuse de jazz, Macha Gharibian fête dix ans d'une carrière riche en étincelles mardi à Paris, en présence de ses amis
Enfant de la balle, formée au piano classique, Macha Gharibian a grandi auprès d'un père guitariste et chanteur, Dan, cofondateur de l'effervescent groupe Bratsch, qui l'a invitée plus tard à jouer à ses côtés. Devenue compositrice pour le théâtre et chanteuse, la jeune femme s'est lancée en solo dans le jazz à la suite d'études musicales à New York. Son premier album Mars, sorti en 2013, a reçu un accueil des plus chaleureux, suivi par Trans Extended en 2016 , et enfin Joy Ascension en 2020 qui lui a valu d'être sacrée Révélation aux Victoires du jazz. Ce troisième opus a donné lieu à un enregistrement live en 2021.
Pour célébrer cette première décennie en tant que maîtresse d'œuvre de sa musique, Macha Gharibian se produit mardi 28 novembre à Paris, au 104. La pianiste chanteuse au timbre grave et au jeu intimiste baigné de multiples influences – classique, jazz, musique arménienne, folk – a convié son père Dan ainsi que des artistes côtoyés en studio ou croisés sur scène. On retrouvera les batteurs Dré Pallemaerts et Fabrice Moreau, la saxophoniste Alexandra Grimal, le joueur de doudouk Artyom Minasyan, l'accordéoniste Lionel Suarez, le saxophoniste chanteur Thomas de Pourquery, la chanteuse Sarah Lenka parmi d'autres voix féminines... Pour Franceinfo Culture, Macha Gharibian fait le point sur sa carrière et sur cet anniversaire qui survient dans un contexte international douloureux pour elle et ses proches.
Franceinfo Culture : Quelle est la plus importante décision artistique que vous ayez prise ?
Macha Gharibian : C'est le moment où je vais enregistrer mon premier album. J'ai rencontré Jean-Paul Gonnod, l'ingé-son avec qui j'allais faire mes trois disques. Au départ, comme beaucoup de musiciens, je pensais juste faire une maquette. Il me dit : "Mais tes morceaux sont prêts, pourquoi ne pas aller en studio directement ?" C'est lui qui m'a poussée à y aller. On a enregistré en deux jours avec Fabrice Moreau (batterie), Théo Girard (contrebasse) et David Potaux-Razel (guitare). L'album s'est fait avec une simplicité... Tout était musical, incarné, à l'endroit juste. Donc pour moi, faire ce premier album est la meilleure décision que j'aie prise, à un moment où j'étais une totale inconnue dans le jazz. Jusque-là, j'avais évolué dans le théâtre avec Simon Abkarian, mais aussi en tant que chanteuse avec le groupe Papiers d'Arménies. Je jouais à droite à gauche. J'existais plus en tant que compositrice, avec mon parcours de pianiste classique. Quand l'album est sorti, j'étais une surprise pour beaucoup de journalistes et il y a eu rapidement de très belles critiques. Donc, la meilleure décision, ça a été d'aller dans ce beau studio à Meudon, de choisir un beau piano, une belle équipe et un excellent ingé-son pour faire de mon mieux. En réalisant ce disque avec Théo Girard qui est mon ami d'enfance (son père Bruno Girard est cofondateur de Bratsch), Fabrice Moreau, ainsi que David Potaux-Razel que je connaissais depuis longtemps, j'étais en confiance. Quand je réécoute le disque, je me dis qu'on a fait un bel album ! J'adore ce que chaque musicien produit ! Si après dix ans je le réécoute avec autant de plaisir, alors on a réussi !
Quelle est votre plus belle rencontre artistique ?
C'est Dré Pallemaerts (batteur belge, ndlr). Quand je l'ai découvert, il jouait avec Alexandra Grimal (saxophoniste, chanteuse) et il m'avait fascinée. Alexandra est géniale. Si on parle de sororité, c'est vraiment une artiste qui pousse les femmes musiciennes autour d'elle. C'est elle qui m'a encouragée à contacter Dré Pallemaerts : "Appelle-le, c'est le batteur pour toi !" Effectivement, la première fois qu'il est venu chez moi pour jouer en duo – j'avais un piano et une batterie dans mon ancienne maison –, on a discuté, on a fait une session et là, je me suis sentie décoller littéralement. Avec lui, j'ai eu la sensation d'être une nouvelle musicienne. J'ai senti qu'on était à un endroit de profondeur, de sincérité. Humainement aussi, le contact était très simple, très amical, pas superficiel. Je l'ai invité à venir jouer avec moi. C'était quelques mois avant que j'entre en studio pour mon deuxième album Trans Extended avec Fabrice Moreau. Pendant deux mois, je n'en dormais plus : j'avais envie de faire ce disque avec Dré, mais dans le même temps je n'avais pas du tout envie de quitter Fabrice ! Un jour, je me suis confiée à Fabrice : "Entre vous deux, mon cœur balance." Il répond : "Bah, fais le disque avec tous les deux !" J'ai trouvé ce geste tellement élégant et respectueux. Je l'ai remercié. On a passé quatre jours en studio, chacun des batteurs a enregistré une moitié du répertoire. Ça a été une belle réussite. Et comme la vie est bien faite, quand on a tourné à la suite de la sortie de l'album, de 2016 à 2019, je jouais soit avec l'un, soit avec l'autre, selon leurs disponibilités, tout naturellement. Puis j'ai décidé d'évoluer vers le trio et de poursuivre mon chemin avec Dré. Mais je continue d'appeler Fabrice occasionnellement. J'adore jouer avec chacun d'eux, ils ont deux univers totalement opposés.
