Chucho Valdés, pianiste cubain sans frontières, en concert à Paris
Une quarantaine d'années après s'être imposé avec son groupe Irakere, Chucho Valdés, 71 ans, explore et célèbre la musique avec une gourmandise intacte. Il y a quelques années, il a formé un nouveau groupe, les Afro-Cuban Messengers, baptisés ainsi en clin d'oeil aux célèbres Jazz Messengers du batteur Art Blakey.
Après "Chucho's Steps" en 2010 (World Village), Valdés sort un deuxième album avec cette formation, renforcée par un invité de marque, le saxophoniste américain Branford Marsalis, sur trois morceaux. Le nouveau disque de Chucho Valdés, foisonnant et passionnant, nous fait voyager du côté des Indiens d'Amérique du Nord - comme le montre la pochette du CD - et s'inspire d'influences arabo-andalouses, sans parler de citations classiques affirmées (Rachmaninov, Bach, Chopin) ou d'autres, jazz, plus discrètes (Michel Legrand au détour d'un solo de contrebasse). L'album comporte enfin des hommages à son père Bebo (disparu en mars), lui-même grand pianiste, sa mère et sa grand-mère.
Lundi soir, outre les musiciens qui constituent son quintette, Chucho Valdés s'entoure de deux invités, le trompettiste américain Roy Hargrove et la chanteuse Buika, Espagnole d'origine africaine.
Paris, 29 avril. Fin d'après-midi dans le hall d'un grand hôtel de la place de la République. Une demi-heure avec Chucho Valdés, pull tricolore, beret bleu, grand gaillard avenant, calme et décontracté, pour sa dernière interview de la journée.
- Culturebox : Votre nouveau disque comporte un titre, "Bebo", dédié à votre père, disparu au mois de mars. Vous l'aviez enregistré en décembre. Pouvez-vous nous parler un peu de lui ?
- Chucho Valdés : Quand j'ai écrit ce morceau, je ne savais pas qu'il allait mourir. Par chance, il a eu le temps de l'écouter. Il l'a énormément aimé. Jusqu'à la fin, il était capable de jouer parfaitement du piano. Pour moi, Bebo était d'abord mon père. Ensuite, il était mon maître, mon collègue, parce que j'ai joué dans son orchestre. Il était mon directeur. Et le plus important, il était mon ami. Nous étions très amis.
- Vous avez eu une histoire tourmentée, tous les deux, puisque votre père a dû s'exiler de Cuba en 1960 et partir vivre très loin, alors que vous étiez jeune. Ces années de séparation ont dû être difficiles...
- Evidemment ! (il est très ému) Très difficiles pour un jeune de 19 ans, resté seul. En plus, il m'a laissé la charge d'être chef de famille. Il m'a demandé de veiller sur tout le monde. Et je m'en occupe toujours aujourd'hui. - Outre le titre "Bebo", le disque comporte un morceau dédié à votre mère, "Pilar", avec deux citations (Legrand et un prélude de Bach), ainsi qu'un autre titre dédié à votre grand-mère, "Caridad Amaro", qui aimait vous entendre jouer le Concerto n°2 de Rachmaninov, dont vous reprenez un extrait...
- C'était ma grand-mère du côté paternel. Elle n'était pas musicienne mais adorait la musique. Quant à ma mère Pilar, elle était chanteuse et savait très bien s'accompagner au piano. "Caridade Amaro" et "Pilar" sont mes morceaux préférés dans ce disque.
- C'est un disque très marqué par les hommages à votre famille...
- Beaucoup. Beaucoup. Il s'agit des gens que j'ai le plus aimés dans ma vie. - Vous avez appelé l'album "Border-Free", c'est-à-dire "sans frontières". Pourquoi ce titre ?
- Parce qu'il casse toutes les barrières. Entre le populaire, le classique, le folklore, le jazz, la musique populaire cubaine, la musique indienne, la musique arabe, le flamenco. Tout est là, mais dans une certaine logique.
- Tous les morceaux de l'album sont des compositions inédites, à l'exception de "Tabú", un standard de la compositrice Margarita Lecuona (1910-1981). Ont-ils tous été écrits récemment, pour ce disque ?
