Dans "MoOvies", Médéric Collignon électrise les thrillers
Passionné par la relecture de répertoires emblématiques ("Porgy and Bess" de Gershwin, la période électrique de Miles Davis ou plus récemment King Crimson), Médéric Collignon s'est jeté à corps perdu, cette fois, dans les polars américains des années 60 et 70. À la fois architecte et interprète virtuose, il semble plus que jamais s'être amusé avec la matière sonore de ces bandes son, avec la complicité de son groupe formé par Philippe Gleizes (batterie), Yvan Robillard (claviers), Emmanuel Harang (basse), ainsi que la participation, sur quelques morceaux, de l'ensemble de trompettes Eutépé.
Avec son Jus de Bocse, il défend "MoOvies" (sorti le 5 février chez Just Looking Productions) ce vendredi soir et samedi soir au Triton, aux Lilas (voir notre interview plus bas, après le sujet France 3).
Reportage : A. Delcourt, Y. Bodin, E. Brouillard, J. Raynal
- Culturebox : Quel est votre premier souvenir d’un de ces films policiers dont vous vous êtes inspiré pour "MoOvies" ?
- Médéric Collignon : Le premier que j’ai dû voir est "Dirty Harry" ("L’Inspecteur Harry"). Je n’ai découvert que beaucoup plus tard des films comme "The Taking of Pelham" ("Les Pirates du métro").
- Vous souvenez-vous de ce qui vous a frappé en premier, enfant, dans ces films ?
- Je crois que je me suis rendu compte de leur qualité musicale pendant les crissements de voitures, les pistolets qui tonnent… C’est au moment des silences que mon cerveau réalise qu’à l’intérieur de tout cela, il y a de l’arrangement, du rythme, du thème, un gros orchestre derrière. Il n’y a pas que l’image qui provoque une sensation. Il y a surtout le son et le rythme du son. Comme disait un grand réalisateur, "il faut être en rythme pour faire un bon film", et ça passe donc par la musique.
Quand j’étais jeune, je n’avais pas le droit de voir tous les films. J’allais quand même en voir qui appartenaient au genre giallo, des films horrifiques italiens. Ce style a été inventé par Dario Argento, qui a été vite copié par Hollywood après les années 60, 70. Argento faisait aussi attention à cette dimension sonore. Je me souviens d’un film dans lequel la musique acide, piquante, se superpose au visage pur de Jennifer Connelly. Ça accentue la peur, on sent qu’il va se passer quelque chose de terrible. Je me suis rendu compte que la musique était un personnage supplémentaire. Plus tard, en voyant des films de Cassavetes, je savais que j’avais ressenti quelque chose d’important. Puis c’est devenu encore plus affirmatif avec Ennio Morricone ! J’avais un personnage avec moi, un cowboy en plus ! Le vent mélangé à cette musique, le regard du gentil, du méchant, l’accélération d’une guitare, d’un banjo (il chantonne) avec une horloge, clic clac clic clac… Et d’un coup un flingue qui résonne, on ne sait pas d’où... C’est très rythmé, très musical, j’en ai des frissons rien que d’en parler !
- Retrouvez-vous ces sensations dans certaines bandes-son de films récents ?
- Je suis tristounet aujourd’hui car la qualité musicale thématique se trouve un peu au ras des pâquerettes. Les gens sont beaucoup coloristes, ils œuvrent dans l’habillage. J’espère qu’on va revenir assez vite dans quelque chose qui soit aussi thématique, à l’instar d’un Alexandre Desplat qui se défend très bien. Le dernier film qui m’ait marqué musicalement, c’est "The Artist" où il n’y a que de la musique, avec un gros travail d’orfèvre sur le son. Bravo à celui qui a écrit la musique (Ludovic Bource, ndlr). Ça me manque. C’est pourquoi je suis remonté dans les années 60-70, c’est l’âge d’or de l’orchestration, on y mélange l’électronique, l’électrique et l’acoustique, des violons avec du synthé, c’est un tour de magie…
- Quelle était l'idée de départ du projet "MoOvies" ?