Dré est une rencontre très importante parce que musicalement, il m'a fait grandir. Il m'a poussée à aller plus loin dans ma musique, dans les arrangements et dans les propositions rythmiques. Il explore beaucoup les rythmes indiens. Il m'y a un peu initiée et dans certains morceaux, il a de très belles propositions musicales. Quand je travaille avec lui, si quelque chose qui ne tourne pas bien, il ne lâche pas le morceau ! On répète jusqu'à ce qu'on tienne un truc qui soit fluide, organique, juste.
Votre concert le plus mémorable ?
Salle Pleyel, où j'ai joué en duo avec le contrebassiste Chris Jennings le 18 novembre 2022 pour le festival Pianomania. Moi qui viens de la musique classique, je regardais la basse, il y avait quelque chose de très emblématique. On était en duo, et ça donne vraiment la place pour s'exprimer ! J'adore jouer en trio évidemment mais en duo, on est un peu plus à nu. Après nous il y avait Jamie Cullum. Je me disais : "Waouh, on a réussi à tenir les gens !" Dans cette grande salle, en duo, pendant 45 minutes. Les gens en voulaient encore mais on ne pouvait pas prolonger, c'est le timing des concerts en festival. Je me souviens avoir pensé : "C'est génial d'être à cet endroit-là, de sentir enfin le chemin parcouru..." Je ne dirais pas qu'il n’y avait pas de trac, mais c'est l'expérience qui fait qu'au fil des concerts, on arrive à faire les bons choix, y compris ceux qui maintiennent l'attention d'un public, avec une variété de couleurs... Ce jour-là, on a réussi à faire une set-list belle, équilibrée et cohérente.
J'ai un autre très beau souvenir. C'était l'été dernier avec Sarah Lenka. On a joué en duo au théâtre antique de Vienne pour l'ouverture du festival. C'était géant ! C'est à mes yeux un des plus beaux théâtres antiques de France. Et puis, ouvrir le festival, à 19h30 en été, donc en plein jour... On voyait les gens, c'était coloré. C'était beau ! C'était un moment grandiose. On avait quelques morceaux à deux voix, d'autres où j'étais vraiment dans mon rôle de pianiste et j'accompagnais Sarah. Moi qui suis aussi chanteuse, j'adore accompagner la voix. Je pense qu'il y a un truc que j'entends, que je sens, la respiration, là où on a envie de laisser de l'air, de l'espace.
Est-ce qu'il y a eu un moment difficile au cours de ces dix années ?
Je dirais que faire le deuxième disque Trans Extended a été plus difficile. Comme mon premier disque avait été bien reçu, forcément, pour le deuxième, je me suis mis la pression toute seule. J'ai écrit beaucoup et j'ai mis la barre très haut. On était nombreux sur ce disque... Avec le recul, je le trouve trop dense. Je me suis plongée dans un gros travail d'écriture, avec les arrangements, les voix, les soufflants, puis la production, le mixage... Ça a été une période difficile. C'est le disque que j'ai le plus de mal à réécouter. Pourtant, il y a des titres que je trouve beaux quand je les réentends. J'ai eu envie d'inviter Alexandra Grimal pour rejouer un des morceaux de cet album que j'aime beaucoup, M Train. Mais voilà, le parcours, la vie, c'est des moments sinueux qu'on a besoin de traverser... Ça m'a permis ensuite de faire Joy Ascension et d'être libérée de plein de poids... J'ai l'impression, dans ce troisième album qui est peut-être le plus personnel, d'avoir simplifié beaucoup de choses, d'être allée beaucoup plus à l'essentiel. Et je m'y reconnais davantage.
Avez-vous un album préféré ?
Mon préféré, c'est toujours Mars, le premier disque. Quand je joue dans une ville pour la première fois, je dis souvent aux gens : "C'est la première fois que je joue chez vous. On va s'en souvenir." Parce qu'il n'y a qu'une première fois. Après, on essaie d'atteindre encore "la première fois" mais non, c'est la deuxième, puis la troisième... Donc il y a quelque chose de spécial avec ce premier album, cette première fois que je vais en studio et que je suis la maîtresse d'œuvre, que j'ai choisi les personnes... Quelque chose pour moi de très constructif, très important dans ma carrière. C'est le moment où j'ai l'audace d'y aller, quoi !
Avez-vous un morceau fétiche, ou préféré ?
Je dirais The Woman I Am Longing To Be, qui est sur l'album Joy Ascension. J'ai coécrit cette chanson avec un ami chanteur, Pierre de Trégomain. Cette chanson est tellement intime. Elle dit : "J'avais peur d'avoir l'audace d'être moi-même, j'avais peur d'aimer..." Il y a une intimité que Pierre a réussi à mettre en mots après nos discussions. J'en suis assez fière et j'aime beaucoup la chanter.