- Je les ai tous composés l'an passé. Excepté "Santa Cruz", que j'avais écrit en 1986, mais que je n'avais jamais enregistré jusque-là. Concernant "Tabú", il est signé en effet de Margarita Lecuona, qui était la soeur d'Ernesto Lecuona, le plus grand pianiste de l'histoire de Cuba. Elle a composé deux thèmes majeurs du répertoire cubain, "Babalú-ayé" et "Tabú". - Pourquoi avez-vous choisi, pour ce disque, de rendre hommage aux Indiens d'Amérique du Nord ainsi qu'aux musiques arabo-andalouses, au flamenco, dans "Abdel" ?
- Le flamenco est une musique qui a beaucoup à voir avec la musique cubaine, pour les rythmes que les Espagnols ont apportés à Cuba. Il existe un genre musical qui s'appelle la rumba flamenca et qui est fille d'une Espagnole et d'un Africain : elle chante comme la mère dans le flamenco et s'accompagne avec le tambour, comme le père, pur fruit de cette fusion entre flamenco et musique afro-cubaine. C'est comme ça que Bebo et Cigala ont pu faire "Lágrimas negras" (standard de la musique cubaine, imprégné de flamenco, que les deux musiciens ont enregistré ensemble en 2003, ndlr). Concernant la musique indienne, il faut savoir que les Comanches ont vécu à Cuba au XIXe siècle. Ils se sont unis avec des Africains, d'où l'expression -et le titre- "afro-comanche".
- Et vous leur rendez hommage sur la couverture du CD !
- Grand chef comanche ! Est-ce que ça vous plaît ? (rires) - Bien sûr ! Après plus de cinquante ans de carrière, vous êtes toujours aussi curieux de découvrir et étudier de nouveaux sons ?
- Il n'y aura jamais assez d'années dans la vie, et toutes les années du monde entier ne suffiront pas pour étudier tout cela... Il n'y a jamais de fin pour un artiste. D'ailleurs, j'ai déjà écrit de la musique abordant de nouveaux univers... mais ce sera une surprise ! - Avez-vous déjà connu des moments de doute dans votre carrière ?
- A certains moments, oui. Je réfléchissais sur le meilleur chemin à emprunter. Parfois, ça prend du temps de prendre la décision... Mais il y a toujours un moment où l'on rencontre la lumière. (sourire)
- Et vous souvenez-vous de certains temps forts ?
- Il y en a eu beaucoup. Le premier Grammy Award d'Irakere (en 1978, ndlr), le moment où j'ai été nommé Docteur Honoris Causa à Berklee en 2011, ainsi qu'à l'université du Canada, à celle de Cuba, le moment où on m'a offert les clés de onze ou douze villes dans le monde, ou encore le Prix national de la musique à Cuba que j'ai partagé avec un musicien que j'admire énormément, Leo Brouwer, en 1998.
- Quelques rencontres marquantes ?
- Herbie Hancock, avec qui j'ai travaillé en duo, de même que Michel Legrand, Charles Aznavour avec qui j'ai fait un disque, "Colore ma vie" (en 2007), tant d'autres...
- Parlons un peu de la dernière rencontre musicale en date, le saxophoniste Branford Marsalis, invité sur votre disque...
- Je connais Branford depuis près de trente ans. Je l'ai connu tout jeune. Il est de la Nouvelle-Orléans et j'ai déjà travaillé avec lui. Il connaissait bien ma musique, ma façon de travailler, il s'est glissé tout naturellement dans le disque. Malheureusement, il ne peut être présent au Châtelet, ayant un autre engagement.
- Parmi les pianistes cubains de la nouvelle génération, en est-il que vous admiriez particulièrement ?
- Rolando Luna et Harold López Nussa sont parmi les plus brillants, ils sont incroyables. Mais il y en a beaucoup d'autres, comme Roberto Fonseca. Et enfin le grand Gonzalo Rubalcaba qui est à mes yeux le pianiste parfait. Il sait tout faire, et il le fait bien, il est d'une autre galaxie...
(propos recueillis par A.Y.)
Chucho Valdés en concert à Paris
En quintette, avec invités
Théâtre du Châtelet
Lundi 6 mai 2013, 20H
Chucho Valdés : piano
Gastón Joya : contrebasse et basse
Yaroldy Abreu : congas
Dreiser Durruthy : batas et chœurs
Rodney Barreto : batterie
Reinaldo Melián : trompette
Irving Acao : saxophone
Invités :
Roy Hargrove : trompette
Buika : chant
Aziz Sahmaoui : chant, percussions
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