- C'était de reprendre des musiques de films avec des connotations funk, où l'on trouve une démarche, quelque chose de tellurique, qui nous aiderait à jouer, avancer. En tant que musicien, je voulais une couleur, un intervalle particulier, une tierce mineure par-ci, par-là que l’on retrouve au niveau thématique (dans les intervalles des notes de la mélodie, ndlr) et au niveau des basses. Dans les musiques choisies, on retrouve partout cette tierce mineure, cet ADN de l’écriture, du son, de la distance entre deux notes ! C’est une mode, "timbrale", sous-jacente, que les Américains vont manipuler pendant presque vingt ans. On la retrouve par exemple au début du thème des "Pirates du métro" ("The Taking of Pelham") de David Shire. En revanche, dans certains films d’époque, on entend plutôt des quartes, des quintes et ça nous évoque des temps anciens, égyptiens, romains, comme dans "Ben-Hur". C’est bien sûr plus complexe que ça, mais c’est assez intéressant.
- Quelques mots pour expliquer la tierce mineure (en solfège, un intervalle d'un ton et d'un demi-ton) aux néophytes en musique ?
- C’est le médian pour créer un sentiment d’espoir, de lumière, face à l’enfer, la mort, la noirceur, la violence, l’irrespect de la vie. Et c’est physiquement en équilibre avec l’octave dont la couleur ancestrale fera toute l’histoire de l’humanité. La tierce mineure, c’est un entre-deux, quelque chose qui n'est pas sûr, un no man’s land entre la lumière et le côté sombre. Quand on en a quatre qui se superposent, on a l’octave. La tierce mineure, qu’on trouve donc dans les années 60-70, est aussi liée à l’histoire du jazz. Le funk est un enfant du jazz, comme le rock. Ces sons existaient déjà. Donc on les reprend, on les arrange, on les dérange, on les transforme. C’est pourquoi j’aime cette époque fracassante de rencontres entre la musique contemporaine, le jazz, le rock, le funk… Ce sont des belles années d’indépendance, c’est fort, c’est politique. Et les films sont teintés rythmiquement d’un peu de cela.
- Lalo Schifrin est le compositeur le plus représenté dans le répertoire de l’album…
- Effectivement, parce que j’avais envie de dessiner une histoire, un film, mon propre film, avec tous ces outils. Le premier arrangement sur lequel j’ai travaillé est "Scorpio’s Theme" de "Dirty Harry", ainsi que "End Titles", la mélodie tristounette de la fin du film de Don Siegel. En fait, j’ai commencé un peu par le début et la fin. Et au milieu, j’avais un trou ! Au niveau du matériel musical, il y a davantage de "Dirty Harry" que des "Pirates du métro". Il y a une suite, avec cinq pièces. Après avoir vu tous les films et écouté toutes les musiques de "Dirty Harry", je ne pouvais m’empêcher d’aller puiser dans "Magnum Force" ou dans un autre film de la série. Chez Lalo Schiffrin, c’était assez simple de choisir. Puis j’ai fait un gros effort pour David Shire. Et ça a été très difficile chez Quincy Jones : j’aurais pu choisir n’importe quoi, tout sonnait, tout était bon…
- Il faudrait peut-être dédier un disque entier à Quincy Jones !
- Oui, un disque consacré seulement à ce Monsieur… J’ai choisi des musiques de "Dollars", ce qui était un peu obligatoire car il y a le côté un peu surréaliste et décalé du film, et cette musique bruitiste, funk, blues, soul, sensuelle, qui me poussait parfois vers l’électro ou vers la trance façon "In a silent way" de Miles Davis – de trompettiste à trompettiste. Je me trouvais bien dans cette famille de comportement, surtout à la fin de "Snow Creatures" où je finis avec Big Ben, je finis n’importe comment, dans la ville, mais sonné, et j’essaye de "sonner" les gens ! J’ai eu aussi envie de faire danser les gens avec "Money runner" et ce côté funk, amusé, décalé, que Quincy Jones sait très bien faire. Le dernier morceau que j’ai choisi, "Up against the wall", est plus complexe, avec les trompettes… On frotte les mains, on utilise les percussions, j’utilise les voix de mes copains, j’utilise tout ce que je peux pour timbrer, détimbrer, transformer, cuisiner, pour arriver à la fin à un truc très "milesien" pour faire un hommage dans l’hommage… Je n’ai pas arrêté d’être fractal, de donner des raisons à chaque geste en évitant d’être indigeste. Qu’est-ce que c’est difficile de choisir, d’exploiter, de garder, de déchaîner l’histoire avec toutes ces histoires, d’être logique…
- Et de trouver l’enchaînement de ces pièces…
- Un enfer. Pour le disque, j’ai dessiné deux programmes différents, le premier était le bon et les membres du groupe étaient d’accord avec moi. L’ordre du concert est très différent de celui du disque, le groupe s’est mis assez vite d’accord, mais on est en train de l’affiner. Pour le disque, c’était évident, cartésien. Je raconte une histoire dynamique, comme si mon film commençait comme "Dirty Harry", avec du mystère, sans repère, on ne sait pas où on est, on est derrière un viseur, on tue quelqu’un, on disparaît, on recommence, la peur est de l’autre côté, l’hélicoptère arrive, le méchant se taille... Puis on découvre un autre film, un autre personnage, qu’on retrouvera plus tard, dans deux ou trois morceaux… J’ai essayé de dessiner un film. La musique se regarde et l’image s’écoute ! Je me suis bien amusé avec cet axe ! J’ai essayé de regarder le film sans la musique : ce n’est pas du tout le même combat. On s’ennuie très vite. Si on enlève la musique d’"Ascenseur pour l’échafaud", le film descend douze étages plus bas... D’où l’importance de la musique, de la thématique, de l’orchestration.