Il y a une autre chanson que je me suis remise à chanter : Anoushes, qui est sur le deuxième album Trans Extended. Là aussi, c'est une chanson que j'ai écrite en imaginant la petite fille que j'étais, et j'avais aussi envie de m'adresser à mes nièces, aux petites filles que je connaissais. Je voulais leur dire : "Vas-y, vis tes rêves, n'aies pas peur, suis ton instinct, sens le vent qui te porte." C'est quelque chose qu'on devrait apprendre à tous les enfants : écouter leur voix intérieure. J'aime beaucoup la chanter sur scène pour tout ce qu'elle dit. "Anouch", c'est l'amande, c'est aussi un prénom féminin. Quand on s'adresse à quelqu'un qu'on aime bien, on dit "Anoushes" ou "Anouchigues", "mon petit sucre".
Y a-t-il un artiste avec lequel vous rêvez de travailler ?
Ce n'est pas facile... (Elle réfléchit) Je pense à Louis-Jean Cormier. Je l'ai vu en solo en mars à Paris. C'est un Canadien francophone, il jouait en guitare-voix. Ses textes sont à tomber. Il a une façon de s'accompagner, de groover avec sa guitare, de jouer les mélodies... Il me tire les larmes. Il n’est pas tellement connu dans le milieu du jazz, mais pour moi, c'est un jazzman, il revisite complètement son propre répertoire. Je pense aussi à Patrick Watson (auteur, compositeur et interprète canadien). J'adore sa manière d'enregistrer les pianos avec une sourdine. Et il écrit des textes poétiques en anglais qui sont pleins d'images. Je pense aussi à l'artiste new-yorkais Gabriel Kahane. Il écrit de superbes chansons, très quotidiennes, et au piano, il est à la fois très contemporain et très épuré. Il y a aussi le trompettiste norvégien Arve Henriksen que j'adore...
Mardi soir au 104, avec vos amis musiciens, allez-vous jouer des choses nouvelles ?
Pour mon nouveau projet, j'avais envie d'inviter plusieurs voix de femmes. J'ai convié Lea Maria Fries, Célia Kameni et Linda Olah, c'est mon chœur de voix féminines, j'ai écrit quelques morceaux avec plusieurs voix. Elles ont accepté mon invitation, c'est trois belles personnalités avec qui j'ai bien envie d'enregistrer. Mardi, je présenterai une partie de ce nouveau projet. Les autres artistes invités viendront à tour de rôle, dans des formes à géométrie variable, duo, trio...
Vous n'avez jamais fait de disque avec Thomas de Pourquery...
Non, mais on s'est retrouvés au Châtelet en avril dernier pour la soirée en soutien au collectif Barâyé pour le mouvement de la jeunesse iranienne. Je l'ai invité sur la chanson Sari Siroun Yar, c'était génial. J'ai adoré l'entendre sur une chanson arménienne, et lui, il a adoré découvrir ce répertoire.
Est-ce que vous aurez à l'esprit le drame du Haut-Karabakh et les inquiétudes sur la sécurité de l'Arménie, sur lesquels vous vous êtes exprimée ces dernières années ?
C'est important qu'Artyom Minasyan (joueur de doudouk) soit présent, justement, pour dire au monde que la culture arménienne est encore riche et vivante, et qu'il y a des musiciens qui la véhiculent. C'est ce qu'il nous reste et c'est pour moi le plus fédérateur. J'ai évidemment envie de parler de tout cela, mais je ne sais pas comment. Avec ce qui est arrivé en Arménie et au Haut-Karabakh, puis ce qui est survenu le 7 octobre, j'ai eu le souffle coupé (elle a des origines juives du côté maternel). Je voulais composer quelque chose mais je n'y arrivais pas, c'était trop violent. Je ne pouvais plus jouer une note, tout cela m'a terrorisée... Comme beaucoup, j'étais rivée sur les réseaux sociaux, les news. On découvrait sans cesse des choses tellement horribles. En même temps, le fait de travailler avec Simon Abkarian au Théâtre de l'Athénée (sur sa pièce Hélène après la chute qui, après Paris, sera jouée à Suresnes et Marseille), c'est beau parce que dans son texte, il évoque l'horreur de la guerre. Il y a quelque chose de cathartique, qui permet de parler de tragédie, mais avec de la beauté, celle des acteurs et de la musique. Et on retrouve un souffle...
Macha Gharibian & Friends, la célébration des dix ans
Mardi 28 novembre 2023 à Paris, le 104, 20h30
Macha Gharibian (piano et chant), Dré Pallemaerts (batterie), Kenny Ruby (basse)
Invités : Dan Gharibian (guitare et chant), Thomas de Pourquery (saxophone et chant), Artyom Minasyan (doudouk), Lionel Suarez (accordéon), Sarah Lenka (chant), Alexandra Grimal (saxophone), Fabrice Moreau (batterie), Lea Maria Fries, Linda Olah et Célia Kameni (chœur)
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