Coronavirus : trois clubs de jazz entre attente et inquiétude, à Paris et en région
Alors que les professionnels du spectacle réclament un "plan de relance" du secteur, près de trois semaines après la mise en sommeil de la vie musicale, nous avons pris des nouvelles des clubs de jazz, acteurs incontournables des musiques improvisées, par le biais de l'Astrada à Marciac, du Moulin à Jazz à Vitrolles et du New Morning à Paris.
Le 14 mars, le Premier ministre Édouard Philippe annonçait la fermeture de tous les établissements et commerces "non essentiels" pour lutter contre la propagation du covid-19. Un énorme coup dur pour le spectacle vivant déjà fragilisé depuis plus d'un an par l'impact des mouvements sociaux, des gilets jaunes aux grèves des transports contre la réforme des retraites. Relayées par la Lettre du Spectacle du 3 avril, vingt organisations professionnelles de la musique appellent à un "plan de relance" pour soutenir le secteur bien au-delà de la période de confinement.
Toutes les salles sont à l'arrêt, et parmi elles les clubs de jazz, sans parler des festivals du printemps (Banlieues Bleues stoppé après une semaine, Jazz à Saint-Germain reporté à l'automne, Jazz sous les pommiers annulé...). Les clubs à l'économie souvent fragile, dont certains organisent ou hébergent eux-mêmes des festivals, notamment l'été, n'ont d'autre choix que d'attendre, et pour beaucoup, espérer s'en relever. Nous avons pris des nouvelles de trois d'entre eux, l'Astrada à Marciac, le Moulin à Jazz à Vitrolles et le New Morning à Paris. Avec tout de même une bonne nouvelle : en milieu de semaine, personne n'avait été touché par le covid-19 au sein de leurs équipes et de leurs prestataires.
L'attente, entre télétravail et chômage partiel
Attendre, suspendu aux annonces parfois contradictoires émanant de l'État, c'est le lot des acteurs du spectacle vivant depuis les annonces en cascade d'Emmanuel Macron puis Édouard Philippe, les 12, 13 et 14 mars, ces derniers étant partis en l'espace de 48 heures de mesures de restrictions des rassemblements pour aboutir à leur totale interdiction, prenant tout le monde de court. Les clubs de jazz s'organisent comme ils le peuvent. À Vitrolles, le Moulin à Jazz, dont la jauge s'élève à une centaine de personnes, est géré par l'association Charlie Free, organisatrice du festival Charlie Jazz. "Nous sommes une petite équipe avec trois salariés", explique Aurélien Pitavy, directeur du club. L'équipe du Moulin, mise en télétravail, a d'abord dû s'occuper des annulations de concerts, actions pédagogiques et autres résidences d'artistes. "À l'heure actuelle, pas de chômage partiel car on a notre activité de saison, et à venir, un festival jeune public début juin et notre festival d'été sur trois jours début juillet qui constitue notre événement-phare. Mais très vite, on n'aura plus grand-chose à faire et je vais devoir mettre en place le chômage partiel dans les jours ou semaines qui viennent."
La formule du télétravail a été adoptée, de manière provisoire également, par d'autres établissements comme l'Astrada, à Marciac, un club d'une taille plus imposante (500 places) dédié notamment à l'un des plus gros festivals français, Jazz in Marciac. "Nous sommes neuf personnes, mais 7,5 équivalents de temps plein, car nous avons du temps partiel. Nous avons du personnel technique qui est permanent", explique la directrice Fanny Pagès."Une partie de l'équipe est en télétravail. Pour l'autre partie, on a un compte-temps [ndlr : des RTT], et si la situation se prolonge, nous allons recourir à la semaine de congés qu'il nous est possible d'utiliser, et peut-être au chômage partiel pour certains postes." L'effectif de l'Astrada est équivalent à celui du New Morning, à Paris, club au statut de SARL qui compte sept salariés autour desquels gravitent intermittents et collaborateurs extérieurs. L'option télétravail n'y a pas été retenue. "Tout le monde est au chômage partiel car il n'y avait rien d'autre à faire que de détricoter la programmation", confie la directrice Catherine Farhi. "La seule chose que l'on fasse à l'heure actuelle, c'est continuer notre webradio [gérée et animée par des prestataires extérieurs, ndlr]. On est tout le temps en contact les uns avec les autres. On n'aura pas beaucoup de vacances cet été !"