- Quelles musiques vous ont le plus marqué en découvrant toutes ces bandes-son ?
- Des trois compositeurs choisis pour ce projet précis, Quincy Jones est peut-être celui qui est au-dessus… C’est fou, les timbres qu’il a réussi à avoir, les comportements musicaux qu’il a réussi à solliciter dans les orchestres. C’est entre jazz et classique… Pour moi, c’est l'un des meilleurs. Ce qu’il a fait est incroyable.
- Y a-t-il une bande originale qui a raté de peu sa présence dans ce disque ?
- J’ai dû regarder des dizaines de films pour choisir le répertoire et commencer avec "Dirty Harry". Je suis devenu fou… J’ai pensé retenir "L’affaire Thomas Crown" dont la musique de Michel Legrand est magnifique ! Sur ce coup-là, il a été le roi des rois ! Son génie sur ce film est incroyable. J’ai vraiment hésité, mais il me manquait des petites choses comme la tierce mineure, je voulais un fil d’or pour relier ce répertoire…
- Tout le groupe, dans le Jus de Bocse, a été mis à contribution pour chanter sur certains morceaux...
- Oui ! Les chœurs de l’Armée verte !
- Je crois même que Philippe Gleizes, le batteur, joue de la guitare…
- Oui. Il en joue depuis longtemps. Je trouve qu’il a une bonne attaque. Sur scène, je voulais l’imaginer puissant à la batterie et fragile à la guitare, dans une dichotomie précise entre tel et tel instrument. Avec sa guitare, il ne joue que trois, quatre notes, avec une grande attente entre chaque mesure. Lui, d’ordinaire hyperactif, se retrouve à certains moments du concert, prisonnier du silence, comme dans la prison de "Brubaker", proche d’une mort mystérieuse. Je trouvais que le personnage Gleizes correspondait tout à fait, c’était mon Robert Redford ! Philippe, c’est un personnage hallucinant, tellement important dans le groupe que c’est impossible d’imaginer le Jus de Bocse sans lui. S’il s’en va, il n’y a plus de groupe. Je ferai alors autre chose, un Médéric Collignon Saucisson Quartet !
- Êtes-vous satisfait du résultat final du disque ?
- Ça fait deux ou trois ans que je travaille sur ce projet. C’est le temps que je prends pour chaque disque. C’est très important de prendre son temps. Ça garantit qu’il y aura de la qualité. Ensuite, qu’on aime ou pas, je m’en fiche. Ce disque, comme les précédents, j’en suis fier. J’ai inventé des choses, les musiciens me l'ont dit. Ils ont vu que j’avais manipulé des choses qui n’existent pas, mixé d’une manière inédite, avec certaines idées de niveaux de son, de placement d’instruments, par exemple. En vérité, je travaille, je cherche, tout le temps. Julien Bassères, l’ingénieur du son sur "MoOvies" (il travaille au studio de Meudon, ndlr), m’a dit : "La façon dont tu manipules n’est pas commune, ce n’est pas à l’école du son qu’on apprend ça, mais ça marche... et ça m’énerve !" Et on se marrait ! On s’est trompé mille fois, il nous a fallu douze jours, un temps phénoménal, pour mixer. On a vraiment pris le temps qu’il fallait pour raconter une histoire. Julien a participé activement au disque. C’est fou, tout ce qu’il a donné. Je l’en remercie.