Les établissements s'informent chaque jour de l'évolution de la situation pour leur secteur. Ils sont impliqués dans plusieurs réseaux, régionaux et nationaux, et adhèrent à diverses fédérations comme le Syndicat de musiques actuelles (SMA). Ils reçoivent plusieurs mails par jour et apprennent par ce biais certaines mesures fortes, dont celles concernant le sort des intermittents, artistes et techniciens. "La grande question consistait à savoir s'ils allaient pouvoir rentrer dans le champ de l'activité partielle, souligne Aurélien Pitavy à Vitrolles. Elle a été tranchée par une réponse positive du ministre de la Culture en fin de semaine dernière. Pour nous, c'est un grand soulagement parce qu'on fait beaucoup d'action artistique et culturelle avec des musiciens qui se retrouvent en grande situation de précarité. Malgré les annulations, ils vont pouvoir toucher la quasi-totalité de leurs cachets."
"Faire le deuil des concerts qu'on aurait dû donner"
Cette mesure fait partie du dispositif d'urgence mis en place le 19 mars par le gouvernement pour soutenir les intermittents et salariés du monde culturel face à la crise, outre une "aide d'urgence" annoncée le 18 mars, et un fonds de secours débloqué par le Centre national de la musique (CNM). Jusqu'à présent, l'Astrada n'a pas eu besoin d'y avoir recours. Mais d'innombrables artistes, producteurs et établissements en situation très difficile y font appel.
Concernant la situation financière des clubs, conformément aux annonces de l'exécutif, le versement des charges a été gelé. Mais il faudra bien les payer un jour. Plus le confinement se prolongera, plus cela compromettra la réalisation des événements estivaux, donc la fin de la saison, voire l'avenir de l'activité, comme le souligne Aurélien Pitavy à Vitrolles : "On discutait récemment avec d'autres responsables de salles et de festivals en se disant : 'Il va falloir qu'on fasse le deuil des spectacles et des concerts qu'on n'aura pas pu présenter au public.' Cette phrase résonne pas mal, ces jours-ci... Au départ, on n'a pas trop conscience de tout ça. Et petit à petit, on voit se multiplier les dates qu'on est obligé de supprimer. C'est dur et on s'inquiète pour la suite."
L'équipe de l'Astrada partage cette incertitude. "Ce qui nous préoccupe, c'est une prolongation du confinement, c'est l'été, c'est le festival bien sûr", reconnaît Fanny Pagès alors que Jazz in Marciac doit démarrer le 24 juillet. "On espère qu'il pourra se tenir. S'il devait en être autrement, les choses seraient beaucoup plus compliquées." Un autre très gros festival de jazz estival, Jazz à Vienne, est pour l'instant maintenu, mais l'attente est de plus en plus fébrile. L'annulation du festival Charlie Jazz, ou un remaniement dans une formule très allégée, c'est la "plus grosse inquiétude" d'Aurélien Pitavy, à Vitrolles : "Est-ce que nos partenaires financiers, mais aussi les partenaires privés que l'on ne peut pas joindre car tout est en stand-by, maintiendront leurs subventions ? Je l'espère, car on pourrait se retrouver en très grande difficulté, voire mettre la clé sous la porte début septembre."
L'Astrada, première scène conventionnée pour le jazz en France, peut afficher un peu plus de sérénité pour l'instant, reconnaît Fanny Pagès. "Contrairement à d'autres structures plus fragiles, nous avons la chance d'avoir un socle en tant qu'établissement public de coopération culturelle, avec des contributions financières statutaires de nos partenaires qui sont l'État, la région Occitanie, le département et la communauté de communes Bastide et Vallon du Gers." Le Moulin à Jazz, lui, est un tout petit club dont les recettes de billetterie n'assurent qu'une partie de la subsistance. Avec son statut d'association, il vit, lui aussi, en grande partie grâce aux subventions publiques et au soutien des sociétés civiles comme la Sacem ou l'Adami. Mais cela pourrait ne pas suffire.
Vers une normalisation par étapes
Des reports des manifestations estivales sont-ils envisageables ? Certains festivals et salles de spectacles ont très vite choisi cette option, mais ce ne sera pas possible pour tout le monde. Comme ses collègues, Aurélien Pitavy énumère les hypothèses dans l'attente de réponses : "Je travaille sur plusieurs scénarios, non seulement sur la durée du confinement, mais aussi selon les conditions dans lesquelles on va en sortir. On comprend maintenant que cela va se faire par étapes. Certaines choses seront autorisées, d'autres non, il y aura des aménagements à faire, par exemple sur la jauge de certains spectacles."
Le public lui-même ne va peut-être pas se ruer dans les salles de concert dès le lendemain du déconfinement. "On s'attend évidemment à une forme de frilosité, dans un premier temps, par rapport aux rassemblements publics", concède Fanny Pagès qui compte toutefois "sur l'humain, un animal social à fort potentiel de résilience, pour avoir envie à nouveau de rejoindre les salles de spectacle". Autre grande inconnue, la programmation des événements de l'été, sachant qu'à l'instar de nombreux festivals, Charlie Jazz mise sur une affiche en partie internationale et notamment américaine. Avec le décalage dans la pandémie entre les États-Unis et l'Europe, la venue des artistes américains est compromise, sans parler du mauvais signe qui nous est parvenu vendredi 3 avril de l'autre côté de l'Atlantique : l'annulation du Festival de jazz de Montréal. C'est pourquoi Charlie Jazz n'envisage pas un report à l'automne. "C'est une option très bancale. Si tous les festivals se retrouvent décalés à la même époque, ça va être impossible : ni le public, ni les artistes ne peuvent se démultiplier !"
À Paris aussi, différents clubs programment des festivals d'été pour clôturer en beauté leur saison. C'est le cas du New Morning avec son All Stars, ou encore du Sunset-Sunside avec son festival de jazz vocal dont le coup d'envoi est pour l'instant maintenu à fin mai, et de son Pianissimo décalé du 1er juillet au 23 août. Côté New Morning, Catherine Farhi affiche une certitude pour juillet : "Le festival est maintenu. Il n'est pas né, celui qui va m'empêcher de faire mon All Star !" Elle se prépare néanmoins à d'inévitables adaptations dans le futur : "De tous les clubs, on est celui qui reçoit le plus d'artistes étrangers. Nous sommes vraiment impactés sur ce plan. Il va nous falloir inventer, innover pour continuer à faire vivre le club dans les périodes à venir."
En quête de solutions pour tenir financièrement, différents clubs demandent aux spectateurs qui ont acheté des billets de les conserver s'ils le peuvent, plutôt que de se faire rembourser. C'est la requête formulée notamment par le New Morning sur son site, ainsi que par le Sunset-Sunside, l'un des bastions du jazz de la rue des Lombards, à Paris, qui propose aux détenteurs de billets "un report d'un an" de leur validité, sur son site web. "Nous ne bénéficions d'aucune aide extérieure et vivons de notre propre recette", à l'exception d'une subvention de la Sacem, souligne la direction du club. "Cet arrêt pourrait engendrer à terme la fin de notre activité !", alertait-il sur son site web à la mi-mars.
Un "plan de relance" et une prise de conscience
Face à l'ampleur du désastre pour le secteur, dans un appel collectif, vingt acteurs du spectacle réclament désormais un véritable "plan de relance", comme ils l'expliquent dans La Lettre du Spectacle du vendredi 3 avril. Car la crise sanitaire aura certainement des répercussions durables, bien au-delà de la sortie du confinement et de la rentrée.
Outre la nécessité de mesures concrètes, cette crise apporte son lot de leçons et suscite une profonde réflexion sur le monde de l'après-confinement. "L'État aura appris qu'il ne peut pas se désengager comme ça de certains domaines, notamment la médecine", assène Catherine Farhi à Paris. Depuis Marciac, Fanny Pagès se veut optimiste et rêve d'une prise de conscience qui aille au-delà du monde de la culture : "On est en train de voir les limites de ce que le libéralisme peut proposer à notre monde. J'espère que l'on sortira de cette crise renforcé, par certains aspects, et que cela nous amènera à travailler autrement, à repenser certaines choses, à en inventer d'autres, à penser toujours plus solidaire."
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