- Votre vocation, avec le Jus de Bocse, c'est la relecture d'œuvres qui vous ont marqué. À quand des compositions ?
- J'en fais ! C'est le cas en duo avec Yvan Robillard, par exemple. Et je vais enregistrer avec la formation Wax'In en juillet au Triton. Chaque membre y est compositeur. Je compose de manière tellement peu banale que ça serait très frustrant de vendre trois disques ! Je préfère bien arranger que composer mal ! Je compose depuis que j'ai dix ans, mais je suis un très mauvais vendeur ! C'est très compliqué. J'essaye d'apprendre à être plus simpliste dans mon écriture pour le Jus de Bocse. Pour le prochain disque, je crois que je vais composer. Du coup, ça va peut-être s'appeler autrement, le Jus de Bocse sera en latence mais je garderai les mêmes musiciens, peut-être renforcés par un trombone ou un saxophone, un instrument qui aura du répondant. Je réfléchis... Mais composer, ok, c'est parti ! Les musiciens me le demandent aussi.
Arrangement façon Collignon, mode d'emploi
Pour "Dirty Harry", je relève sur des partitions les parties de chaque instrument de la bande-originale. Je repique toujours tout moi-même ! J’essaye de relier des lignes, de compresser tout l’orchestre dans le schéma, la structure du Jus de Bocse. Un triangle sur un carré, ça ne rentre pas ! Donc je reviens… J’essaye de manipuler la basse.
Est-ce que je vais m’atteler à compresser l’orchestre pour quatre (les membres du Jus de Bocse, ndlr), ou est-ce que je laisse un peu de place pour les trompettes ? (l’ensemble de trompettes Eutépé est invité sur certains morceaux du disque, ndlr) Je ne voulais pas les voir partout. Je voulais rester dans la complexité du petit objet qu’est le quartet, avec une volonté qu’il soit aussi dense qu’un orchestre symphonique.
Je me pose des questions : comment est-ce que je mets ça, sur le Fender Rhodes ? Est-ce que je renforce ça avec un orgue ? Mes tableaux vont-ils s’imbriquer avec le Wurlitzer ? Est-ce que j’utilise le piano ? Oui, bien sûr ! Parce que la main gauche du piano qui va doubler la basse, c’est Lalo Schifrin qui joue très mal du piano ! Rythmiquement, je voulais un truc qui bouge un peu, qui soit instable. Schifrin joue du jazz, et à un certain tempo, il n’y arrive pas, car rythmiquement, il n’est pas aussi fort qu’un Oscar Peterson. C’est ce côté instable qui donne le secret du film ! Donc je demande à Yvan Robillard de jouer sur un Fazioli, un piano qu’il ne connaît pas, car je ne veux pas qu’il joue dans le confort d’un Steinway ! Et là, on sent qu’il est en train de jouer trop devant, trop derrière… Et ça donne "The Way to San Mateo", un morceau un peu instable en dessous. Je voulais que notre version ait le même goût d’inconfort que celle, alternative, que j’avais dénichée sur le net, dont j’ai aimé le piano puissant, le son plus rugueux… J'ai fait par la suite les arrangements pour les bugles. J'y suis allé couche par couche. De mon côté, vocalement, je lâche, je deviens plus boppeur, plus jazz. Lalo Schifrin a joué de manière géniale sur la forme, le temps, l'espace ! C'est très filmique. Il nous fait attendre... Il nous fait traverser le pont de San Francisco de manière langoureuse avec le sourire carnassier de Bullitt... On est déconcentré, agressé par des reflets...
Pour ce morceau comme pour les autres, je me suis amusé à veiller à ce que les parties aient chacune leur rôle, comme un rôle de cinéma. Pour "Dirty Harry’s creed", j’ai improvisé au-dessus de la rythmique basse-batterie qui prédomine et joue le thème. J’ai essayé plein de choses, des voicings différents, des citations, et j’ai pris un bout de "L’Homme qui valait trois milliards" à la fin de "The Pelham’s-moving-again-blues" parce que j’avais l’impression de faire un effort dantesque !
Vendredi 3, samedi 4 juin 2016 au Triton, aux Lilas, 20H
Médéric Collignon : voix, cornet, effets
Philippe Gleizes : batterie, guitare
Yvan Robillard : Fender Rhodes
Emmanuel Harang : basse
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